Pas plus que saint Benoît, Dom Guéranger n’eut à sortir souvent de son monastère pour gagner les âmes : le monde est venu à lui, pressentant en sa personne un homme de Dieu. Dès 1833, Eugène de la Gournerie voyait Solesmes comme un haut lieu de prière
« Tous les chrétiens vont venir là en pèlerinage comme au Mont Carmel ! » La réalité sera plus discrète, mais ceux qui découvriront l’abbaye et son abbé auront vraiment l’impression d’avoir trouvé une source de paix, et sans cesse ira grandissant le nombre de ceux qui seront attirés par « Solesmes et Dom Guéranger » – telle était en effet l’expression coutumière.
L’accueil de l’abbé de Solesmes était proverbial. Qui se présentait pour la première fois s’étonnait de se voir traité comme un ami de toujours. A plus forte raison les vieilles connaissances se sentaient elles en famille. Le robuste recteur de Kérentrech, l’abbé Schliebusch, n’évoquait pas sans émotion l’exclamation affectueuse qui saluait son arrivée : « Celui-ci est un des enfants de Solesmes ! »
La saison des hôtes signifiait pour Dom Guéranger le ralentissement ou même la suspension de ses travaux et de sa correspondance. Pour l’année 1841, les registres de l’hôtellerie portent 67 noms. Quinze ans plus tard, le chiffre a doublé ; il atteint 370 en 1874. L’ouverture de la ligne de chemin de fer, en 1861, avait favorisé cet afflux.
Pour loger ces visiteurs, l’abbaye disposait de la fameuse tour construite en 1850, puis de quelques masures des alentours. Sur ce chapitre et sur celui du régime alimentaire, il faudrait relire Louis Veuillot : la cuisine du P. Osouf avait le don d’exciter sa verve, et l’on connaît sa tirade sur les pois de Solesmes. Mais les hôtes goûtaient d’autres satisfactions que celles des gourmets.
L’atmosphère pacifiante du monastère et la découverte de la liturgie agissaient profondément sur les âmes. La qualité du chant des moines ne semble pas cependant avoir beaucoup frappé les auditeurs : la restauration grégorienne était encore au berceau. De Solesmes on aimait encore la beauté du site, le charme de la vieille église et la richesse de ses sculptures. Sur les esprits cultivés, la bibliothèque exerçait une attirance particulière ; certains même demandaient à terminer leur vie dans la société de ces hommes « savants et vertueux ».
Dom Guéranger n’accéda que rarement à de tels désirs. Parmi les pensionnaires ou « familiers » qu’il admit à Solesmes, on retiendra les noms de l’abbé de Charnacé, de l’abbé Ausoure, ancien curé de Saint Philippe du Roule à Paris, enfin celui d’Etienne Cartier, ancien disciple de Lacordaire et futur historien des expulsions solesmiennes de 1880 ; tous trois furent d’insignes bienfaiteurs de l’abbaye.
L’oblature séculière n’apparut qu’à partir de 1868. Un an seulement avant sa mort, Dom Guéranger, cédant aux instances de Dom Gauthey, esquissa pour les oblats un petit règlement. Les oblats ne formaient ni une confrérie ni un tiers ordre : leur lien avec l’abbaye était individuel et spirituel. Ils étaient tout simplement des chrétiens désireux de vivre selon L’Evangile en s’inspirant de l’esprit de saint Benoît. Dom Guéranger insistait naturellement sur leur vie liturgique et leur attachement à l’Église.
A plusieurs reprises, Dom Guéranger reçut des abjurations et conféra le baptême à des adultes. Il fut surtout l’instrument de conversions, sur lesquelles il demeura toujours fort discret ; mais une exclamation de joie pouvait lui échapper, empruntant le langage de l’Écriture. On lit, par exemple, dans son journal, à la date du 20 septembre 1862 : « Départ de M. Villiers de l’Isle-Adam. Gratias Deo super inenarrabili dono ejus ! » Enfin il se pencha particulièrement sur la détresse des prêtres qui avaient failli et que l’on dirigeait volontiers sur Solesmes.
« Nos hôtes, disait Dom Guéranger, profitent mieux de cette vie commune où je les admets, que de mille pratiques auxquelles on les soumet ailleurs. » Les modalités de cette insertion dans la famille monastique se précisèrent avec les années. Du fait de l’accroissement de la communauté, la familiarité qu’avait connue Montalembert en 1835 ne put se perpétuer. Jamais néanmoins le père abbé ne perdit de vue que ses hôtes devaient se sentir l’objet de ses attentions particulières.
Selon les besoins, sa conversation se faisait réconfortante, érudite ou distrayante. Nous en possédons de nombreux témoignages, qui donnent une idée de sa richesse. Laissons parler ces amis d’autrefois.
