Lettre aux Amis de Solesmes 1978 – 5 Conférence de Dom Louis Soltner Pie IX et Solesmes
Mon Très Révérend Père, Chers Amis de Solesmes,
Le 7 février 1878, au terme d’un pontificat de près de 32 ans — le plus long de l’histoire avec celui que l’on attribue à saint Pierre —, le pape Pie IX, âgé de 86 ans, rendait son âme à Dieu après huit jours de maladie. Le centenaire de cet événement est passé presque inaperçu. En son temps, Pie IX a été l’un des papes les plus populaires, les plus aimés ; l’un des plus détestés aussi, et il en reste quelque chose. Sans aller jusqu’aux outrances de cet historien suisse actuel, qui croit discerner dans la personnalité du pape de l’infaillibilité pontificale des tendances à la paranoïa ou à la schizophrénie (), beaucoup affectent un air gêné lorsqu’ils évoquent l’homme du Syllabus, hostile au libéralisme doctrinal. Un certain courant d’opinion fort peu favorable à Pie IX risque de nous envelopper sans que nous en ayons clairement conscience. Tout le monde comprend.
Gardons-nous d’oublier que ce long pontificat a été l’un des plus féconds pour la vie de l’Eglise : réunion d’un concile (ce qui ne s’était pas produit depuis trois siècles), proclamation de deux vérités de foi — l’Immaculée Conception et l’Infaillibilité de Pierre —, développement considérable des Missions, des Ordres religieux, etc. Au souvenir de ces bienfaits, Solesmes tient à ajouter celui des relations nouées par Dom Guéranger avec Pie IX. Les six audiences accordées au premier Abbé de Solesmes lors de ses deux séjours à Rome (1851-52 et 1856) retiendront toute notre attention. Nous les ferons suivre d’une évocation des travaux effectués à Solesmes par Dom Guéranger pour le Saint Siège et des faveurs par lesquelles le Pape y répondit. Nous ne pourrons que résumer très brièvement le rôle joué auprès de Pie IX par l’un des plus célèbres Solesmiens, Dom Jean-Baptiste Pitra, rapidement nommé cardinal. Il faut se limiter et réserver aussi des surprises pour le centenaire de cette grande figure (1989).La toute récente actualité — l’élection de Sa Sainteté Jean Paul 1″ — constitue la meilleure introduction à cet exposé, vous allez le constater immédiatement
Habemus papam !… Le joyeux avènement de Pie IX.
L’Univers du 7 juin 1846 apporta à Solesmes l’annonce de la mort du pape Grégoire XVI, décédé le 1er du mois entre 9 et 10 heures du matin, après une maladie de huit jours. Maur Capellari, moine camaldule, né en 1765, élu au souverain pontificat le 2 février 1831, s’était éteint dans la 81e année de son âge et la 16e de son règne — les mêmes chiffres que ceux de Paul VI.
Au soir du mardi 16 juin, après une vacance de quinze jours et au terme d’un conclave qui, contre toute attente, n’avait duré que deux jours, les 62 cardinaux présents élisaient Mgr Jean-Marie Mastaï-Ferretti, cardinal-prêtre du titre des SS. Pierre et Marcellin, archevêque d’Imola, né à Sinigaglia le 13 mai 1792. En souvenir de son bienfaiteur, Pie VII, il prenait le nom de Pie IX.
L’élection si prompte du Saint Père, commentait l’Univers du 21 juin, a déjoué plus d’une intrigue et trompé plus d’une espérance ; la diplomatie n’a pas même eu le temps de s’en mêler. Aujourd’hui, à la Chambre, M. Martin (du Nord) assurait que le choix du Sacré Collège était ou du moins aurait été le choix du ministère ; cela est d’autant plus honorable pour notre Gouvernement, qu’à la manière dont l’élection s’est faite, il est manifeste qu’en cette occasion nos ministres se trouvent d’accord non seulement avec les cardinaux, mais encore avec le Saint Esprit ». Suivait la reproduction d’une note de la Patrie, selon laquelle le nouveau pape aurait été désigné par acclamation, en plein conclave, comme l’avait été jadis le grand Grégoire VII.
Dom Guéranger ne put résister au désir de communiquer son enthousiasme à son ami Montalembert :
Mon bon et cher ami, Papam habemus ! et un pape élu sans conclave, comme au Moyen-Age, sans ambassadeurs, sans exclusive ; un pape pur de tout tripotage politique, un homme de saintes œuvres, étranger à la Cour, âgé de 54 ans. Quelles actions de grâces à rendre à Dieu ! Quel magnifique précédent pour l’avenir de l’Église !
Pie IX est déjà glorieux par son élection : espérons que nous pourrons chanter avec lui, avec l’Église, dans le triomphe des saints papes : Dum esset Summus Pontifex, terrena non metuit, sed ad coelestia regna gloriosus migravit ! ()
Nous venons à l’instant de chanter le Te Deum, au son de nos deux cloches, avec carillon.
Le Pontificat qui finit est expié. Prions cependant pour Grégoire XVI qui sut, un jour, établir les Bénédictins en France, si solidement que, depuis plusieurs années, on n’a pu que les ébranler, sans les détruire. »
Et avant de terminer, Dom Guéranger revient à l’élection récente : « Encore une fois, Pie IX n’eût-il que le mérite d’avoir été élu à la façon du Moyen-âge, son pontificat est un des plus grands événements des temps modernes ».
Cette lettre est du 22 juin. Le 2 juillet suivant, l’enthousiasme de l’Abbé de Solesmes est encore bien vivant : « Quelle admirable élection que celle de Pie IX ! Comme ce pauvre pape Grégoire est déjà loin ! »
Ne nous étonnons pas de cette dernière réflexion, qui rejoint l’allusion de la lettre précédente au pontificat « expié ». Quand on sait avec quelle arrogance l’Église a été traitée par les puissances européennes au XVIIIe siècle et ce qu’elle a subi sous la Révolution et l’Empire, on comprend la vigoureuse réaction de l’ancien mennaisien qu’était l’abbé Guéranger, aspirant à la pleine liberté de son Église à l’égard du pouvoir civil. Fût-ce au nom de la diplomatie, il n’admet pas que Pierre se montre craintif devant César. Or c’est précisément ce qu’il reproche à Grégoire XVI, trop pusillanime, selon lui, en face des gouvernements, trop enclin, par exemple, à prêcher aux Polonais révoltés l’obéissance envers leurs maîtres russes, autrichiens ou prussiens. Il songe aussi aux appuis que Mgr Bouvier, évêque du Mans, a trouvés près du Gouvernement français pour empêcher les Bénédictins de Solesmes de jouir pleinement du privilège de l’exemption, et dont l’effet a été d’intimider la Cour romaine.
Le monde ne tarda pas à apprendre que le nouveau pape se montrait fort accueillant envers les institutions dites libérales et envers leurs promoteurs. Partisan résolu du progrès scientifique, Pie IX offrait même à ses États le gaz et les chemins de fer, auxquels Grégoire XVI s’était toujours opposé. Certains en conclurent — un peu vite — que le Pontife était acquis au libéralisme, à la doctrine, ce qui était bien excessif.
De cet émerveillement universel l’écho parvenait à Dom Guéranger et par la presse et par des témoins particuliers. On cite habituellement la lettre que lui adressa, de Rome, Frédéric Ozanam, le 29 janvier 1847 :
Nous sommes les heureux témoins de cette gloire naissante de Pie IX. Ce pontife qu’on rencontre à pied dans les rues, qui cette semaine s’en allait un soir visiter une pauvre veuve et la secourir sans se faire connaître, qui prêchait il y a quinze jours au peuple assemblé à Saint-André della Valle, ce courageux réformateur des abus du gouvernement temporel semble vraiment envoyé de Dieu pour conclure la grande affaire du dix-neuvième siècle, l’alliance de la religion et de la liberté. »
Dom Guéranger dut faire la part du talent littéraire ; mais lui- même éprouvait un sentiment favorable relativement à la tournure des choses. Le 23 janvier, donc au moment même où Ozanam lui écrivait de Rome, il envoie à Montalembert les lignes suivantes : « Le Saint Père est vraiment l’homme de la droite du Très-Haut : daigne le ciel nous le conserver et nous le préserver ! Vous devez être bien heureux de le voir ainsi porté pour vous, ou plutôt pour la liberté de l’Église. »
Cette réflexion s’explique par un passage d’une lettre du 17 décembre précédent dans laquelle Montalembert lui rapportait un détail significatif : « J’ai eu il n’y a pas longtemps la visite de l’abbé Dupanloup, revenant de Rome, où le Pape lui a dit de moi les choses les plus tendres et les plus encourageantes ; il a été surtout frappé de ma préface du livre de Theiner sur les vicissitudes de l’Eglise en Russie : il venait de le lire deux fois et a dit à l’abbé Kajsiéwicz : « C’est excellent ! Je suis tout à fait de l’avis de M. de Montalembert ». C’est un peu bien fort pour le successeur de Grégoire XVI ! ».
A cette même époque, Dom Guéranger possédait à Rome un correspondant plus humble, mais plus prolixe, en la personne de l’un de ses jeunes moines, le frère Louis David, envoyé au monastère de Saint-Paul-hors-les-Murs afin d’y recevoir l’ordination que lui refusait Mgr Bouvier. Lui aussi était témoin de la vague d’euphorie qui submergeait les États du Pape :
Demain, jour de l’Ascension (1847), tous les jeunes gens de Rome vont à Saint-Jean-de-Latran avec des bouquets et des torches pour fêter le Pape au moment où il donnera sa bénédiction à la loggia. C’est vraiment une chose prodigieuse, l’enthousiasme pour le Pape est toujours le même dans les rues, dans les campagnes, on entend crier Viva Pio IX du matin au soir, c’est un vrai vertigo. Le jour de St Pie V, le Pape a dit la messe à Sainte-Marie-Majeure et a donné la communion pendant une demie-heure aux riches comme aux déguenillés. J’ai eu le bonheur de la recevoir de sa main. Le 17 (13), jour de son anniversaire, toute la Ville sera illuminée et tous les Romains et étrangers iront avec des torches le soir au Quirinal fêter le Pape, à moins qu’il ne le défende, comme il l’a fait le jour de St Pie V, parce que toutes ces démonstrations l’émeuvent au point de le rendre malade ».
