Sablé, ma patrie… En traçant ces mots dans une lettre à son ami Charles Louvet, Dom Guéranger exprimait plus qu’une simple précision d’état-civil : il se reconnaissait réellement fils du terroir.
Un rapport officiel de 1802 jugeait les habitants de Sablé a d’un beau sang, d’une allure leste, d’une bonne société, se ressentant par leur enjouement et l’agrément de leur conversation, du voisinage du Maine-et-Loire. Il est possible que Prosper Guéranger ait bénéficié de ces heureuses influences géographiques ; mais, pour autant qu’on la connaisse, son ascendance ne nous mène pas vers l’Anjou : il demeure un authentique manceau.
Son père, Pierre Guéranger, né au Mans en 1773 de Julien Guéranger, fabriquant d’étamines établi sur la paroisse de Gourdaine, et de Marie Davoust, originaire de Pontlieue, avait songé à entrer dans les ordres au début de la Révolution de 1789. Enrôlé malgré lui dans les armées de la République, il avait réussi à se libérer et à regagner le pays. On le retrouve en 1797 à Sainte-Suzanne, dans la Mayenne, où peut-être quelques relations de famille l’avaient attiré. C’est là que le 27 janvier 1798, il épousa une couturière native de Saint-Jean-sur-Erve, un bourg voisin ; Françoise Jarry était fille de Victor Jarry, maître cordonnier, et d’Anne Chapon.
Les prêtres insermentés vivaient encore dans l’insécurité, et le mariage fut béni clandestinement par Maître Michel Barrabé, rentré de Jersey l’année précédente et résidant sur la paroisse de Chammes, non loin de Sainte-Suzanne. Dans cette région bocagère du Maine, la Charnie, politiquement assez divisée, les chouans tenaient la campagne, tandis que les citadins aspiraient à une paix indispensable pour la prospérité de l’artisanat et du commerce. L’Empire apparut comme le garant de cette tranquillité, tout comme le Concordat le fut pour le libre exercice du culte.
Autant dire que les Guéranger, dans leur foi et leur loyalisme, se rallièrent aisément au nouveau régime et lui restèrent fidèles, tout en déplorant la persécution contre Pie VII. De même, en 1815, le bon sens, l’absence en eux de tout préjugé politique ainsi que le souhait d’une paix générale leur faciliteront l’acceptation de la Restauration. Cette attitude franche et simple, qui maintenait la foi vivante à l’abri des passions politiques, est à noter : Dom Guéranger ne s’en départira lamais tout au long d’un siècle fertile en bouleversements.
Peu après son mariage, et pour des raisons qui nous échappent, Pierre Guéranger vint s’installer à Sablé. Y possédait-il quelque lointain parent ? On ne sait. Ses goûts et ses aptitudes le portant vers l’enseignement, il ouvrit une école dans un ancien couvent de religieuses Cordelières de Sainte-Elisabeth, fondé au XVve siècle à l’entrée du faubourg Saint-Nicolas. C’est en cette demeure que naquirent ses quatre fils, Frédéric, Édouard, Prosper et Constantin.
De la maison natale de Dom Guéranger il subsiste peu de souvenirs, les bâtiments des Elisabethines ayant subi bien des transformations. On y voit encore un vieil escalier de bois menant à un grenier recouvert d’une magnifique charpente. En 1808, ce logis fut échangé avec celui que les gendarmes occupaient dans l’île, tout près de l’église Notre Dame, et qui n’était autre que l’ancien collège établi en 1602 pour recevoir trente internes. Détail curieux, cette maison avait été propriété des anciens moines de Solesmes.
Prosper-Louis-Pascal fut baptisé le soir même du jour de sa naissance, le 4 avril 1805, en la vieille église Notre-Dame, aujourd’hui disparue, dont les fonts baptismaux ont été transférés dans l’église actuelle, qui porte le même vocable. < Prosper » n’était pas un nom courant dans la région ; comme ceux des autres fils de Pierre Guéranger, il dénote une certaine recherche. Le 4 avril tombait le jeudi d’avant le dimanche des Rameaux, d’où le prénom de « Pascal » . « Louis »voulait sans doute honorer le parrain de l’enfant, Maître Louis Gazeau, prêtre ami de la famille, emprisonné à Laval en 1792.