Le Père Timon David, le célèbre fondateur des œuvres de jeunesse à Marseille, se souvient qu’étant séminariste à Saint-Sulpice, il était allé chercher près de Dom Guéranger des arguments en faveur de la liturgie romaine. « Il vous gagnait, dit-il, au bout de quelques minutes par son expansion, sa grande franchise, son bon cœur et surtout par cet air d’intelligence qui séduisait tout d’abord. »
Alphonse Dantier, que ses travaux sur les Mauristes rendaient cher à l’abbé de Solesmes, goûtait « l’urbanité, l’aménité charmante qui donnaient tant de prix à son commerce intime et qui, venant s’unir tour à tour à la finesse de l’esprit et à la variété du savoir, faisaient de lui le parfait modèle du bénédictin français. »
« Savant et aimable, écrit de son côté Louis Veuillot, il est plein d’aménités, de naïvetés, de soudainetés et d’antiquités. » On devine quel plaisir prit l’écrivain à provoquer cette conversation et à faire rendre tout leur éclat aux « deux grands yeux bleus malins » de Dom Guéranger, en présence du peintre Jacques -Emile Lafon. Veuillot avait en effet réussi, non sans mal, à imposer le portraitiste, son ami, à l’abbé de Solesmes, et se chargea d’animer les heures de pose ; ainsi le modèle conserva-t-il toute sa mobilité et sa richesse d’expression.
D’autres témoins ont vu plus loin que les brillantes qualités extérieures. « Ce qui m’a frappé le plus en lui, déclare un jeune lazariste, c’est sa finesse de vue pour sonder les cœurs. Un coup d’œil lui suffisait pour connaître son monde. Jamais je n’oublierai ses traits expressifs, son œil vif et perçant, sa grande bonté, cet esprit prompt et plein d’à-propos, qui relève d’un seul mot les cœurs affligés. » Cette dernière notation se retrouve souvent dans les témoignages. Quelquefois les mots rapportés nous paraissent banals. Il faut croire que Dom Guéranger y mettait une intonation spéciale et que son rayonnement personnel leur donnait tout leur prix.
L’aumônier du Prytanée de La Flèche, qui évoque la cordiale hospitalité avec laquelle il était accueilli en compagnie des professeurs et des élèves, reconnaît surtout le fruit de ses propres entretiens avec un homme aussi expérimenté dans l’art de conduire les âmes. Cette appréciation était partagée par nombre d’autres prêtres, tel le futur Dom Gréa, et même par des prélats, tel Mgr Fournier, évêque de Nantes, qui disait en évoquant sa retraite à Solesmes : « J’ai recueilli de son autorité et de son amitié des conseils dont la pratique suffirait pour faire de grands évêques. »
Pour d’autres, Dom Guéranger restera le moine d’allure très simple, et attentif, comme le demande saint Benoît, à ceux qui ne font pas figure. « Durant mes séjours, écrit un vicaire angevin, j’ai pu comprendre tout ce qu’il y avait de charité dans ce grand cœur. S’il était paternel avec tous, il l’était surtout, et je l’ai éprouvé, pour les pauvres, pour les petits. »
A ce sujet, Mme Cécile Bruyère rapporte une anecdote qui n’est pas sans évoquer celle du paysan de Campanie allant exposer ses problèmes à saint Benoît. On prévint un jour le Père abbé qu’un campagnard désirait lui parler ; il sortit aussitôt, et ce fut pour entendre une histoire de fantôme qui revenait troubler les siens en demandant une messe. Dom Guéranger invita le brave homme à venir assister à sa messe. « Mais, Monseigneur, fit le paysan, une messe comme ça serait quasiment bien chère… Je ne sais si… » Il fut vite rassuré, et dès le lendemain toute la famille était à l’église pour la messe célébrée gratis à l’intention du défunt.
Avec les enfants, Dom Guéranger fut toujours très à l’aise. Les petits oblats de Saint-Paul-hors-les-Murs gardèrent un souvenir radieux de « l’abate allegro ». Les communiants de la paroisse de Solesmes l’entendaient chaque année et le voyaient même prendre son repas avec eux. Au lendemain du 30 janvier 1875, des journalistes s’attendriront sur la leçon de catéchisme que, deux jours avant sa mort, il donnait encore à une petite fille.
Les qualités que déploie Dom Guéranger dans ses rapports avec les hôtes et visiteurs de Solesmes, se retrouvent à travers sa correspondance. Il s’y révèle franc, limpide, très sensible à l’amitié, avec un naïf abandon qui surprend les lecteurs de ses doctes ouvrages. Au retard habituel de ses réponses, les motifs d’excuse ne manquaient pas : fréquents ennuis de santé, soucis quotidiens, etc. « Je suis constant en amitié, écrit-il au Chevalier de Rossi pour se faire pardonner. Je suis trop souvent un correspondant peu actif, distrait par mille devoirs, mais chez moi le cœur ne se distrait pas, il est fidèle comme le vôtre. »Suivaient toujours des promesses de régularité, qu’il ne tenait jamais.
Au temps de sa jeunesse et durant les premières années de sa vie monastique, l’abbé Guéranger se montra prolixe dans ses lettres. Avec l’âge et la multiplicité des affaires à traiter, il se fit sobre et précis. La publication de ses principales correspondances révélera un jour les aspects très variés de sa pensée, la solidité de son amitié, sans oublier son enjouement si caractéristique.
A parcourir ces lettres, on s’étonnera peut-être de voir un moine aussi attaché aux amitiés de ce monde. Il ne craint pas d’extérioriser son besoin d’affection : « Aimez-moi », « J’ai grand faim de vous voir »… de telles expressions sont chez lui fréquentes et n’ont rien de platonique. Malgré sa sérénité au milieu des difficultés, malgré sa gaieté constante, Dom Guéranger n’est pas un jovial insensible. Les séparations d’ici-bas lui ont toujours été pénibles. De son propre aveu, nous savons qu’il eut le cœur déchiré par la rupture avec Montalembert en 1853 : la blessure se rouvrait chaque fois que le nom de son ancien ami était prononcé en sa présence.