En réalité, Pie IX percevait bien ce qu’il y avait d’insolite dans ces démonstrations, de plus en plus orchestrées par des partisans de l’unité italienne aux dépens du pouvoir temporel du Saint Siège. Les vivats adressés au Pape s’accompagnaient d’invectives à l’encontre de ses conseillers et des Jésuites. Le bon peuple, tout à fait innocent de ces menées, ne voyait que la gracieuse bonhomie du pontife, auquel on prêtait même des dons de thaumaturge. Le Frère David en donne quelques exemples recueillis au cours du voyage effectué par Pie IX à Subiaco pour prendre possession des monastères bénédictins de ce site vénérable :
Le Pape, écrit-il le 9 juin 1847, devient de plus en plus célèbre. A Subiaco, tout le peuple l’a supplié de prier Dieu pour obtenir de la pluie. Après bien des difficultés sur son indignité, le Pape consent. A peine avait-il fini, que par le temps le plus serein, l’eau tombait à torrents. A Tivoli, le peuple, qui avait connu le succès de sa prière, le supplie à genoux de refaire ce qu’il a fait pour Subiaco, et Dieu l’exauce à nouveau, et la pluie ne tombe que juste sur l’enceinte de Tivoli. A Vicovaro, où il a dîné en retournant à Rome, on lui dit qu’un paysan très malade demande sa bénédiction. Pie IX quitte la table, se rend à pied à la maison du contadino, lui tâte le pouls, le bénit et lui donne quatre piastres. Le lendemain, l’homme était guéri… Vraiment, si le Pape se met à faire des miracles, le peuple romain va perdre la tête en masse. On prépare déjà pour le 16, anniversaire de son élection, des feux d’artifice monstres. On ira le soir au Quirinal avec plus de 6 000 torches, musique en tête, le complimenter. »
Et Grégoire XVI ?
J’assistais l’autre jour à l’anniversaire de sa mort, continue le Frère : il n’y avait que 30 personnes… Je fus contristé de voir notre bienfaiteur ainsi délaissé après un an.
Etait-il de bon augure de voir le pape défunt si rapidement oublié ? Les manifestations délirantes d’attachement à Pie IX, nous l’avons dit, ne devaient pas faire illusion, et lui-même avouera plus tard son inquiétude extrême : la révolution couvait. Une fois encore, le 7 juillet 1847, le Frère David en informait Dom Guéranger :
Les affaires d’Italie s’embrouillent de plus en plus. Rome est sur le point d’accoucher d’une révolution… L’autre jour, le peuple a menacé de mort trois cardinaux, dont le cardinal Lambruschini qui a dû se cacher. A Parme, il y a eu des massacres. Mgr Corboli-Bussi est livré à l’animadversion populaire. On ne veut plus de moines. L’édit de Pie IX a été barbouillé de m… Le pauvre Pape est fort inquiet et passe tout son temps avec les ambassadeurs étrangers pour calmer l’effervescence du peuple. Le bruit court même, qu’indigné de l’ingratitude de son peuple, Pie IX a convoqué ses meilleurs cardinaux pour discuter de l’éventualité de son abdication… L’édit pour l’organisation de la garde nationale est sorti hier, de sorte que l’on va encore armer ce peuple déjà trop libéral. Le pauvre Pie IX avec tout son libéralisme joue gros jeu si Dieu ne vient le tirer d’embarras ; car ce peuple me paraît bien mobile en ses affections : on criera Viva Pio Nono tant que le Pape fera au gré du peuple, sinon Via (dehors !) Pio IX ! »
Dom Guéranger se rendait bien compte du péril : « Notre cher Souverain Pontife a bien besoin du bouclier de la foi, écrit-il à Montalembert le 1er août ; mais j’espère pour lui, et je prie tout le jour. »
Six mois plus tard, la France s’offrait une nouvelle révolution, montrant ainsi aux Romains, si tant est qu’ils eussent besoin de cet exemple, comment faire pour obtenir une république. Complètement écœuré, Montalembert ne trouvait plus ses mots pour exprimer son découragement : « Et Pie IX ? écrit-il à Dom Guéranger, le 24 mai 1848. Non, il y a trop de choses à dire, je n’y suffirai jamais. »
Dom Guéranger trouva dans cette situation de belles paroles sur la pérennité de l’Église, mais sans se cacher la gravité de la crise :
Que ce XIXe siècle va être long ! soupire-t-il, le 15 janvier 1849. Qu’il verra d’humiliations pour nous, à commencer par Rome, au sein de laquelle, hélas ! rien ne m’étonne. » Nous comprendrons mieux cette allusion tout à l’heure.
Le 24 novembre 1848, à la suite de l’assassinat de son ministre Pelegrino Rossi, Pie IX s’était enfui de Rome, sous un déguisement, pour se réfugier à Gaète, en territoire napolitain. La République était proclamée à Rome. Ozanam aurait-il encore signé sa lettre enthousiaste ? Montalembert, pour sa part, roulait des pensées plus hostiles que jamais au libéralisme et au Risorgimento :
« Que de choses à vous dire, écrit-il à Dom Guéranger, le 23 mars 1849, à commencer par notre pauvre Pie IX, que j’aime beaucoup plus dans son adversité que lorsqu’il était en proie aux acclamations des misérables libéraux de Rome et de l’Italie. Je comptais aller à Rome pour le jubilé de 1850, et je commence à croire qu’il y en aura un grâce à l’Autriche. On vient de nous annoncer la défaite complète de l’armée piémontaise (…). Voilà une fière leçon pour les Gioberti, les Ventura et tout le catholicisme démocratique et social de France et d’Italie ! »
Aussi, avec quelle joie annonçait-il confidentiellement à son ami, le 12 avril, la résolution du Gouvernement d’envoyer à Rome un corps expéditionnaire français destiné à reprendre la Ville aux insurgés pour permettre au pape d’y rentrer. Il requérait, quelques jours plus tard, ravis de Dom Guéranger sur la question : « Que dites-vous de notre intervention à Rome ?… Je crains qu’on ne veuille exiger du Pape de soi-disant garanties incompatibles avec la souveraineté et la liberté du Chef de l’Eglise ». C’était fort bien pressentir l’avenir.
Envisageant la situation dans un regard de sagesse, l’Abbé de Solesmes répondit à son ami que la position de Rome lui semblait
grave », mais qu’elle ne le surprenait aucunement. Et, sous une expression prophétique, il communiquait ainsi sa pensée à l’abbé Pie : « Les affaires de Rome vont mal. Dieu s’en tirera toujours, mais les épreuves du Saint Siège ne font que commencer. A moins d’un miracle, le Pontificat de Pie IX sera malheureux tout entier (lettre du 26 septembre 1849) ».
Les audiences de 1851-1852.
Dès les débuts du nouveau pontificat, certains amis de Dom Guéranger l’avaient encouragé à prendre le chemin de Rome pour régler quelques problèmes relatifs aux Constitutions de Solesmes. Sous le pontificat de Grégoire XVI, il avait déjà effectué deux séjours romains, l’un en 1837, pour obtenir l’approbation de l’œuvre entreprise à Solesmes, l’autre en 1843 pour clarifier la situation embrouillée par ses démêlés avec l’évêque du Mans. Mais Mgr Bouvier, nous y avons fait allusion, avait réussi à reprendre l’avantage et à persuader la Congrégation des Évêques et Réguliers de la nécessité de suspendre jusqu’à nouvel ordre l’exercice des privilèges traditionnels reconnus au monastère. Les heureux débuts de Pie IX fondaient Dom Guéranger dans l’espoir de pouvoir reprendre l’affaire, afin que les Constitutions solesmiennes aient leur pleine efficacité. Il demandait en l’occurrence que l’abbé soit élu par les moines sans ingérence épiscopale, qu’il soit élu à vie et non pas seulement pour trois ans, que les fondations soient dégagées de contraintes imposées par l’évêché, que l’abbé puisse faire ordonner ses moines par l’évêque de son choix, etc.
Quitter Solesmes présentait bien un risque : sans son Abbé, le monastère se trouvait alors décapité, exposé à bien des aventures, notamment sur le plan économique. Le désastre financier consécutif aux imprudences commises lors de la fondation monastique de Paris, laquelle avait sombré en 1845, n’était pas encore épongé ; et ce n’était pas la crise de 1848-49 qui pouvait alléger la situation. De toutes façons, la fuite du pape à Gaète paralysait tout projet. Mais une fois les troupes françaises entrées dans Rome — le 3 juillet 1849 — et le Pape ayant regagné sa capitale en avril 1850, on pouvait envisager le voyage.