L’enfance et la jeunesse de Prosper Guéranger nous seraient à peu près inconnues si lui-même, en 1864, n’avait entrepris de rédiger ses mémoires, pour empêcher des légendes de courir à son sujet. Cette autobiographie, qui s’arrête malheureusement à l’année 1833, est pleine de charme et d’intérêt. L’enfant grandit dans cette petite cité sabolienne fort pittoresque que nous montrent les anciennes gravures, avec son château du XVIIIe siècle, son trafic fluvial, que l’on aurait peine à imaginer aujourd’hui, et sa population de trois mille habitants, commerçante et industrieuse, réputée pour son travail du marbre et ses ganteries.
Sur son milieu familial, Dom Guéranger s’est toujours montré très discret. II n’a conservé aucune lettre de ses parents. On entrevoit pourtant la figure assez austère de Pierre Guéranger, qui avait gardé de ses premiers désirs du sacerdoce l’habitude de réciter les Heures, et dont le dévouement au clergé de Sablé reste visible dans les registres paroissiaux.
Françoise Jarry, dont les traits ne nous sont pas même connus, était, paraît-il, une femme de petite taille dont l’activité et l’humeur spirituelle compensaient la gravité de son mari. C’est à elle que Prosper dut sa vivacité et son enjouement, tandis que de son père il hérita cette force tranquille qui apparaît dans toute son œuvre.
Le contraste se manifeste dès les premières années : réparties vives, curiosité très éveillée, jeux turbulents s’inspirant du contexte militaire de l’époque impériale ; mais aussi imitation enfantine des cérémonies de L’Église, promenades méditatives au prieuré désert de Solesmes, distant d’une demi lieue, où l’avait emmené dès son plus jeune âge la servante de la famille, originaire du petit bourg. Déjà vieux de huit siècles, le monastère fondé en 1010 par Geoffroy de Sablé semblait avoir définitivement terminé sa carrière. Le dernier prieur, chassé de son couvent en 1791, puis emprisonné pour sa foi, était mort près du Mans depuis quelques années. Prosper entendait sans doute parler d’un autre moine de Solesmes, Dom Papion, qui, après sa détention, était revenu exercer du ministère à Sablé, où il devait s’éteindre en 1819.
Si l’émerveillement devant les mystérieuses statues suscitait chez l’enfant questions et rêveries, si le jeune garçon aima venir méditer seul sur les roches de la Poulie, jamais il ne fut effleuré par le pressentiment de son avenir monastique. Dom Guéranger a pris la peine de le préciser pour couper court aux légendes romantiques. Seul est à retenir son attachement au site et au vieux moutier bénédictin.
Apprendre à lire fut un jeu pour lui, et la lecture, il l’avouera plus tard, devint sa récréation préférée. Il y mit et il y mettra toujours toute l’ardeur de son tempérament. La rapidité et l’étendue de ses lectures feront l’admiration de ses interlocuteurs. Un tel entraînement aurait même eu besoin d’être freiné : lire à longueur de journée dans les bois ou au creux d’un rocher, comme il aimait à le faire, en compagnie de Fénelon ou de Chateaubriand, ne nuisait pas à sa santé, mais il n’en sera plus de même dans une chambre de séminaire ou dans des bibliothèques mal aérées.
L’amour des livres risquait-il de faire oublier à l’enfant les graves questions religieuses de son temps ? L’excellence de la formation familiale suffisait à y parer. Pierre Guéranger, dont l’école avait été qualifiée de « fruit du fanatisme » par un rapport du commissaire départemental, apprit à ses fils à ne pas craindre d’affirmer leur foi. Chaque soir, il leur lisait la vie du saint du jour. Les exemples de courage des temps anciens revivaient chez lui, lorsqu’il recevait des prêtres confesseurs de la foi sous la Révolution. Il créait ainsi dans son foyer une atmosphère de fidélité héroïque, et les enfants s’habituaient à ces évocations des années de persécution supportées pour la liberté de l’Église. En famille, on priait pour le Pape. Dom Guéranger se souvient de l’impression que lui causait une gravure représentant Pie VII aux pieds de Notre -Dame -des Sept-Douleurs. Par prudence et par honte, on lui cacha la captivité de Fontainebleau, mais une maladresse la lui dévoila vers 1812 ; il en fut bouleversé, et, sans qu’il s’en rendît bien compte, son attachement à L’Église et à son chef s’en affermit d’autant.
Dans cette âme déjà bien préparée, la voix de Dieu trouva écho dès l’enfance : la vocation sacerdotale de Prosper Guéranger fut précoce. Après ses premières études à Sablé, la première communion en 1816 et la confirmation donnée l’année suivante par Mgr Montault à Morannes, il fut envoyé comme boursier au Collège Royal d’Angers, à l’automne de l’année 1818.