Comme les personnalités fortes, il se savait d’ailleurs signe de contradiction : « Notre -Seigneur, dit-il un jour, m’a fait une large part d’amis fidèles et dévoués. Les vrais amis l’ont de beaucoup emporté sur les ennemis. Rarement on a été neutre envers moi. »
Nous connaissons l’affection qu’il portait à ses moines. S’il recommande à Dom Maur Wolter d’être comme « une mère » pour les siens, il se montre lui-même « maternel » – le mot est de Rossi – envers ses amis. Une disposition naturelle à l’amitié est indéniable chez lui ; mais il y a beaucoup plus.
A la racine de son attitude, on discerne une charité qui lui fait regarder comme unique au monde chacun de ses interlocuteurs – tout comme elle le porte à considérer chacun de ses moines comme irremplaçable dans son cœur. L’un des conseils qu’il adresse à la prieure du Carmel de Meaux traduit cette conception plénière de la charité : « Je voudrais dans la charité envers le prochain quelque chose d’un peu plus personnel. Dieu n’existe pas seul, et on ne s’acquitte pas totalement avec le prochain en n’aimant que Dieu dans sa créature. Il faut aimer aussi cette créature que Jésus a aimée et rachetée de son sang, cette créature qui est notre sueur et dont la compagnie sera une de nos joies dans le ciel… Soyons plus naïfs et plus dévoués, nous n’y perdrons rien. »
L’une des formes les plus désintéressées et les plus discrètes de la charité de Dom Guéranger fut la direction des âmes. Malheureusement, en dehors de trois correspondances, nous ne gardons que de rares témoignages de cette activité, pour laquelle il s’astreignit, cette fois, à la régularité. Il ne pouvait voir une âme dans la nécessité sans répondre à son appel, ou sans tenter de la réveiller, s’il la voyait dangereusement assoupie. Encore se gardait-il d’opérer la moindre pression.
« L’abbé de Solesmes, remarque Dom Delatte, croyait que chaque personne est un monde, chaque âme une création spéciale, et que l’office du directeur de conscience est surtout un exercice de docilité à l’esprit de Dieu. » Adaptant son langage selon un sens psychologique très averti, Dom Guéranger ne se lance guère dans de longs « sermons ». Il veut aider l’âme à se détacher d’elle-même et à s’orienter vers Dieu. Les raisonnements sans fins, les regards en arrière, les replis scrupuleux sur soi sont des entraves ; « à quoi bon, demande-t-il, se perdre dans un détail infini comme si la vertu n’était qu’une sainte tracasserie ? »
Il en appelle au bon sens, à la patience sans laquelle on n’aboutit qu’au découragement ; il recommande de s’accepter faible et imparfait, de supporter de marcher lentement, mais de ne jamais cesser de tendre vers Dieu : « C’est d’aimer Dieu beaucoup qu’il s’agit. Comment l’aime ton beaucoup ? En l’aimant petit à petit. » Il insiste sur la fréquentation du sacrement de l’Eucharistie, sur la méditation des mystères du cycle liturgique. Ses lettres à Euphrasie Cosnard, dès 1828, sont très révélatrices de cette orientation.
La spiritualité qui se dégage de ces conseils se dessine à travers les mots de « simplicité », de « souplesse », de « joie », de •< paix », de « foi en la Providence », et surtout d’» amour de Dieu ». C’est une spiritualité d’acceptation du quotidien. Par plusieurs aspects, elle évoque celle de saint François de Sales, et l’on comprend que bien des hôtes et des correspondants de Dom Guéranger aient été gagnés à Dieu, dans un tel climat de douceur souriante accompagnée de fermeté.
Présenter le tableau des relations de Dom Guéranger est chose malaisée en si peu de pages : le nombre de ses correspondants dépasse largement le chiffre de trois mille. Même en tenant compte de grandes catégories – consultations scientifiques sur la liturgie, l’histoire ou la théologie, envois de manuscrits d’auteurs pour corrections, ou de livres pour comptes-rendus, félicitations pour les publications solesmiennes, recommandations de retraitants, lettres de postulants, etc. -, il reste une foule de noms dont l’énumération serait fastidieuse. Précisons tout de suite que, sauf exception, les grands noms de la littérature, de la science, des arts ou de la politique sont absents : on les verrait d’ailleurs assez mal, en ce XIXe siècle, s’intéresser à un moine qui n’a jamais fréquenté les milieux mondains et qui s’est consacré uniquement à une œuvre d’Église.
Les amis des débuts de Solesmes nous sont déjà connus : Montalembert, Lacordaire, Mme Swetchine, Bailly de Surcy, ainsi que tant d’autres généreux bienfaiteurs.
Il serait assez vain de chercher quelle a été la plus grande amitié de Dom Guéranger : lui-même avait le cœur trop élevé pour se poser pareille question. Cependant, on aurait peine à trouver l’équivalent des liens qui l’attachèrent à Mgr Pie. Seules, peut-être, ses relations avec Montalembert et avec Rossi pourraient entrer ici en comparaison, à condition de leur ajouter une nuance de respect, motivée par le caractère épiscopal de l’ami.