Des amis sûrs se chargeaient de préparer les voies. Le principal soutien de Solesmes, Mgr Fornari, nonce à Paris, rappelé à Rome pour y recevoir le chapeau de cardinal, n’avait pas voulu quitter la France avant d’avoir obtenu de Pie IX, en juillet 1851, un Bref adressé à l’archevêque de Reims, Mgr Gousset. Ce prélat y était loué publiquement de l’appui qu’il avait prêté aux Bénédictins de Solesmes. Dom Guéranger s’était déclaré comblé, presque confus de ce document élogieux pour son œuvre Il avait remarqué cependant que la pièce ne faisait aucune allusion au mouvement de retour des diocèses à la liturgie romaine — le détail est à retenir. Pie IX avait pourtant été mis au courant du rôle joué par Dom Guéranger dans cette question. Montalembert, notamment, lors d’un récent séjour à Rome, lui en avait dit quelques mots :
« J’ai eu soin de parler de vous au Pape, écrit-il à l’Abbé de Solesmes en novembre 1850: il m’a répondu avec bienveillance en vous plaignant des tracas que vous avaient suscités vos efforts pour la liturgie (…) ». Et il ajoute, ce qui est plus important pour notre sujet : « J’ai plaidé auprès de toutes les notabilités, et du Pape surtout, la cause des Ordres religieux. Le Pape m’a confié — et je ne trahis ce secret que pour vous seul — que dans le prochain concordat avec l’Espagne, il y aurait un article qui impliquerait le rétablissement éventuel de tous les Ordres d’hommes approuvés par l’Église. »
Attirer l’attention de Pie IX sur la cause des Ordres religieux dans les pays où ils étaient l’objet de la méfiance gouvernementale était chose fort utile avant l’arrivée de Dom Guéranger à Rome. Le cardinal Fornari était l’un des mieux placés pour cela. C’est lui qui, par ailleurs, signalait au pape la valeur du Mémoire sur la question de l’Immaculée Conception, publié par Dom Guéranger en avril 1850 en réponse à la vaste consultation lancée de Gaète par Pie IX dans son encyclique Ubi primum du 2 février 1849. Le Saint Père fut tout de suite frappé de cette étude, et nous verrons quelle suite il résolut de donner à sa lecture.
Avant même de s’embarquer pour l’Italie, Dom Guéranger était donc agréable à Pie IX. « Le Pape ne manque pas l’occasion de parler de vous avec beaucoup d’estime et d’affection », lui écrit Dom Pescetelli, moine de Saint-Paul de Rome, en octobre 1851. Il n’y avait plus de raison d’attendre. Parti de Solesmes le 12 novembre, Dom Guéranger arrivait à Rome le 22.
Pour faire revivre le séjour de l’Abbé de Solesmes à Rome, il me faudrait l’imagination créatrice du regretté Dom Léon Robert. Ceux d’entre vous qui ont entendu ou lu sa conférence de 1960 intitulée « Dom Guéranger chez Pie IX », se rappellent peut-être quelle intensité dramatique — voire héroï-comique — il sut donner à son récit… Aujourd’hui, nous nous en tiendrons aux notations du Journal de Dom Guéranger, suffisamment vivantes pour nous donner une idée des cinq audiences accordées par Pie IX.
La première audience, le 28 novembre 1851, est courte un quart d’heure. « Bienveillance, mais rien de sérieux », note Dom Guéranger. « Sa Sainteté, au début, m’a parlé gracieusement de mes travaux sur la liturgie ». Puis on fait un rapide tour d’horizon sur les affaires de France : l’archevêque de Paris (Mgr Sibour), l’évêque d’Orléans (Mgr Dupanloup), les œuvres de Bouillet, Lequeux (de tendances gallicanes), « le tout très léger ». Rien sur l’Immaculée Conception. Dom Guéranger expose très succinctement les affaires de Solesmes pour lesquelles il est venu : Pie IX promet de faire le possible. Enfin, « invitation à revenir avant le départ ».
Ce premier contact est important pour l’impression que chaque interlocuteur en retire. Physiquement, ils sont bien différents : Pie IX, dans sa 60e année, grand et fort, a devant lui un petit homme de 47 ans, assez replet, dont il remarque les yeux d’un bleu soutenu et d’un éclat très vif. A travers sa conversation simple, directe, et sa politesse sans obséquiosité, il devine une grande assurance. Il pressent surtout une science étendue, dont il pense bien tirer parti.
De son côté, Dom Guéranger nous laisse un portrait assez favorable du pape : « Le Saint Père a été très bon et très ouvert, écrit-il à son Prieur, Dom Segrétain, dès le lendemain de l’audience. Il est d’une grande affabilité et d’une grande douceur ; c’est ce qui frappe surtout en lui. Les yeux très vifs, mais les traits beaucoup moins fins et distingués qu’on le disait ; une santé parfaite, de l’embonpoint et beaucoup d’aisance dans les manières. Il m’a moins imposé que Grégoire XVI. »
Cette dernière remarque dit plus qu’on ne pense : Dom Guéranger apprécie toujours la simplicité dans l’expression de la grandeur, et il ne cache jamais, dans son Journal, le déplaisir qu’il éprouve face aux personnalités drapées dans leur dignité.
Une lettre à ses amis Landeau, de Solesmes, le 2 décembre, confirme sa première impression : « Enfin j’ai vu Pie IX. Rien de plus gracieux et de plus aimable J’ai trouvé le Saint Père très gai, très serein, plein d’embonpoint et ne portant nulle trace de ses malheurs. Ses traits sont moins distingués qu’on ne le disait, mais il a un air de bonté et des yeux extrêmement doux et fins le bas du visage est assez commun. » L’appréciation est encore limitée aux aspects extérieurs, qui frappent au premier abord. La suite des événements se chargera de lui fournir d’autres éléments.
C’est bien loin des siens que Dom Guéranger apprend le Coup d’État du 2 décembre. Son inquiétude, très forte sur le moment, est vite calmée. Il constatera prochainement qu’au Vatican l’événement est plutôt interprété favorablement.
Cette date du 2 décembre 1851 lui restera chère pour une tout autre raison : ce soir-là, il a rencontré pour la première fois un jeune archéologue avec lequel il a noué aussitôt une étroite amitié : Jean- Baptiste de Rossi, qui le guidera dans les Catacombes nouvellement déblayées et qui le tiendra pour son meilleur correspondant scientifique en France.
Si l’emploi du temps de Dom Guéranger à Rome est très chargé (visites aux personnes, aux églises, travaux studieux dans les bibliothèques), la part qu’il consacre à l’exploration de la Rome souterraine est considérable. A peine a-t-il eu besoin de recommander au Pape son nouvel et jeune ami : Pie IX lui a dit sa joie d’avoir nommé de Rossi à la Commission des Cimetières et Catacombes, où, par jalousie pour sa jeunesse, on ne voulait pas de lui ! Dans ses articles de 1865 sur les magnifiques volumes de la Roma sotterranea de Rossi, Dom Guéranger rendra hommage à Pie IX, « nouveau Damase » pour tout ce que lui doit l’archéologie chrétienne au XIXe siècle.
Quatre jours après le Coup d’Etat, le 6 décembre, la faveur de Pie IX se manifeste publiquement : l’Abbé de Solesmes est nommé consulteur de la Congrégation de l’Index. « Quelle croix pour les gallicans ! » s’écrie malicieusement Dom Guéranger. De fait, la nouvelle de cette nomination inquiétera certains ecclésiastiques français, notamment Mgr Bouvier, auteur d’un manuel de théologie très répandu.
Le nouveau consulteur obtient une seconde audience, le 8 décembre. « Audience aimable, mais sans conséquence » note-t-il. Pie IX ne paraît aucunement s’émouvoir du changement politique survenu en France : « Parlé des événements : ils ne font pas de peine, c’est évident… L’inquiétude m’a paru médiocre. »
Cinq jours plus tard, nouvelle preuve de l’estime pontificale : Dom Guéranger est nommé consulteur de la Congrégation des Rites, et le Pape tient à ce qu’on en sache la raison : les travaux accomplis en faveur de l’unité liturgique en France. « Quel malheur, écrit avec humour Dom Guéranger à ses amis Landeau, de Solesmes, que Mgr d’Astres et Mgr Fayet ne soient plus de ce monde ! ». Il y avait en effet de quoi faire se retourner dans leur tombe les deux principaux prélats qui, moins de dix ans plus tôt, s’étaient attaqués aux Institutions liturgiques du petit Abbé de Solesmes.
L’effet de cette nomination est sensible dans les milieux romains : on se montre plus aimable à l’égard du bénédictin. Mais on ne nomme pas un consulteur pour le mettre au chômage : on profite au contraire de sa présence, si bien que le retour à Solesmes semble devoir en être retardé.
A vrai dire, les embarras viennent d’ailleurs que des Rites. Un homme, en effet, demeure insensible aux honneurs décernés à Dom Guéranger, un prélat réputé pour être « la terreur des Réguliers », Mgr Bizzarri, le pro-secrétaire de la Congrégation des Evêques et Réguliers, personnage inflexible, capable de bien des choses pour arriver à ses fins. Sa pensée est nette : il est temps de mettre un terme au privilège de l’exemption, qui fait échapper les religieux à la juridiction épiscopale pour les placer directement sous celle du pape. Or, appuyé sur plusieurs siècles de tradition, Dom Guéranger est venu à Rome précisément pour obtenir le plein respect de ce privilège, et sa ténacité, lorsque les principes sont en jeu, ne le cède en rien à celle de Mgr Bizzarri. On ne s’étonnera donc pas de voir plusieurs mois s’écouler, rythmés de fatigantes discussions, d’attentes, de manœuvres conjuguées de l’Abbé bénédictin et de son protecteur le cardinal Fornari pour passer par-dessus la tête du terrible secrétaire en s’adressant à une Commission cardinalice spéciale, de stratagèmes dudit secrétaire pour récupérer l’affaire au niveau de l’expédition des pièces, la faire traîner indéfiniment et même retoucher les textes au point de les dénaturer, etc. En fin de compte, les injonctions pontificales elles-mêmes n’ayant aucun effet sur Mgr Bizzarri, Dom Guéranger obtiendra de Pie IX que ses problèmes soient traités par voie de brefs, c’est-à-dire par un acte personnel du pape.