Comme son père l’avait déjà initié au latin, il y entra en classe de quatrième, et il y poursuivit ses études jusqu’à la fin de la rhétorique en 1822. II s’y montra non pas un premier de cours, mais un bon élève, à qui la facilité de travail permettait de s’adonner à des passe-temps tels que la versification et, bien entendu, la lecture.
« Il avait un style à lui, chose rare chez des collégiens, écrira l’un de ses condisciples. Né avec un caractère sérieux et d’une raison au-dessus de son âge, il se mêlait peu aux jeux de ses camarades. Il préférait la promenade et la causerie. Sa conversation était parfois enjouée, plus souvent sérieuse, instructive toujours. On se plaisait à l’écouter et il était déjà de bon conseil. » Il noua en effet à Angers des amitiés durables, notamment avec Charles Louvet, futur maire de Saumur et ministre à la fin du Second Empire, qu’il aida à recouvrer la foi.
Sans mériter plus que d’autres la mauvaise réputation qu’on leur a faite parfois, les lycéens d’Angers n’étaient pas des enfants de chœur : il leur parut que Guéranger faisait preuve d’une piété peu ordinaire en communiant aux quatre fêtes d’obligation, et ils lui donnèrent le surnom de « moine », ce dont il s’accommoda fort gentiment.
Que l’adolescent se soit jeté sur les ouvrages des grands auteurs de son temps, nul ne s’en étonnera. Le Génie du christianisme, les Martyrs l’enthousiasmèrent. Les Méditations de Lamartine lui donnèrent même envie de lire la Bible… Bossuet et Fleury répondirent à son goût pour l’histoire. A peu près toutes les grandes œuvres de la littérature française et étrangère passèrent entre ses mains, grâce à l’assistance du jeune aumônier du collège, l’abbé Pasquier.
Deux écrivains contemporains l’emportèrent pourtant dans son esprit en attirant son attention sur les problèmes religieux de son époque : Joseph de Maistre et Félicité de Lamennais. Les Soirées de Saint-Pétersbourg, les Considérations sur la France et surtout Le Pape, qu’il lut le crayon à la main et qu’il relira plus tard de manière critique, lui firent entrevoir le rôle de la papauté dans l’histoire. Chez de Maistre, qu’il tiendra pour « le plus grand génie de ces derniers temps », Dom Guéranger appréciera, outre le style simple et ferme, les vues profondes sur l’antinomie autorité-révolution. Avec lui, il saisira que la Révolution, en dépit des apparences, est aussi virulente et même plus dangereuse sous la Restauration. Par ailleurs, il retiendra sa démonstration historique de la souveraineté pontificale à travers les siècles, plus que ses spéculations sur l’infaillibilité naturelle de toute autorité souveraine.
D’une manière analogue, lorsque Lamennais, dans son célèbre Essai sur l’indifférence, entend prouver que la société ne peut retrouver la stabilité que fondée sur l’autorité religieuse de L’Église et du Pape, Prosper Guéranger l’assimile avec aisance, tandis qu’il ne suit que de loin, ou sans trop comprendre, les considérations philosophiques sur le « sens commun » en réaction contre le rationalisme du siècle précédent.
Quant à la politique du jour, elle ne passionna le collégien qu’à l’occasion de l’assassinat du duc de Berry en 1820. Très ému, il connut alors un accès de ferveur légitimiste qui ne se renouvela pas durant sa vie.
Au début de l’année 1821, les Guéranger quittèrent Sablé pour Le Mans. Le collège sabolien commençait à être sérieusement concurrencé par le Petit Séminaire de Précigné, et son Principal, après vingt-trois ans d’enseignement, aspirait à un poste plus élevé ou plus reposant dans la cité de ses ancêtres. Après avoir assuré une classe de cinquième au Collège Royal, Pierre Guéranger se retirera rue Saint-Vincent vers 1838 et mourra dix ans plus tard.
Prosper, dont la vocation ne s’était jamais démentie, entra au Séminaire du Mans, et revêtit la soutane en novembre 1822, en compagnie de soixante-dix élèves dont une quarantaine parviendront au sacerdoce. L’année de philosophie se faisait alors dans l’ancien Hôtel Tessé, dominant la Promenade des jacobins, non loin du chevet de la cathédrale. Les étudiants de théologie se retrouvaient ensuite au Séminaire Saint-Vincent.