Dom Delatte a raconté comment, en mars 1841, l’abbé de Solesmes fit la connaissance du vicaire de la cathédrale de Chartres. Ce dernier venait précisément de terminer sa lecture enthousiaste des Institutions liturgiques. En 1849, Dom Guéranger fit valoir auprès du comte de Falloux les qualités de l’abbé Pie : l’évêché d’Orléans était vacant… Le ministre s’excusa : ce siège était déjà réservé à l’abbé Dupanloup.
Mais bientôt l’abbé Pie devint évêque de Poitiers. « Ne me remerciez pas, écrivit Falloux à Dom Guéranger ; cette nomination me fera pardonner l’autre. »
Les deux amis se virent désormais soit à Poitiers, soit au Mans, soit au château de la Lande-Chasles, près de Baugé. L’évêque ne vint que trois fois à Solesmes. Ensemble, ils traitaient des questions doctrinales et disciplinaires du moment, de celles qui seraient évoquées au cours des conciles de la Province de Bordeaux, ou qu’il faudrait porter à Rome. On réglait aussi les problèmes qui concernaient le monastère de Ligugé.
De ces entretiens, le journal de Dom Guéranger ne dit rien, mais sa correspondance en donne un aperçu. Elle met en lumière la communauté d’idéal qui animait les deux hommes. Ils ont naturellement leur tempérament propre : dans son ardeur, le bénédictin exhorte le prélat à parler sans timidité ; il ne désire que s’effacer et voir l’évêque « prendre modèle sur les Hilaire et les Athanase ». Plus prudent, plus pondéré, Mgr Pie ne partage pas du premier coup les vues de son ami, mais celles-ci le font réfléchir. « Le premier jour, disait Dom Guéranger avec humour, il me bat complètement ; le second jour, je lui riposte énergiquement ; le troisième, nous tombons d’accord et il me rend les armes. »
Contrairement à ce que laisserait croire son maintien, Mgr Pie « ne dominait ni n’écrasait personne et semblait n’avoir d’autre souci que de mettre à l’aise ceux auxquels il s’adressait ». La remarque est de Mme Cécile Bruyère, et Dom Guéranger n’aurait pas dit autrement : il connaissait assez l’intelligence souple de l’évêque pour avoir la force de lui parler sans réticence.
Au reste, Mgr Pie était le premier à le consulter, et il a témoigné en apprenant sa mort : « Le père abbé était ma vraie force. J’étais tranquille lorsque j’avais son approbation : une heure d’entretien avec lui me valait mieux souvent que des volumes, pour former ma conviction et arriver à la formulation exacte de la vérité sur la doctrine et sur les événements, qu’il éclairait de la lumière de son génie et de sa foi. » Cette confiance était réciproque, au point que Dom Guéranger dit un jour à ses moines : « Si quelques paroles devaient être prononcées sur ma tombe, adressez-vous à l’évêque de Poitiers. Nul ne me connaît mieux que lui ; il vous dira la vérité. »
D’autres membres de l’épiscopat français entretinrent une amitié avec l’abbé de Solesmes ; nous connaissons déjà ceux qui le soutinrent particulièrement à propos de la liturgie romaine : Mgr Gousset, cardinal archevêque de Reims, qui vint à Solesmes en 1857, Mgr Parisis, de Langres, Mgr de Dreux-Brézé, de Moulins, Mgr de Villecourt, de La Rochelle, Mgr de Salinis, d’Amiens, Mgr Gerbet, de Perpignan ; il faut également citer l’éloquent et original évêque de Tulle, Mgr Berteaud, Mgr Doney, de Montauban, Mgr Fournier, de Nantes, etc. En général, les prélats qui s’étaient formés, comme jadis l’abbé Guéranger, dans la mouvance mennaisienne, se retrouvaient dans une communauté de pensée avec l’abbaye de Solesmes. Signalons encore la haute estime en laquelle Mgr Freppel tint Dom Guéranger il le sollicita pour appuyer son projet de fonder une université catholique à Angers. Quant à Mgr Fillion, évêque du Mans, dont la bonté fit oublier à Dom Guéranger l’époque de Mgr Bouvier, sa physionomie sera évoquée à propos de la fondation de Sainte Cécile de Solesmes.
En France comme à l’étranger, la renaissance bénédictine de Solesmes attira inévitablement l’attention des ordres religieux, notamment de ceux qui sentaient leurs intérêts solidaires de la cause des moines français, que ce fût au sein de L’Église, pour la reconnaissance de leur vocation propre, ou devant L’Etat, pour l’obtention de leur liberté.
Ainsi s’accrut, sans qu’il l’eût aucunement recherché, le rayonnement de Dom Guéranger, dont les ouvrages ajoutaient encore à la notoriété.
Nous avons déjà évoqué les liens que sa profession et ses voyages à Rome établirent avec les bénédictins de Saint-Paul-hors-les-Murs et avec ceux du Mont -Cassin. Par ailleurs, Dom Casaretto, futur fondateur de la congrégation bénédictine de Subiaco, séjourna à Solesmes en 1849. En France, si Dom Guéranger n’a pas connu personnellement le Père Muard, il a entretenu de cordiales relations avec son successeur, Dom Bernard Moreau, premier abbé de la Pierre qui Vire. Il se rendit même à ce monastère en 1871, à l’occasion de la dédicace de son église, et ne cacha pas son admiration pour l’œuvre accomplie.