Pour tromper son attente, l’Abbé de Solesmes, nous l’avons dit, trouve ample matière à s’occuper. Les fêtes de Noël lui offrent aussi une diversion. Il se rend à Saint-Pierre où Pie IX officie, et note soigneusement les particularités des rites, en formulant au besoin quelques appréciations d’ordre esthétique : « Vu les ornements du Pape : le trirègne, très mesquin ; le formai, assez beau ; la chape belle, mais un peu passée » etc. « Le Saint Père a une belle voix, il officie à ravir : la dignité, la grâce, la piété, rien n’y manque… Il est un peu long à l’autel. »
Le 31 décembre, il revoit Pie IX au Gesu pour le Te Deum de fin d’année : « Sa Sainteté souffre depuis plusieurs jours d’un panari qui lui occasionne la fièvre et l’insomnie de plusieurs nuits. Il n’a cependant pas voulu manquer la fonction ».
Si les deux premières audiences ont laissé Dom Guéranger sur sa faim, la troisième, le 10 janvier 1852, est de nature à le combler. Elle a lieu en fin de journée. Dom Guéranger a rédigé une « pétition » visant à obtenir l’inscription de la fête du Sacré-Cœur au calendrier de l’Église universelle. Il y ajoute une supplique en vue d’avoir accès à la Bibliothèque Vaticane. Puis il se fait la barbe, prend sous son bras les publications solesmiennes qu’il vient de faire relier aux armes du pape et se rend au Vatican vers 19 heures.
« En me voyant entrer avec mes livres, raconte-t-il, le Saint Père s’est écrié : « Père Abbé, vous venez faire de la simonie ! ». J’ai répondu que cela n’était pas nécessaire avec lui. Il a ouvert de suite le premier volume des Institutions liturgiques, et voyant qu’elles étaient imprimées au Mans (évêché de Mgr Bouvier), il a dit gaiement : « Ah ! Voilà une contradiction ! »… J’ai ensuite présenté mon Histoire de Sainte Cécile qu’il a accueillie avec bonté. Je lui ai présenté la supplique pour la Vaticane, qu’il a tout de suite signée. J’ai présenté ensuite l’Histoire de l’Église du Mans de Dom Piolin. Il a lu et prononcé le nom de l’auteur avec amabilité, et m’a dit qu’il voyait avec plaisir que l’on étudiât à Solesmes. Je lui ai annoncé le Spicilège de Dom Pitra (recueil de textes patristiques inédits) dont il a entendu le titre avec plaisir. Puis il a parlé du bien que devaient faire les Bénédictins par la prière, l’étude, et aussi, a-t-il ajouté, par le zèle pour les âmes. Les Réguliers sont bien utiles sous ce rapport ,: c’est pour cela qu’il a appuyé Casaretto (), en preuve de l’importance des Réguliers pour le salut des âmes, disant que l’Espagne ne se relèverait que par eux, qu’il avait fait son possible pour faire passer le principe dans le concordat d’Espagne, qu’il avait lutté deux mois pour obtenir le peu qu’il y avait, qu’on avait admis expressément les Lazaristes à cause de saint Vincent de Paul qui est à la mode, et les Oratoriens qui, ne faisant pas de vœux, ne peuvent être que médiocrement utiles ; mais que par cette petite fissure il espérait faire admettre les autres ordres. » Pourquoi le Pape insistait-il autant sur ce point près de son visiteur ? Dom Guéranger se souvint alors qu’en présence d’un personnage bien placé il avait tout récemment critiqué le concordat espagnol…
« Le Pape, continue-t-il, m’a parlé avec une gracieuse bienveillance de mon votum pour maintenir la pratique de la communion à la Messe de Minuit — à laquelle la Congrégation des Rites était opposée ; il m’a dit qu’il entrait tout à fait dans mon sens. Je lui ai présenté la supplique pour la fête du Sacré-Cœur ; il m’a dit qu’il ne voyait pas de difficultés. Quoi qu’il arrive, mon vœu est rempli ()
Il m’a ensuite parlé politique. Il a remarqué que de même qu’il avait été le premier à connaître la crise révolutionnaire, suivi par tous les souverains qui avaient donné des Constitutions à leurs sujets, de même il avait donné le signal du mouvement arrière, refusant, dans son exil, de rétablir le Statuto (la Constitution), bien que M. de Rayneval (ambassadeur de France) soit venu quatre fois dans la même journée l’en supplier. Il ajouta que la France venait de revenir au principe d’autorité, qu’il ne regrettait pas l’expérience qu’il avait faite, que si la révolution de 48 n’avait pas été aussi anticatholique que celle de 1830, c’est peut-être à sa ligne de conduite que cela était dû. — Il est aisé de voir que l’excellent Pontife cherche souvent à se rassurer sur sa conduite passée et qu’il aime qu’on le soutienne » — réflexion critique bien caractéristique de Dom Guéranger.
Je lui ai parlé de l’hosanna suivi du crucifige. Il m’a répondu qu’il avait eu le cœur plus serré, l’esprit plus inquiet au milieu des hosanna que lorsqu’on avait crié crucifige ; que maintenant il ne s’inquiétait plus de ce qu’on pouvait dire de lui, qu’il était entre les mains de Dieu ».
Dom Guéranger l’entretient ensuite du dossier des Constitutions de Solesmes : le Pape fait des promesses. Après avoir obtenu la bénédiction apostolique pour ses moines et pour la famille Landeau, le Père Abbé prend congé, non sans avoir demandé à Pie IX des nouvelles de son panari à la main gauche : « Il m’a dit qu’il n’en souffrait plus. Je lui ai fait mes compliments pour son courage la veille de Non ; il m’a dit que cela ne l’avait pas trop fatigué. Au reste le bon Pape est d’une santé tellement robuste, que tout annonce qu’il sera de longues années encore à la tête de l’Église. Rentré chez Mgr de Mérode au Vatican, j’ai soupé, et quand Mgr a été couché sur une espèce de lit de camp où il s’est mis de suite à ronfler, j’ai lu tout l’Univers et tout l’Ami de la Religion du mois de décembre, jusqu’à une heure et demie du matin. »
En ces semaines de janvier et février, Dom Guéranger est attelé un travail très important et si secret qu’il ose à peine en parler son Journal : la préparation d’un projet de bulle, de constitution dogmatique pour la définition du dogme de l’Immaculée Conception. Le cardinal Fornari a été chargé de lui transmettre les instructions du Pape à ce sujet. Pour commencer, Pie IX demande à Dom Guéranger de revoir son Mémoire et d’y ajouter plusieurs précisions.
Puis, il l’établit en relation avec le Père Passaglia, un jésuite très au fait de la question, qui devra contrôler le travail. Les Archives de Solesmes conservent les traces de cette collaboration, que Dom Frénaud, lors du Congrès marial de 1954, a présentée dans une belle étude ().
La tâche a certainement captivé Dom Guéranger. Mais alors qu’il pense l’avoir achevée et qu’il fait remettre le projet à Pie IX, à la fin de janvier, il voit soudain tout le plan de son œuvre remis en question. Le Pape, en effet, désire que le même document qui proclamera le dogme marial, condamne aussi, dans une seconde partie, les erreurs modernes. Il s’appuie pour cela sur le fameux verset qui célèbre Marie victorieuse de toutes les hérésies (cunctas haereses sola interemisti). Cette double présentation déplaît à Dom Guéranger, et il le fait savoir au Saint Père. Il va même jusqu’à critiquer en sa présence un article de la Civilta cattolica qui soutient la même manière de voir. A sa grande confusion, il apprend ensuite que cet article a été inspiré par Pie IX ! Finalement, Dom Guéranger s’incline et se remet à sa table.
Le dogme de l’Immaculée ne sera proclamé que deux ans et demi plus tard, le 8 décembre 1854. Le projet de Dom Guéranger ne sera pas retenu, mais il n’aura pas été vain : d’abord, Pie IX renoncera à son idée de document à double visée — la condamnation des erreurs modernes attendra dix ans encore ; en second lieu, la rédaction définitive de la bulle Ineffabilis retiendra l’argument liturgique, c’est-à-dire le témoignage de l’universelle et antique croyance au privilège de la Vierge, telle qu’elle s’exprime à travers la liturgie, argument que seul l’Abbé de Solesmes avait mis en lumière.