Cette nouvelle période de la vie de Dom Guéranger est capitale pour sa formation intellectuelle et spirituelle. La médiocrité de l’enseignement ecclésiastique fut compensée chez lui par ses lectures personnelles et de précieuses grâces de lumière qui fécondèrent sa recherche. La sévérité du jugement porté par l’Autobiographie de Dom Guéranger sur le cursus des études cléricales ne surprendra guère quiconque aura la curiosité d’ouvrir les Institutiones philosophicæ de Lyon ou les Institutiones theologicoe de Poitiers. En outre, « point de cours d’histoire ecclésiastique, ni de liturgie, ni de droit canon, point de théologie ascétique ou mystique, et dans le séminaire assez peu de piété ». Saint Thomas, Suarez et bien d’autres maîtres y étaient simplement ignorés.
Les Examens de Tronson, les conférences spirituelles de l’abbé Bouvier, le futur évêque du Mans, laissaient sur sa faim une âme réfractaire aux méthodes et aux minuties, souffrant de toute sécheresse, un esprit exigeant qui sentait le besoin de grands axes de pensée.
Plus à l’aise dans les disciplines littéraires que dans les sciences exactes, l’étudiant crut d’abord ne jamais pouvoir assimiler la logique. S’exprimer en latin lui était une difficulté supplémentaire. Quand son ancien aumônier d’Angers lui eut fait remarquer les services rendus à la religion par une argumentation bien construite, il vainquit ses répugnances. L’une des qualités les plus remarquées de ses ouvrages futurs sera précisément la rigueur de la démonstration ; elle s’exercera, par suite de la tournure d’esprit de son auteur, dans l’utilisation des documents historiques plus que dans la construction proprement philosophique.
Dans une ambiance somme toute assez peu studieuse, ce dont les professeurs semblaient avoir pris leur parti, l’abbé Guéranger se plaçait près de la chaire avec quelques camarades attentifs à suivre les cours. Se faisant peu remarquer, il fut de ces élèves dont on ne parle pas.
Le 10 août 1823, en la chapelle de la Visitation, la tonsure lui fut conférée, et il en éprouva la forte impression d’une consécration à Dieu définitive. Un an plus tard, jour pour jour et dans la même église, il devait recevoir les quatre ordres mineurs.
Les vacances lui permirent de se plonger dans son élément vital lorsque M. Bouvier lui ouvrit la bibliothèque du séminaire, ce fut un éblouissement. Il nous en fait la naïve confidence : « C’est alors que je commençai à connaître les livres. J’éprouvai un bonheur sans pareil â étudier enfin les in-folio. Ces éditions des Pères de L’Église me ravissaient ; jamais je ne les avais palpées… Les historiens, les hagiographes et surtout les bollandistes, tout cela me fit une impression profonde ; je me sentais vivre d’une vie beaucoup plus intense, car je savais désormais ce que c’était que les livres. »
L’enchantement devint tel qu’il engendra un certain désir de vie bénédictine. Les beaux in-folio des Mauristes fascinaient le jeune clerc très désireux d’étudier les sources des sciences ecclésiastiques. Avec l’abbé Heurtebize, son professeur d’Écriture Sainte, jadis élevé par les derniers moines d’Évron en Mayenne, il se plut à imaginer son départ pour le Mont-Cassin, car l’hypothèse d’une restauration bénédictine en France ne l’effleurait même pas. Ces pensées occupèrent l’esprit du séminariste jusqu’à son sacerdoce, après quoi elles s’évanouirent. Ce n’étaient, en effet, que velléités nées d’une conception trop partielle du monachisme. Le fondement de la vie religieuse était encore étranger à ces perspectives. Il y avait là néanmoins une aspiration qui se réveillerait et se compléterait en 1831.
La « rage tranquille » avec laquelle furent dévorés durant l’été 1824, à raison d’un volume par jour, des ouvrages de toutes sortes, valut un sérieux avertissement de santé au séminariste : il faillit succomber à l’anémie cérébrale. L’année scolaire fut perdue, mais pour ainsi dire rattrapée l’été suivant, car, une fois rétabli, l’abbé commença une lecture méthodique et plus réfléchie des Pères Apostoliques, qu’il poursuivit durant sa troisième et dernière année de séminaire. Les archives de Solesmes conservent le gros cahier de notes prises au cours de cette étude personnelle, prémices d’une fréquentation assidue des Pères de L’Église, l’une des forces de Dom Guéranger. « Je me vouais pour toute ma vie, dira-t-il, au culte de l’antiquité ecclésiastique. » Le mot n’est pas exagéré.