En provenance des abbayes de Munich et d’Augsbourg en Bavière, d’Einsiedeln en Suisse, de Lambach en Autriche, des moines vinrent séjourner à Solesmes, sans parler des fondateurs de Saint-Martin de Beuron, les frères Maur et Placide Wolter. Insatisfaits des formes de vie monastique allemandes et italiennes, ces deux profès de Saint-Paul hors -les -Murs avaient reçu le conseil d’aller voir Solesmes. Ils y passèrent plusieurs semaines, en 1862 et 1863, en compagnie du frère Benedikt Sauter, futur abbé d’Emmaüs de Prague. Ce fut l’origine de relations très chaleureuses, qui s’étendirent au monastère de Maredsous, fondé par Beuron en 1872.
De Montserrat, en Espagne, et du Brésil, Dom Guéranger fut également prié de recevoir et de former des novices, puisque la persécution sévissait en ces pays. Dom Wimmer, fondateur aux Etats Unis de la congrégation américano cassinaise, ainsi que les pionniers de la mission bénédictine de Nouvelle -Nursie en Australie occidentale, Dom Salvado et Dom Serra, tinrent l’abbé de Solesmes au courant de leurs travaux. Quant à l’Angleterre, elle intéressa tout particulièrement Dom Guéranger.
C’est en effet avec les yeux de L’Église qu’il considérait « l’Ile des saints » : il y pressentait un prochain retour au bercail, et, pour ce motif, envisageait de choisir ce pays comme lieu éventuel de refuge. Au cours d’une mission scientifique, en 1845, Dom Pitra prit contact avec les milieux puseyistes et se rendit compte qu’on y appréciait fort l’argument de tradition employé par les Institutions liturgiques. Solesmes commença dès lors à recevoir la visite de ministres anglicans et de convertis.
L’Angleterre bénédictine y vint surtout en la personne de Dom Laurent Shepherd, moine d’Ampleforth, qui, en 1855, voulut voir de près l’auteur de l’Année liturgique : l’ouvrage avait été pour lui une révélation, il devait le traduire et le répandre outre-Manche. Au lieu d’apporter à Solesmes le flegme de ses compatriotes, Dom Shepherd se montra simple et enthousiaste, gagnant ainsi l’affection de Dom Guéranger, qu’il revint désormais consulter chaque année. Il entraînait avec lui d’autres pèlerins, moines ou laïcs, et n’arrivait pas les mains vides : les bénédictines de Stanbrook, dont il avait accepté, sur le conseil de Dom Guéranger, de devenir le chapelain, le chargeaient de chasubles ou de coussins pour la pauvre abbaye française. Il retournait en son pays avec le désir d’y faire connaître l’esprit liturgique de Solesmes .
En septembre 1860, il réussit un exploit : il décida Dom Guéranger à passer le détroit en tenue de clergyman pour participer, aux côtés de Mgr Manning, à la dédicace de l’église Saint-Michel du monastère de Belmont. Pour la première fois depuis le XVIe siècle, des abbés bénédictins anglais parurent en public revêtus de leurs insignes, et l’abbé de Solesmes dut exulter à cette résurrection officielle du monachisme catholique. Dom Shepherd lui fit accomplir un périple qui le mena chez les moniales de Stanbrook, chez Newman, chez le P. Faber, etc. Dom Guéranger fut touché de l’accueil que lui réservèrent nombre d’admirateurs insoupçonnés, fervents du chant grégorien ou lecteurs de l’Année liturgique. Tout en s’extasiant devant les cathédrales gothiques, il souffrait sans cesse de les savoir encore séparées de Rome.
Préservé de tout sentiment d’envie ou d’égoïsme conventuel, grâce à son sens de la complémentarité des divers membres de L’Église, Dom Guéranger s’est toujours réjoui de la prospérité des autres ordres religieux. A l’occasion, ceux-ci recouraient à son aide, à ses lumières, à l’influence qu’on lui croyait près de Rome. Les trappistes français en firent l’expérience, notamment l’abbé d’Aiguebelle, Dom Marie Gabriel, qui obtint de lui un mémoire en faveur de la conservation du Bréviaire cistercien.
Il faudrait encore citer les dominicains de la province de Lyon, avec le P. Danzas ; les capucins du Mans et d’Angers, chez qui il célébra si souvent la Saint-François ; les prémontrés de Saint-Michel de Frigolet, les Eudistes de Redon, les Frères de Saint-Jean de Dieu qui soignaient les moines de Solesmes à Paris et à Dinan ;les carmes, avec le P. Hermann Cohen, pianiste juif converti ; saint Julien Aymard, fondateur des Pères du Saint-Sacrement, le P. A. Ratisbonne, le P. d’Alzon, fondateur des Assomptionnistes, dont l’attachement à Rome était de la même trempe que celui de Dom Guéranger ; le P. Basile Antoine Moreau, fondateur manceau des Clercs de Sainte Croix et des Religieuses Marianites, très romain lui aussi ; enfin, les fondateurs polonais des Pères de la Résurrection, Pierre Semenenko et Jérôme Kajsiewicks, qui, en 1835, séjournèrent à Solesmes, où la Pologne était déjà très aimée ; ils pensèrent même rester au monastère, et s’inspirèrent plus tard de la Règle bénédictine.
A cette liste nécessairement incomplète, il faut naturellement ajouter la Compagnie de Jésus.