Outre ses courses fréquentes dans la Rome souterraine, Dom Guéranger trouve à Rome de quoi satisfaire sa curiosité : il nous raconte, par exemple, comment il a participé, le 27 janvier, en présence de Pie IX, à sa première Congrégation générale des Rites :
« Séance imposante. Le Saint Père sur son trône, onze cardinaux, environ 20 consulteurs. Le P. Perrone, simple consulteur, a lu le premier son vote. Il s’agissait de deux miracles du Vénérable Jean Grande, dit Peccator, de l’Ordre de Saint Jean de Dieu. Mon tour est venu ensuite, comme le dernier consulteur nommé. J’ai dit : « S. Pater, pro hac prima vice me abstineo — pour cette première fois, je m’abstiens de parler ». Puis un capucin, un carme, un dominicain, un servite, un cordelier, un augustin etc. Presque tous les votes ont été courts et précis, comme il convient ; quelques-uns longs et assommants : le Saint Père en paraissait très ennuyé. Après deux bonnes heures, tout a été fini, et le Pape ayant agité une sonnette, tous les consulteurs se sont retirés, et les 11 cardinaux ont lu leurs votes devant lui. Cette lecture a duré trois quarts d’heure, durant lesquels du moins j’ai pu être assis. »
Mais mieux vaut encore une fois suivre Dom Guéranger en audience personnelle —le 29 février, à 9 heures du soir. Le Père Abbé commence par les cadeaux : il offre le Spicilège. « Sa Sainteté a demandé si Dom Pitra n’était pas de famille italienne. Elle a loué le genre du travail et la beauté de l’exécution, puis parcouru légèrement la lettre de Dom Pitra. »
La conversation aborde ensuite les affaires de Solesmes : « Le Saint Père m’a dit que le gouvernement français s’était mêlé de nos affaires parce que l’évêque du Mans s’était plaint. J’ai répondu que cela était vieux…, que lorsque le Saint Siège agissait énergiquement, les évêques et en particulier le nôtre se tenaient tranquilles ; que dans le cas où le gouvernement nous tracasserait, il suffirait au Saint Siège de se renfermer dans cette force d’inertie qui ne recule pas… Il m’a approuvé. »
« Je lui ai parlé ensuite du décret pour le Sacré-Cœur de Jésus… Il m’a dit que l’on faisait déjà la fête partout. J’ai répondu qu’il y manquait encore une consécration, celle de l’insertion au calendrier universel. Développant l’idée, j’ai vu qu’il se rendait ; mais craignant d’être indiscret, ou qu’il n’y eût de sa part qu’une simple bienveillance à me laisser parler, je n’ai pas osé aller plus loin pour l’instant. »
On en vient à la question de l’Immaculée Conception: « Le Pape m’a dit qu’il avait reçu l’avis de 600 évêques, qu’ils étaient tous pour la croyance et très peu contre la définition ; mais qu’il ne savait pas ce qu’il ferait. Il a mis en avant l’objection tirée du passé, à savoir que l’Eglise ne définit que contre des opposants. J’ai répondu que tout était dans la notion de l’Eglise et que je m’étais attaché surtout à la faire ressortir () ; il a trouvé cela excellent. De là il m’a parlé de l’article de la Civilta, et que depuis qu’il l’avait lu, il se sentait instinctivement porté à joindre la condamnation des erreurs du jour. Je lui ai proposé l’idée d’une seconde constitution. Il n’en veut pas. L’objection que j’ai tirée de la sorte d’inconvenance qu’il y a de prendre l’idée d’un acte aussi important dans un journal ne l’a pas arrêté (). Alors je lui ai demandé le point de liaison ; il m’a suggéré le sola interemisti ; puis l’orgueil de l’homme d’aujourd’hui qui voudrait se croire exempt de la tache dont une seule créature a été affranchie. Il m’a parlé de l’abus que l’on fait du nom du Christ, et cité une lettre de la Nouvelle Grenade (), du gouverneur, avec son Christ civilisateur ». Je n’ai pu m’empêcher d’être frappé, d’autant plus qu’il m’a répété qu’une sorte de mouvement intérieur le poussait depuis plusieurs jours à vouloir cela. » Respectueusement, Dom Guéranger cesse de tenir tête au Pape…
Voyant le tour très heureux qu’a pris l’entretien, il tire alors une supplique demandant que le cardinal Fornari lui soit accordé comme protecteur officiel de la Congrégation bénédictine de France.
Le Saint Père l’a lue et a dit qu’il m’accorderait volontiers, mais que cependant c’était aller contre les droits du cardinal Maï. J’ai répondu que cette éminence était très occupée () et qu’elle ne paraissait pas même s’occuper en rien de la Congrégation du Mont- Cassin. Sa Sainteté a ri de tout son cœur, et a pris la plume. Elle a écrit la date, puis un pro gratia, et expediatur per nostrum secretarium status — grâce concédée, affaire à expédier par notre secrétaire, et signé. »
L’audience prend fin : elle a duré une demi-heure, dans une atmosphère si détendue que Pie IX n’a pas hésité à confier à son visiteur une bonne histoire : celle du cardinal Matthieu, archevêque de Besançon, qui avait écrit au Pape, disant qu’il serait volontiers allé à Rome recevoir le chapeau, mais que le Prince-Président l’ayant aussi nommé membre du Sénat, le voyage était impossible. « Le Saint Père lui a répondu qu’il n’aurait pas exigé que Son Éminence vînt à Rome pour le chapeau, à raison de la dépense entraînée ; mais que du moment qu’elle y était disposée sans l’histoire du Sénat, il exigeait qu’au lieu d’aller au Sénat elle partît sur le champ pour Rome afin de recevoir son titre : par suite de quoi l’Eminence est en route et va arriver immédiatement ! ».
Le cardinal Fornari nommé Protecteur des Bénédictins de France, Dom Guéranger pouvait penser que ses problèmes allaient rapidement obtenir leur solution. Erreur. Aussi, pour sortir d’une situation incroyablement bloquée par l’entêtement de Mgr Bizzarri, il se décide à demander une nouvelle audience, la 5e, la dernière, l’audience décisive. Mais celle-là a bien failli se dérober sous son nez, ce 23 mars 1852 : au dernier moment, en effet, on apprend qu’un redoutable boute-feu, le Prince Canino, cousin de Napoléon III, vient de débarquer à Civita-Vecchia. Pie IX, à cette nouvelle, aurait fait préparer ses chevaux pour s’enfuir à Bologne ; l’équipage, dit-on, se tient prêt dans l’une des cours du Vatican. Sans s’affoler, Dom Guéranger écrit supplique sur supplique, et, à 19 heures, entre dans l’antichambre, pleine à désespérer. L’attente se prolonge jusqu’à 22 h. 15 ; mais elle est merveilleusement récompensée : entré le dernier, l’Abbé de Solesmes va être reçu durant trois quarts d’heure, dans une ambiance étonnamment détendue malgré les événements :
J’ai trouvé le Saint-Père calme, ouvert, l’esprit libre… ».
Dom Guéranger commence par offrir l’exemplaire imprimé du projet de constitution dogmatique sur l’Immaculée : Pie IX manifeste sa joie et assure qu’il le lira dès le lendemain matin. Cette heureuse entrée en matière ouvre la voie aux suppliques. Les deux premières concernent les affaires solesmiennes (élection de l’abbé, fondations) : cette fois-ci, les Constitutions de 1837 obtiennent leur plein effet. Autre supplique en faveur d’un bienfaiteur de l’abbaye : accordée. Une autre pour obtenir à l’un des moines la permission de se livrer à l’érémitisme ; « Sa Sainteté a refusé et écrit : maneat in vocatione qua vocatus fuit — qu’il demeure dans la vocation où il a été appelé ».
La supplique suivante demande une large liberté pour la rédaction d’offices liturgiques propres à la Congrégation de Solesmes. La réponse de Pie IX est à retenir pour la suite des événements : « Il m’a dit, note Dom Guéranger, qu’il ne le trouverait pas mauvais, mais qu’il était inutile de signer cette supplique ; qu’il comprenait que les offices propres touchent plus la piété que les autres, et que je pouvais présenter mon travail quand il serait prêt ; qu’en effet les bréviaires de plusieurs autres ordres étaient beaucoup plus riches que le bénédictin, et que je pouvais travailler à l’enrichir. » Le Pape ouvre alors un vieux bréviaire bisontin placé sur son bureau et dont il savoure certaines pièces, notamment l’Inviolata, qu’il lit aussitôt à son visiteur.
On traite encore de quelques points de détail, par exemple de la lecture au réfectoire des grands documents pontificaux : Dom Guéranger estime qu’il n’est point du tout indiqué d’imposer à ses moines un exercice aussi fastidieux pendant les repas ; aussi est-il heureux d’entendre le Pape en dispenser expressément les religieux de Solesmes. Précisons qu’à cette époque, les documents étaient lus en latin. « Rien n’égale, conclut Dom Guéranger, la bonté que Sa Sainteté a fait paraître dans cette audience et la sérénité d’âme qu’elle conservait dans un moment si critique ».
L’heure s’avance, mais l’audience n’est pas terminée. On parle des publications de Dom Pitra : Pie IX a montré le Spicilège au cardinal Maï — le seul prélat romain vraiment instruit, estime Dom Guéranger. L’éminence a jugé très favorablement l’ouvrage. « Le Saint Père a ajouté qu’il était émerveillé que le cardinal eût pu lire en quatre jours un volume pour la lecture duquel il lui faudrait à lui deux mois. Je lui ai expliqué un peu la manière dont les savants lisaient un livre de ce genre… »
« Le Saint Père m’a parlé ensuite de l’Ordre de Saint Benoît, de ses services envers l’Église, du chagrin qu’il avait de le voir si fort en décadence en Italie, de sa consolation de le voir se relever en France ; sur l’absence de novices à Saint-Paul-hors-les-Murs, je lui ai exposé la plaie… ».
Il est 23 heures. Dom Guéranger remercie et se retire après avoir demandé la bénédiction apostolique pour tout Solesmes. Dès le lendemain, 24 mars, il quitte Rome, où il est demeuré 4 mois. Il rapporte en France une brassée de suppliques exaucées, un prestige accru, et même un postulant, soldat français du corps expéditionnaire, Marc Bellissime, qui deviendra frère convers ; ce brave garçon, lors de l’audience de congé accordée aux rapatriés, avait jugé bon de renseigner le Pape sur ses projets : « Mon Pape, je vais me faire moine en rentrant en France. — Où donc, mon ami ? — A Solesmes, mon Pape ! ». Pie IX avait encouragé et béni ; puis il avait raconté l’anecdote à Dom Guéranger.