La vie spirituelle de Prosper Guéranger, qui n’avait pas connu auparavant de ferveur extraordinaire, bénéficia, dès le début de son séminaire, d’une grâce qui ouvrit son cœur à la piété. Mais l’événement le plus notable fut la faveur qu’il reçut au matin du 8 décembre 1823 et que l’on nommera « la grâce de l’Immaculée Conception ». Il était jusque-là prisonnier de préjugés quelque peu rationalistes sur ce mystère que L’Église n’avait pas encore défini comme dogme. Il n’en avait pas entrevu la relation avec le mystère de l’Incarnation. Soudain, durant sa méditation sur l’objet de la fête, sa raison et son cœur se trouvèrent inclinés à y adhérer. « Aucun transport, mais une douce paix avec une conviction sincère… C’était une nature qui disparaissait pour faire place à une autre. »
Laissons Dom Guéranger seul juge de l’importance de la transformation produite en lui par cette illumination. Elle paraît bien avoir hâté sa synthèse théologique, que l’on trouve, dès ses premiers écrits, centrée sur le mystère de l’Incarnation.
Dans un autre domaine, les idées de Lamennais continuaient à stimuler sa réflexion. Dès sa rhétorique, il s’était déclaré « carrément mennaisien », sans trop saisir les termes du grand débat qui divisait le clergé et surtout les professeurs du séminaire. On excusera sans peine un séminariste de distinguer imparfaitement ordre naturel et ordre surnaturel quand on saura que le programme de ses études ne comprenait même pas le traité de la Foi. De la discussion philosophique sur le « sens commun » qui dénie à la raison individuelle la capacité de parvenir à la certitude de la vérité, et que Rome condamnera en 1834, Dom Guéranger sortira plus tard indemne, grâce à sa foi, à sa fidélité au Magistère et à son approfondissement théologique, grâce aussi à sa défiance à l’égard de la philosophie telle qu’on l’enseignait de son temps.
« Mais une autre crise plus durable et plus salutaire, rapporte l’Autobiographie, avait alors lieu dans l’Église de France. Le Gallicanisme recevait les plus terribles coups. Lamennais l’avait pris corps à corps, et toute la fraction studieuse du jeune clergé s’élançait à la suite d’un tel athlète. » Quarante ans après, on le voit, Dom Guéranger vibre encore à ce souvenir de jeunesse.
Joseph de Maistre était trop au dessus du niveau intellectuel des clercs. Lamennais, au contraire, par sa hardiesse et son éloquence passionnée, traduisait à merveille l’idée romaine, pour ceux qui aspiraient à un renouveau, dans l’unité de tous les catholiques autour du Chef de l’Église. Son livre De la Religion dans ses rapports avec l’ordre politique et civil, en s’attaquant à la fameuse Déclaration des Quatre articles de 1682, rendit plus intolérable aux âmes éprises de grandeur et de liberté le joug imposé par le pouvoir civil à l’Église de France. L’auteur fut désavoué par quatorze évêques et fit l’objet de poursuites, ce qui accéléra la scission entre l’ancien clergé et le nouveau, issu du Concordat.
Le Mémorial catholique des abbés Gerbet et de Salinis entretenait chaque mois la ferveur de cette « génération à qui l’on doit le réveil de la France », selon l’expression de Dom Guéranger. L’abondance et la clarté des articles de la revue aidèrent le séminariste à juger aussi bien le passé que les événements de son temps, en se débarrassant des derniers préjugés hérités du gallicanisme. C’est ainsi qu’il révisa ses positions à l’égard de la papauté. L’impulsion était décisive ; les nuances viendraient plus tard.
Agé de vingt et un ans, l’abbé Guéranger parvint au terme de ses trois ans de théologie. Trop jeune encore pour être ordonné, il lui fallait occuper un poste d’attente. Un instant, pesa sur lui la menace d’être éloigné de ses chères études de patristique. Mais au lieu de partir comme professeur à Château Gontier, il se vit offrir providentiellement la place de secrétaire de l’évêque.
Mgr Claude Madeleine de la Myre Mory, qui gouvernait le diocèse du Mans depuis i 8 i 9, venait d’être frappé de paralysie. Ce prélat septuagénaire, très digne certes, mais assez homme du monde et représentatif de l’épiscopat de la fin de l’Ancien Régime, avait passé en Italie et en Autriche la période révolutionnaire, avant de rentrer en France et d’accepter, par faiblesse, le poste de vicaire général du Cardinal Maury en 1810.
Auprès de lui, l’abbé Guéranger allait traverser une nouvelle phase de sa formation, brève mais importante, en raison des relations que sa fonction de secrétaire lui procurerait. Le vieil évêque prit d’ailleurs en affection le jeune abbé, et, trouvant en lui un interlocuteur d’esprit fort éveillé, il le fit profiter de sa longue expérience des hommes et des choses.