Au XVIIIe siècle, certains mauristes avaient applaudi à la suppression des Jésuites. Rendant le bien pour le mal, ceux-ci soutinrent l’œuvre de Dom Guéranger. On sait l’appui qu’elle reçut en 1837 du P. Roothan, qui sut la présenter à Grégoire XVI et qui la recommanda à la bienveillance du Provincial de France. Ce qui restait de gallicanisme politique ou ecclésiastique en ce pays nourrissait une même antipathie à l’égard des deux grands ordres. Dom Guéranger ne perdait aucune occasion de témoigner son estime envers la Compagnie ; jusqu’en 1859, il lui demanda chaque année un prédicateur pour la retraite conventuelle ; il en visitait volontiers les établissements, célébrant la Saint -Ignace au Mans ou à Angers. Son panégyrique le plus remarqué fut celui qu’il prononça le 31 juillet 1858 à Metz, lors de l’installation du collège dans l’ancienne abbaye Saint -Clément. Quelques mois plus tard, dans la Revue de l’Anjou et du Maine, il publia de savants articles pour défendre l’honneur des jésuites, accusés d’injustice envers les jansénistes. Ce qui l’attachait à cet Ordre, c’était son idéal de zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, dans le dévouement absolu à L’Église, idéal qu’il reconnaissait être celui-là même de la famille de saint Benoît.
Avec les religieuses, la correspondance de Dom Guéranger est plus réduite ; elle s’oriente davantage vers la direction spirituelle. Visitation et Carmel viennent en tête. La Visitation du Mans est demeurée très chère à l’abbé de Solesmes. Située à cent pas de la maison de son frère, il y vint souvent célébrer sa messe et fêter saint François de Sales. Les carmélites du Mans l’entendirent aussi fréquemment le 15 octobre ; elles tenaient alors un atelier de vitraux qu’il fit travailler pour l’abbaye. A partir de 1859, il entretint une correspondance spirituelle très régulière avec la Mère Elisabeth de la Croix, prieure du Carmel de Meaux, le « Carmel de Pie IX », qu’il visita en 1868.
La plupart des couvents de bénédictines entrèrent en relations avec Solesmes, ne fût-ce que pour demander l’affiliation de prière. Le plus proche de Solesmes, celui de Craon, reçut la visite de Dom Guéranger en 1854, du vivant de la fondatrice, Mme de Cossé-Brissac. Pradines fut également visité, en 1847 : la maison de Mme de Bavoz fit la meilleure impression à Dom Guéranger, qui préfaça plus tard la biographie de cette grande moniale. Il visita encore les couvents d’Arras, de Notre-Dame de Jouarre (1868 et 1871), de Saint-Nicolas de Verneuil (1872). Il aida Sainte-Croix de Poitiers dans son effort de réforme entrepris sous l’égide de Mgr Pie, qui confia ce prestigieux monastère aux soins de l’abbé de Ligugé.
Parmi les communautés qui furent en rapports avec Dom Guéranger, on retiendra encore les bénédictines de Flavigny, les trappistines de la Coudre, près de Laval, les Sueurs de Notre-Dame d’Evron, qu’il fit venir pour tenir l’école paroissiale de Solesmes. Une mention particulière doit être accordée à la Congrégation des Servantes des Pauvres, oblates bénédictines, fondée à Angers en 1872 par Dom Camille Leduc, l’un de ses moines. Il en suivit les débuts avec intérêt. Sa spiritualité anima, dès la naissance, ce nouveau membre de la famille bénédictine, voué aux œuvres apostoliques.
Revenons à ceux qu’il convient de présenter comme les « amis »de l’abbé de Solesmes.
Traditionnellement classés comme ultramontains, les noms de Dom Guéranger et de Louis Veuillot semblent s’appeler mutuellement sous la plume des historiens. Veuillot est l’un des hôtes solesmiens les plus célèbres : sa correspondance raconte avec saveur ses neuf séjours sur les bords de la Sarthe. Le premier d’entre eux date de 1842 ; Dom Guéranger était à Rome, mais l’enchantement n’en fut pas moins complet. « Il me semble que j’habite un tableau gothique ! » En l’entendant, l’abbé du monastère aurait haussé les épaules. Avec le temps, l’écrivain aura peut-être pénétré le sens de la vie monastique plus que ses lettres ne le laissent croire.
Son second séjour attendit l’année 1861. Veuillot revint en 1863, en 1865, et fit cinq visites brèves de 1867 à 1874. Entre temps, les deux amis se revirent à Paris. De leur correspondance mutuelle il reste peu de choses.
Il est malaisé de caractériser cette amitié, qui paraît être devenue plus chaleureuse vers la fin de la vie de Dom Guéranger. Certes, celui-ci a toujours aimé Veuillot : il en admire le courage et la profondeur de foi ; il en savoure la finesse et le talent littéraire ; il invite même le polémiste à partager – ou plutôt à animer – les récréations des moines.
Mais Dom Guéranger n’a jamais été tendre pour les journalistes, trop surmenés pour résister à la tentation de faire bon marché des principes et de s’en tenir à des propos superficiels. Or, il veut que l’Univers soit un vrai journal catholique, au service de l’Église. Le rédacteur en chef ne sera donc pas épargné et sera semoncé à l’occasion. « A la fin d’une de ces mercuriales, raconte Dom Bérengier, il arriva que Veuillot se levât silencieusement, prît la main de Dom Guéranger, la baisât et se retirât sans se justifier. » La solidité de doctrine et la force calme du moine le subjuguaient. Il en admirait l’expression dans les nombreux articles que l’abbé de Solesmes publiait dans l’Univers et le Monde.