A la lumière de ces entrevues, nous percevons quelle impression retire Dom Guéranger de la personne même de Pie IX — car pour ce qui concerne la fonction du Souverain Pontife, nous savons qu’il professe à son égard une foi absolue. Ce qui le charme en Pie IX, c’est la simplicité, la bonhomie, la grâce et la bienveillance. Et le Pape, de son côté, sait qu’il a devant lui et à son service un liturgiste qualifié, un homme aussi capable de l’éclairer avec la plus grande franchise, capable même de discuter avec lui.
Ces positions réciproques vont se préciser lors du nouveau voyage à Rome de Dom Guéranger en 1856.
Entre ces deux séjours romains, l’événement principal est celui du 8 décembre 1854. On apprit, peu après, que dans la collection des écrits sur l’Immaculée Conception, les Pareri (8 volumes), Pie IX avait fait placer une marque au Mémoire rédigé par l’Abbé de Solesmes, afin que tous les évêques le lussent. Il se proposait de le faire réimprimer pour lui assurer une plus large diffusion.
Le voyage de 1856 : émotions et déceptions.
Si le succès du voyage de 1851 avait été préparé par le cardinal Fornari (dont le décès, en juin 1854, fut considéré par Dom Guéranger comme une véritable perte pour Pie IX et pour Solesmes), le quatrième et dernier séjour à Rome du Père Abbé devait l’être par l’évêque de Poitiers, Mgr Pie. Celui-ci était naturellement porté à demander beaucoup pour la fondation solesmienne de Ligugé, réalisée en 1853.
« Je sors de chez le Pape, écrit Mgr Pie, le 27 décembre 1855. Quand j’ai parlé de Ligugé et de vous, le Pape m’a dit de suite : l’Abbé Guéranger ? On n’en entend pas plus parler que s’il n’existait plus. J’aurais pourtant besoin de lui, mais je ne veux pas le déranger. — Très Saint Père, il est en train de faire ses valises pour Rome. » Pie IX confia alors au prélat qu’il désirait avoir la collaboration de l’abbé de Solesmes pour examiner une grave question : l’opportunité d’une réforme du Bréviaire romain. La chose avait été déjà soulevée au siècle précédent par Benoît XIV. Maintenant, certains évêques français réclamaient la réouverture du dossier, mais, semblait-il, avec une arrière-pensée : on reculerait ainsi la date du retour inéluctable des diocèses à la liturgie romaine…
Pie IX ignorait qu’en 1852 Dom Guéranger avait déjà longuement compulsé le dossier de Benoît XIV, en tant que consulteur des Rites, et qu’il l’avait refermé en souhaitant voir la poussière s’accumuler sur lui, nous verrons pour quelle raison.
En s’embarquant à Marseille, le 2 février 1856, Dom Guéranger s’apprêtait à traiter une affaire moins délicate que celle de 1851 et qu’il pensait ne pas rencontrer de difficultés : il allait faire approuver le projet de Propre monastique de Solesmes (offices et messes), que Pie IX, on s’en souvient, lui avait largement permis d’élaborer. Etait-il tout à fait rassuré ? De Rome, il avait confié un jour à ses amis Landeau : « Le Saint Père me traite toujours avec une affection et une confiance inouïes… Mais il n’est pas tout ici, et je m’en aperçois, sans en être surpris. L’époque où nous sommes n’est pas le règne du froc, et tout le monde remarque même que la faveur dont je jouis fait exception pour les gens de mon espèce » — et il expliquait : « Le relâchement des ordres religieux a fait baisser leur crédit… ». Ces impressions allaient se confirmer en 1856.
L’arrivée à Rome, le 7 février, vers 16 heures, est originale et caractéristique du style de Pie IX : « A une demi-lieue de la ville, raconte Dom Guéranger, nous avons rencontré le Saint-Père qui faisait sa promenade sur la grande route. Aussitôt nous sommes descendus de voiture et nous nous sommes agenouillés près du fossé. Le Pape m’a aperçu et m’a appelé par deux fois ; je me suis permis d’aller à lui et il m’a dit : « On ne peut pas dire que je viens à votre rencontre, mais on le dirait. » Cet accueil si gracieux m’a beaucoup touché, bien que je ne doive pas y faire fond plus que de raison. »
Dès les premiers jours, Dom Guéranger remarque qu’on lui prodigue des marques inhabituelles de politesse, et apprend que certains bruits favorables courent sur sa personne. Pourtant, la première audience, le 12 février, lui laisse une impression de malaise : « Le Saint Père s’est montré très gai, parlant sur mille choses et cherchant à passer le temps, comme s’il eût voulu se recréer… » — entendez : comme s’il cherchait à éviter le sujet sur lequel il sait que vient son visiteur. « Il a été question de l’Immaculée Conception : je l’ai félicité ; il m’a parlé de mon Mémoire, du triomphe remporté sur le gallicanisme à cette occasion, un peu de Mgr Bouvier (mort à Rome en 1854) sur lequel il n’a pas fait de sentiment. Puis il m’a congédié. J’ai demandé à rester; il y a consenti gracieusement. J’ai parlé du Propre. Il a été un peu embarrassé, m’a dit qu’il y avait des oppositions, que l’on étudierait la chose. Bref, les cancans l’ont impressionné. » L’audience prend fin.
Très intrigué par l’attitude de Pie IX à son égard, Dom Guéranger se figure, dans un premier moment, être en défaveur. Il ne tarde pas à obtenir la clef de l’énigme : à partir de l’indiscrétion de l’un de ses moines, une intrigue a été ourdie contre lui ! Mécontent du projet liturgique de son Abbé, Dom Bourgeteau, cérémoniaire de l’abbaye, a osé s’en plaindre secrètement à la Congrégation des Rites. Son factum (aujourd’hui connu) est absurde et incapable d’intimider Rome. Mais il est passé par les mains de certaines personnes à l’Archevêché de Paris. On n’a pas laissé passer une telle aubaine. Comment ! le promoteur de l’unité liturgique en France demande un office spécial pour Solesmes ! Voilà qui dépasse l’imagination ! Mgr Sibour a donc fait savoir à Rome son étonnement. Et Pie IX se trouve fort gêné, désireux à la fois de faire plaisir à l’Abbé de Solesmes conformément à la permission donnée en 1852, et de ne pas paraître refuser tout crédit aux plaintes de l’archevêque de Paris.
Cette attitude déçoit Dom Guéranger : il y voit un manque de fermeté et même de franchise… Disons tout de suite, pour dissiper nos inquiétudes sur l’issue de ce petit conflit, que Dom Guéranger, soucieux de ne peiner en rien le Saint-Père, va consentir des restrictions à son projet, ce dont Pie IX lui sera très reconnaissant. L’amputation sera d’un tiers environ, mais le « grand liturgiste » si cher au Pape aura tout de même le désagrément de constater qu’elle retranchera les pièces les plus valables, tirées des anciens sacramentaires. Une fois de plus, il mesurera l’immensité de la tâche à accomplir par les bureaux romains pour acquérir une vraie compétence scientifique.
C’est précisément ce constat de la trop grande ignorance des sources de la liturgie au sein du personnel de la. Congrégation des Rites, qui va l’incliner à renvoyer à plus tard, après de longs travaux préparatoires, une réforme du Bréviaire qu’il juge pourtant — il le dit expressément — très souhaitable. Quinze ans plus tôt, dans le tome second des Institutions liturgiques, il avait précisé ces conditions exigées pour une saine réforme liturgique. De plus, nous l’avons dit, l’archevêque de Paris trouvait dans l’entreprise d’une réforme un alibi pour échapper momentanément à la liturgie romaine ; lui donner satisfaction eût semblé donner tort aux diocèses qui étaient déjà revenus aux livres romains.
Nommé le 13 mars 1856 membre de la Commission formée par Pie IX pour revoir le travail de la Congrégation établie par Benoît XIV pour la réforme du Bréviaire, Dam Guéranger aura le plaisir de voir son avis partagé par ses collègues. Mais le bruit s’est répandu au dehors et risque de franchir les Alpes… Il faut en finir au plus vite. « Nous nous sommes ajournés au 5 mai, fête de S. Pie V, écrit-il à Mgr Pie, le 11 avril, pour discuter une question préalable qui, si elle est résolue dans le bon sens, arrêterait tout. J’ai annoncé à la Commission que ce serait la dernière séance à laquelle je prendrais part, étant obligé de rentrer en France. Priez S. Pie V, mon cher Seigneur, de nous venir en aide. »
S. Pie V entendit son appel : le 9 juin, le Journal officiel de Rome publiait une note rédigée sur ordre de Pie IX et ainsi conclue :
« Examen fait, et le rapport ayant été entendu, le Saint Père a suivi l’exemple de ses prédécesseurs en ordonnant que les écrits en question seraient replacés dans la Bibliothèque Corsinienne d’où ils avaient été extraits, et que tout examen ultérieur du Bréviaire romain serait désormais abandonné. »
Revenons aux fameux « bruits » concernant Dom Guéranger. Chacun l’aura deviné, il s’agit tout simplement du chapeau rouge. Chapeau qui est passé si près, que Mgr Bizzarri lui-même, toujours en place et toujours impénitent, reçoit avec une gracieuseté presque grotesque l’homme qui, dit-on, est l’objet d’un « caprizio d’amore » de la part du Pape. On raconte même qu’un monsignor, auteur d’un cérémonial indiquant aux nouveaux cardinaux la conduite à tenir en attendant le consistoire, est venu offrir son œuvre à Dom Guéranger. Ce dernier, en l’acceptant, a affecté de ne pas comprendre et a témoigné sa gratitude de pouvoir emporter en France un ouvrage qui n’est pas dans le commerce. Au témoignage de Mme Cécile Bruyère, un certain abbé Leroux, ancien vicaire à Sablé, serait aussi venu s’offrir en qualité de secrétaire ; on devine la réponse.
Il est très passible que ces rumeurs autour du cardinalat aient été répandues à dessein par Pie IX lui-même, comme une sorte de ballon d’essai, afin de se rendre compte de l’effet que produirait cette nomination. Telle était du moins l’explication ayant cours à Solesmes. Le chevalier de Rossi, pour sa part, entendait dire autour de lui : « Ah! Voilà une nomination qui fera honneur au Pape ! » Mais d’autres — et sans doute Mgr Sibour — pensaient différemment.
Et l’intéressé, qu’en pensait-il ? Ses sentiments nous sont largement connus, car il a tenu à dissiper l’équivoque chez ses amis : il veut faire savoir que si l’affaire n’a pas de suite, cela ne signifie nullement qu’il est en défaveur auprès du Pape. D’autre part, il ne cache pas son bonheur d’échapper à une situation qui le retiendrait à Rome et serait par là même fatale à son monastère :
« Croiriez-vous qu’en novembre, écrit-il aux Landeau le 13 février, le Pape a songé sérieusement à me faire cardinal ? C’est très certain. Le Bon Dieu a eu pitié de moi. Mais croiriez-vous qu’en ce moment je suis en disgrâce ? » (Impression première que la suite a vite démentie). « Je m’en réjouis, car j’ai la ferme garantie qu’on ne fera rien pour me retenir ici. » Et, le 22 : « C’est une miséricorde de Dieu sur moi de perdre la faveur dans une cour dont la bienveillance pourrait renverser Solesmes en m’enlevant à lui, et m’asphyxier dans un exil que ma santé ne supporterait pas. Si encore un étranger pouvait bien prendre ici et avoir de l’influence pour le bien ! mais c’est impassible. » Et il explicite sa pensée : A Rome, il a parlé avec trop de franchise. Cela n’a pas plu. Chose plus surprenante à ses yeux, il en a été de même pour un prélat de la valeur de Mgr Pie. « Il faut convenir, ajoute Dom Guéranger, que la position du bon Pape est difficile, d’autant plus qu’ils ne font rien ici pour s’éclairer. Quand arrive un homme au fait de tout, on en est à ne pas comprendre son langage, on le prend pour une tête montée… Enfin, quant à l’Eglise, Dieu veille, il n’a pas besoin des hommes et il en vient toujours à ses fins. Le seul à plaindre, dans tout cela, c’est le bon Pape, qui n’a que de bonnes intentions et n’arrive jamais à les réaliser. Je l’aime, toujours beaucoup, et il a grande estime de ma chétive personne ; mais je suis à l’abri de ses faveurs, et les monsignori qui jalousaient mon chapeau il y a trois mois peuvent se remettre à faire carrière. Ils arriveront, s’il plaît à Dieu, et moi je mourrai moine, ce qui me va beaucoup mieux. »
La correspondance de Dom Guéranger, à cette époque, offre bien des passages semblables à celui-ci. « J’avoue, écrit-il encore à ses amis de la Marbrerie de Solesmes, que le cardinalat eût été pour moi un coup terrible : rompre avec ce qui a été toute ma vie, accepter l’exil, et un exil d’étiquette, de labeur incessant, forcé, imprévu, je ne crois pas que le Bon Dieu pût m’imposer un plus grand sacrifice (14 avril 1856) ».
L’inconvénient des rumeurs autour de sa personne, c’était qu’elles interdisaient à Dom Guéranger de retourner trop tôt au Vatican, sous peine de paraître faire sa cour. Ce n’est donc que le 19 avril, plus de deux mois après sa première audience, qu’il revoit Pie IX.
« En entrant, raconte-t-il dans son Journal, le Saint Père s’est écrié que je voulais partir. Je l’ai confirmé en recevant sa bénédiction. » Après l’hommage des derniers tomes du Spicilège de Dom Pitra, on aborde le problème posé par l’ouvrage de Victor Cousin : Du Vrai, du Beau, du Bien, une affaire qui tient à cœur à Dom Guéranger, parce qu’il voit en ce livre une interprétation naturaliste du message chrétien. Le Pape assure qu’on est en train de traiter avec l’auteur (sous-entendre : Pie IX espère sa conversion au catholicisme). « J’ai dit, insiste le terrible consulteur de l’Index, que nonobstant il fallait que le livre fût condamné. Le Saint Père m’a assuré qu’il le serait. Mais il s’est plaint de l’archevêque de Paris (Mgr Sibour) et de l’évêque d’Orléans (Mgr Dupanloup) qui le soutiennent, des laïques aussi, entre lesquels il a nommé M. de Falloux tout en rendant justice à son mérite politique. De là il est passé sur Veuillot, me priant de lui dire qu’il l’aimait et le bénissait, mais qu’il ne pouvait prendre la responsabilité de tous ses articles ; j’ai répondu qu’il n’en était pas question. »
Dom Guéranger oriente ensuite la conversation vers le Propre de Solesmes. Pie IX témoigne encore de son embarras, remercie l’Abbé de sa soumission, lui assure qu’il conservera plus de la moitié des textes. L’instant est un peu pénible. Alors le visiteur présente ses suppliques et tout est accordé : permission de lire les livres prohibés toute sa vie (rien que de très normal pour un consulteur de l’Index), permission de consulter les manuscrits de la Vaticane, de célébrer une messe au cimetière de Callixte dans la crypte de sainte Cécile nouvellement déblayée, etc. Puis, après avoir été chercher deux médailles d’argent de l’année, « le Saint Père m’a demandé, poursuit Dom Guéranger, s’il pourrait compter sur moi à Solesmes, au cas où il aurait quelque travail à me confier. Je lui ai répondu que je serais toujours empressé de faire sa volonté. Il m’a béni ensuite et m’a congédié. »
Le Pape et l’Abbé se sont-ils douté qu’ils ont vécu leur dernière rencontre ici-bas ? Pie IX certainement pas. Mais Dom Guéranger, sans que soit en rien diminué son dévouement envers le Saint Siège, conserve au cœur une secrète blessure, une déception — toute relative — dont il ne fera état que devant des intimes de toute confiance. Ce n’est pas au premier venu qu’il avouera avoir trouvé en Pie IX un homme « bon, léger, un peu faible ». Ecrivant à Mgr Pie en 1853, à une époque où l’on parlait d’un éventuel voyage du Pape en France, il avait dit préférer que ce projet n’ait pas lieu : il redoutait de voir la bonté de Pie IX capituler devant les assauts de certains évêques « gallicans » ! A partir de 1856, sentant bien que l’affection du Souverain Pontife à son égard ne suffit pas pour vaincre certaines hostilités de son entourage contre Solesmes, il préfère demeurer loin, tout disposé cependant à répondre à un appel expressément formulé. Mais cet appel ne lui viendra jamais directement.
Après l’audience du 13 février, dont le scénario, comme il l’avait appris ultérieurement, avait été préparé d’avance, il avait écrit à Léon Landeau : « Il faut se souvenir qu’on est avec des Italiens. » La rude franchise de Dom Guéranger s’accommodait mal des sinuosités souriantes de la diplomatie.
De son côté, Pie IX ne comprenait pas l’utilité de certaines polémiques de son cher « Dom Guerroyer », selon le calembour bien connu. Nous l’avons entendu faire des réserves sur l’impétuosité de Veuillot. Un peu plus tard, en 1858, il écrit à Mgr Pie, le conjurant, dans un souci de paix entre chrétiens, de recommander à l’Abbé de Solesmes la plus grande modération dans ses attaques contre le « naturalisme » du Prince de Broglie. Certes, il ne doute pas du bien- fondé des critiques, et il avoue loyalement n’avoir pas lu l’ouvrage incriminé ; mais il désire la concorde. L’évêque de Poitiers ne répondra pas, ne voulant pas « faire la leçon au Père commun ».
Ce sont surtout les problèmes monastiques, que Dom Guéranger regrette de sentir incompris à Rome à l’approche du Concile du Vatican, une menace pèsera sur les Réguliers, et bien des abbés souhaiteront pour cette raison voir Dom Guéranger y prendre place.
Travaux pour Pie IX sur les bords de la Sarthe
La loyauté et le dévouement de Dom Guéranger et des siens envers le Pape allaient s’exprimer en bien des occasions. Il faut parler ici du sacrifice consenti par l’abbaye en donnant au Vatican l’un des meilleurs de ses moines, Dom Jean-Baptiste Pitra. Depuis 1852, grâce à son savant Spicilegium, il n’était plus un inconnu pour Pie IX. Vers 1858, ses articles sur les Eglises d’Orient attirent à nouveau sur lui l’attention pontificale. Et soudain, Dom Pitra est mandé à Rome ; il part, le cœur tout triste, pressentant qu’il quitte quasi définitivement son cher monastère — d’où, à vrai dire, il s’échappait bien souvent pour courir les bibliothèques. Le 20 avril 1858, il est reçu en audience, la première d’une multitude d’audiences jusqu’à la mort de Pie IX. Le Pape le met au courant de son projet : dans un souci d’œcuménisme, il désire répondre aux avances des Grecs-Unis de Russie ; il lui faut donc envoyer là-bas un homme de confiance, apte à se renseigner sur le droit des Eglises orientales. Le pauvre moine a beau se défendre, il ira, coûte que coûte, jusqu’à Moscou, en 1859-1860, passant ses jours et même ses nuits à copier des manuscrits, puis reviendra narrer son expédition en octobre 1861, au cours d’une très longue entrevue avec le Chef de l’Eglise.