Aux côtés de Veuillot, nous trouvons Melchior du Lac de Montvert, qui fit un essai de vie bénédictine au prieuré Saint-Germain et en conserva un mode de vie tout monastique, ainsi qu’un attachement sans bornes à Dom Guéranger. Il en recevait pourtant de fréquentes plaintes pour les malencontreuses coquilles de l’Univers ; jamais toutefois il ne se. départit de sa douceur. A sa mort, en 1872, Veuillot rendit hommage à cette figure trop ignorée du journalisme catholique, remarquable par sa sûreté doctrinale, sa largeur d’esprit, son humilité et sa pauvreté. « Je crois, écrivit-il à Dom Guéranger, que du Lac n’a aimé personne autant que vous. »
Citons encore Adolphe Segrétain, ancien maire de Laval, qui retrouva la foi à Solesmes et que Dom Guéranger appréciait particulièrement pour sa manière d’envisager l’histoire ; Philippe Guignard ,conservateur de la Bibliothèque de Dijon, érudit passionné de recherches sur la liturgie ; il légua au monastère une partie de ses livres ; Léon Gautier, encore jeune historien, qui présenta Dom Guéranger dans ses Portraits littéraires et se déclarait redevable à l’Année liturgique de sa découverte de la liturgie ; Raymond Brucker, romancier converti, dont la puissante originalité anima plus d’une récréation solesmienne ; M. Léon Dupont, « le saint homme de Tours », propagateur du culte de la Sainte -Face et de la médaille de saint Benoît, qui vint consulter Dom Guéranger pour la réédification de la basilique Saint-Martin ; Henri Lasserre, premier historien des apparitions de Lourdes et ami de Veuillot ; il fit connaître Solesmes à Charles de Freycinet et à sa femme, tous deux protestants, qui se déclarèrent conquis par la charité de Dom Guéranger, mais devaient tout oublier à l’époque des expulsions. Mentionnons pour mémoire les visites de Mérimée en 1835 et de Taine en 1862.
Le comte de Falloux entra en relations avec Dom Guéranger par l’intermédiaire de Mme Swetchine, qu’il conduisit à Solesmes le i i septembre 1854. A plusieurs reprises, il revint visiter l’abbé et le reçut en son château angevin du Bourg d’Iré en 1863. Par tempérament autant que par formation, l’homme politique différait trop du bénédictin pour que leurs interminables discussions sur le libéralisme catholique parvinssent à les mettre d’accord. Là où Dom Guéranger déplorait l’affaiblissement de la vérité, Falloux ne voyait que des nuances imposées par les circonstances. Du moins la charité et l’estime réciproques ne souffrirent-elles jamais de ces controverses privées.
Dom Guéranger comptait encore bien des amis en Anjou, tels ses anciens condisciples, Léon Boré, l’abbé Jules Morel, Charles Louvet, maire de Saumur, qui tâchait de le retenir sur la route de Ligugé et qui lui révéla les beautés de Cunault ; l’abbé Pasquier, curé de Notre Dame d’Angers ; M. de Quatre barbes, qui vint apprendre à Solesmes comment réfuter les gallicans ; l’original curé de Candé, l’abbé Baugé, dénicheur de vieux manuscrits et surnommé par les moines « le père l’affût » ; enfin nombre de professeurs de Combrée, attirés par l’entrée au monastère de leur confrère, Dom Couturier.
Les amitiés se prolongeaient dans la région nantaise autour de l’abbé Fournier, futur évêque, et de son vicaire, l’abbé Hillereau, que Dom Guéranger aida à fonder la collégiale Saint -Donatien. On a dit comment la Bretagne avait d’abord connu Solesmes grâce aux pérégrinations de Dom Gardereau. Le Concile de Rennes, en 1849, auquel participa Dom Guéranger, donna occasion au clergé breton de manifester d’une manière assez démonstrative son enthousiasme pour le champion de la liturgie romaine.
Mais Dom Guéranger ne franchit qu’en 1855 les frontières d’Armorique. Sur la route de Vannes, à l’entrée du bourg de Theix, sa voiture se renversa ; sain et sauf, il se dirigea vers l’église ; sainte Cécile en était la patronne… Il promit d’offrir à cette paroisse une relique de la martyre, et revint l’apporter trois mois plus tard. En 1870, les besoins financiers le poussèrent jusqu’à Lorient, où l’attendait le solide appui de l’abbé Schliebusch. Ces amitiés nouées au pays de sainte Anne servirent de premiers fondements aux abbayes de Kergonan qui s’élèveront sous l’abbatiat de Dom Delatte.
D’autres groupes d’amis se formèrent à Marseille puis en Artois, autour du collège Saint -Bertin de Saint-Omer ; et chacun d’eux appelait une fondation de Solesmes…
Les nombreuses relations de Dom Guéranger en France et à l’étranger ne lui firent jamais oublier sa province natale. Il en aimait les paysages verdoyants, ainsi que le vieux parler, dont il se plaisait à recueillir les termes, les utilisant même discrètement avec ses moines. Il était fier d’appartenir à une terre dont le passé monastique avait été florissant. Dès le 24 mars 1835, la Société d’Agriculture, Sciences et Arts du Mans l’avait admis parmi ses membres ; s’il n’eut jamais le loisir de s’y distinguer par une participation directe, pas plus d’ailleurs qu’à la Société pour la conservation et la description des monuments historiques de France, il encouragea les travaux de Dom Piolin et de Dom Renon, membres comme lui de ces organismes.