Puis, au sein de la Congrégation de la Propagande, Pie IX créera une commission permanente exclusivement chargée des Eglises d’Orient et lui donnera le nom de Congrégation de la Propagande pour le rit oriental. Il en nommera Dom Pitra consulteur. Jusqu’à présent, rien de trop extraordinaire. Mais voici que le 31 décembre 1862, Dom Pitra apprendra que le Pape veut le faire entrer dans le Sacré-Collège, et que cette pensée remonte même à plusieurs années ! Promotion totalement imprévue de tous, caractéristique des choix- surprises de Pie IX, mais assez mal reçue des gens de carrière : élever si vite un français érudit, romain de la dernière heure ! Très sensible, le cardinal de 53 ans souffre et souffrira jusqu’à sa mort de cette solitude morale. « On a déclamé contre vous et contre moi jusque dans les antichambres du Saint-Père, écrit-il à Dom Guéranger. Je me hâte de dire que, pour vous surtout, il est trop tard, car dans la dernière audience que Sa Sainteté m’a accordée, j’ai eu la consolation d’entendre à votre sujet les plus bienveillantes paroles. »
Ces « bienveillantes paroles » à l’égard de l’Abbé de Solesmes se retrouveront souvent dans la bouche de Pie IX, et le cardinal ne manquera jamais d’en faire mention dans ses lettres à son ancien Abbé. Pour ce dernier, ne sont-elles pas un signe suffisant pour reprendre le chemin de Rome ?
Mais Dom Guéranger subit, après 1860, une baisse notable de santé. De plus, les fièvres romaines sont pour lui un sujet de terreur depuis sa crise de choléra en 1837. Enfin, il rappelle à ses correspondants qu’il ne peut quitter Solesmes plus d’un mois sans compromettre l’existence économique du monastère : seule, en effet, la présence de l’Abbé rend confiance aux nombreux créanciers de cette abbaye perpétuellement endettée. Et puis est-il bien utile à Rome ? Réalise-t-on là-bas ce que représente Solesmes ? Le Bref du 13 avril 1863 relatif à l’élévation de Dom Pitra au cardinalat ne fait pas la moindre allusion aux travaux accomplis par le restaurateur du monachisme bénédictin en France…
Tout cela n’est cependant que détail secondaire : l’essentiel, pour Dom Guéranger, est de soutenir par tous les moyens la cause du Chef de l’Eglise. Il le fait surtout par la parole et par la plume, et l’on sait qu’un article de l’Abbé de Solesmes placé en première page de l’Univers pouvait avoir un impact considérable, comme ce fut le cas en 1858 lors de l’affaire Mortara, ce jeune juif baptisé, sujet pontifical que le Saint Siège avait fait enlever à ses parents pour l’éduquer chrétiennement, décision qui avait provoqué en Europe une vague de haine contre Pie IX.
Il serait trop long d’évoquer ici les péripéties de la question romaine, c’est-à-dire des efforts du Piémont pour unifier l’Italie en grignotant les Etats pontificaux. Ce fut la grande croix de Pie IX. Si Dom Guéranger n’a rien écrit directement sur ce sujet, ce fut parce que les voix ne manquaient pas pour soutenir le Pape. Mais il adressait des encouragements fréquents à l’évêque de Poitiers qui ne craignait pas d’élever la sienne, et il profitait de ses articles historiques sur la Papauté pour souligner la nécessité de l’indépendance territoriale du Saint Siège : c’était la liberté même de l’Eglise qui était en jeu.
Plus discrète encore, plus efficace aussi, a été l’action de Dom Guéranger dans la préparation du Syllabus. En 1859, il reçut la visite d’un bénédictin irlandais qui lui transmit une demande de Pie IX : le Pape désirait que l’Abbé de Solesmes rédigeât une note sur les erreurs modernes, notamment sur le matérialisme. C’était chose faite dès janvier 1860. Deux ans plus tard, Dom Pitra mettait secrètement son abbé au courant de la préparation du texte, qui devait contenir 61 propositions. Une allocution de Pie IX, en juin 1862, reproduisit des passages entiers du mémoire solesmien. Et lorsque parut le document final, en annexe de l’encyclique Quanta cura, le 8 décembre 1864, Dom Guéranger put y reconnaître son propre plan et plusieurs de ses expressions.
La concession par Pie IX à Dom Guéranger et à ses successeurs, en 1865, de la cappa magna, insigne honorifique aujourd’hui supprimé, a été considérée comme exprimant la gratitude du Pape pour tous ces travaux. Cette faveur avait été demandée par le cardinal Pitra et l’évêque du Mans, Mgr Fillion ; la surprise n’en fut pas moins grande chez Dom Guéranger : « Pour tous, dit-il au cardinal, c’est une marque de sympathie de Rome envers moi, et n’ayant jamais été gâté, la chose en est d’autant plus sensible. »
La cappa prit le chemin de Solesmes, puisque le bénéficiaire ne pouvait trouver le moyen d’aller la chercher. Pourtant, les instances du Saint Père, transmises par le cardinal Pitra, se répétaient sur le ton le plus souriant : « Donc, c’est entendu, nous reverrons le cher Abbé e fra poco ». Les solennités du le centenaire des Apôtres Pierre et Paul, en juin 1867, allaient réunir presque tous les évêques, et l’idée d’un concile était dans l’air. Mais l’accès de petite vérole contracté par Dom Guéranger au début de l’année interdisait encore le voyage, surtout pour affronter les chaleurs de Rome, plus dangereuses, à tout prendre, que l’humidité de la Sarthe.
A mesure que l’on se rapprochait de l’ouverture du concile, les amis de Dom Guéranger, surtout évêques et moines, unissaient leurs voix pour l’engager à partir : on pressentait que se livrerait bientôt l’ultime combat contre le gallicanisme, qu’il faudrait lutter autour de l’infaillibilité pontificale et qu’il serait question des Réguliers. Cette fois-ci, la correspondance le prouve, Dom Guéranger songea très réellement à revoir Rome et le Vatican, non par plaisir, mais par devoir. Au dernier moment, les forces lui firent défaut. En l’apprenant, Pie IX manifesta son regret : « Le Saint Père a parlé de vous, écrit Élise Veuillot de la part de son frère, le 5 décembre 1869 : « Dom Guéranger ne vient point ? — Il est malade, Très Saint Père, il travaille pour la Papauté. — Je sais qu’il est malade, je sais son bon et rude travail, mais il ne vient pas, je le regrette, je désire qu’il vienne. »
Faiblesse de santé providentielle, qui accorda au moine le calme et le temps nécessaire à l’élaboration de cet ouvrage décisif que fut la Monarchie pontificale. Le Bref de félicitations que Pie IX adressa à son auteur le 12 mars 1870 fit l’effet d’un « coup de foudre », selon l’expression de l’évêque du Mans. Au dire du cardinal Pitra, le Souverain Pontife aurait même désiré donner à son document des termes plus marqués.
C’est aussi dans l’intention de récompenser ce service rendu à toute l’Église — Mgr Pie devait le révéler plus tard —, que Pie IX, le 14 juillet 1870, sur la demande formulée par Mgr Fillion, accorda une jeune abbesse de 25 ans au monastère de Sainte-Cécile, acceptant, selon son expression, de mettre la charrue avant les bœufs, puisque le prieuré n’était pas encore érigé en abbaye. Chaque année, en reconnaissance, une messe est chantée par les moniales à la mémoire de Pie IX, au jour anniversaire de sa mort.
Une fois le Concile interrompu par la guerre, après la proclamation du dogme de l’Infaillibilité, la nécessité d’un voyage de Dom Guéranger à Rome ne s’imposait plus. La présence de Solesmes auprès de Pie IX était assurée en la personne du cardinal Pitra. C’est lui, par exemple, qui présenta au Pape le dernier livre de l’Abbé de Solesmes : Sainte Cécile et la société romaine et obtint pour lui un Bref laudatif. C’est à lui surtout que revint la charge d’annoncer au Saint-Père la mort du Père Abbé ; nous connaissons la réponse de Pie IX : « J’ai perdu un ami dévoué et l’Eglise un grand serviteur », éloge ultérieurement développé à travers les trois Brefs adressés respectivement à l’Abbaye de Solesmes, à Mgr Pie et à Mgr Freppel, panégyristes du défunt. Ces documents résument l’œuvre accomplie par Dom Guéranger et par ses moines au service de l’Eglise, sous le pontificat si long de Pie IX. La foi, et non le seul sentiment humain, avait inspiré cette fidélité : à ce point de vue, mieux valait avoir éprouvé au Vatican quelques déceptions secondaires.
Le successeur de Dom Guéranger, Dom Couturier, ne rencontra Pie IX, désormais très vieilli, qu’au cours de deux brèves audiences en 1876: elles n’ont laissé à peu près aucune trace.
Dès l’annonce de la mort du grand Pontife, Dom Christophe Gauthey, moine et futur abbé de Sainte-Madeleine de Marseille, partit pour Rome. De là, il adressa à ses frères de Solesmes un long reportage personnel sur le deuil et sur les obsèques pontificales. Dès le 20 février, il expédiait ces lignes : « A 13 heures, le Pape a été élu. C’est un vrai miracle. Le conclave, humainement parlant, devait être long à cause du grand nombre des cardinaux : près de 60… Et plusieurs membres émérites du Sacré-Collège pouvaient attirer les suffrages. Son Éminence le cardinal Pecci, camerlingue, a eu, dit-on, 45 voix. »
A 32 ans de distance, Dom Gauthey retrouvait l’enthousiasme de Dom Guéranger apprenant l’élection de Pie IX. Nous aussi, nous avons connu récemment une joie semblable. Qu’en aurait conclu Dom Guéranger ? Ayant été déjà trop abondant, je laisse à notre Père Abbé le soin de nous le dire.