Si l’on excepte ses voyages au Mans, où il séjournait ordinairement plusieurs jours afin de traiter avec son éditeur ou son imprimeur, il ne se déplaça que rarement à travers le Maine. On obtenait sa présence pour quelques fêtes religieuses : dédicaces d’églises, bénédictions de cloches… On le vit à La Flèche, prêchant la retraite de communion aux enfants du Prytanée ; à Château-du-Loir, en 1867, pour la commémoration du martyre de Mgr Berneux en Corée.
Parmi les villages du canton de Sablé : Poillé, Fontenay, Vion, Parcé, c’est Précigné qu’il fréquenta le plus souvent. Le petit séminaire était alors plein de vie, et il arriva aux deux cents élèves de faire excursion à Solesmes, où ils déjeunaient sous les tilleuls de l’abbaye ; après quoi Dom Guéranger envoyait leur fanfare donner l’aubade au marquis de Juigné. D’autres collèges, notamment celui de Sainte-Croix du Mans après 1872, prirent l’habitude de tels pèlerinages.
A partir de 1858, on vit l’abbé de Solesmes prendre régulièrement la route de Précigné afin de conférer, au château de Bois -Dauphin, avec Mlle Paule de Rougé, qui tenait à l’avoir pour guide dans les voies spirituelles où elle était entrée. Elle bénéficia de son aide pour fonder non loin du bourg, à la Vairie, la petite communauté des Sueurs du Saint -Nom -de -Jésus. Quelques jours avant de mourir, Dom Guéranger lui annonçait encore sa visite ; ce fut du reste la dernière lettre de sa vie.
En 1869, le château de Sablé fut acheté au comte Camille de Rougé par la duchesse de Chevreuse. La foi qui animait cette femme ne tarda pas à l’établir en relations avec Dom Guéranger, de même que ses deux fils, le duc de Luynes, qui mourut au combat, l’année suivante, et le duc de Chaulnes, qui devint un bienfaiteur du monastère. Quant au marquis de Juigné, dès 1833, il avait témoigné à Solesmes une bienveillance dont héritèrent son fils, élu député de la Sarthe en 1870, et ses descendants. A ces noms, la reconnaissance de l’abbaye associe celui de la marquise de Champagne, qui résidait au château de Craon, d’où elle secourut plus d’une fois l’abbé de Solesmes aux abois.
Saura-t-on jamais combien d’amis comptait Dom Guéranger dans sa ville de Sablé ? En dehors des familles Cosnard et Gazeau, ce sont en général des hommes que son rayonnement spirituel a ramenés àDieu. Plus que les intérêts matériels, les conversions sont à l’origine de grandes amitiés.
Sabolien d’origine, mais établi à Cholet, le docteur Mocquereau ouvre la liste dès 1836. Son fils, le futur Dom André Mocquereau, entrera à Solesmes l’année même de la mort de Dom Guéranger. En 1848 vint le tour du docteur Rondelou ; sa haute silhouette était familière à l’abbaye,, où sa générosité se dépensa – gratuitement -durant un demi-siècle. Son beau-frère, Félix Huvé, maire de Sablé de 1858 à 1862, avait pour sueur Mme Félicie Bruyère, mère de la future abbesse de Sainte-Cécile. A l’occasion des mariages et baptêmes, ces familles invitaient l’abbé de Solesmes, qui s’employait alors à préparer discrètement quelque nouveau retour à la foi ; c’est ainsi qu’il fit même la connaissance du général Bourbaki, encore incroyant, en qui l’abbaye compta un ami de plus.
Le nom de Léon Landeau évoque la plus chère des amitiés de Dom Guéranger avec ses voisins immédiats. Leur première rencontre, en 1836, ne manque pas de pittoresque : en traversant le chantier de la marbrerie avant le lever du jour, afin d’aller se baigner dans la Sarthe, Dom Guéranger heurta du pied un homme endormi ; c’était le jeune patron, un descendant d’une famille de marbriers saboliens, qui avait préféré passer la nuit sur les lieux. Comme de part et d’autre on avait le mot d’esprit facile, la glace fut aussitôt rompue.
Dom Guéranger s’occupa d’abord de l’âme de ce nouvel ami, puis bénit son mariage, baptisa ses trois enfants, suivit de près leur éducation, les maria à leur tour, et recommença à baptiser et catéchiser la génération suivante. De sa cellule, il apercevait avec attendrissement le toit de ses « chers enfants » établis près du « mouliné », c’est-à-dire de la marbrerie. Au cours de ses voyages, il leur adressait des lettres qui figurent parmi les plus savoureuses de sa correspondance. Les Landeau étaient des amis aussi intelligents qu’affectueux à qui l’on pouvait confier un secret. Ils s’associèrent si étroitement à la vie du monastère, que l’on en vint à les surnommer « les moines d’en-bas ».
A dater de 1858, Dom Guéranger présida la fête annuelle des marbriers, qui avait lieu au cours de l’été. La messe était célébrée à Notre-Dame-du-Chêne, puis on déjeunait gaiement sur la lande de Vion. C’est au cours d’une de ces fêtes que l’abbé de Solesmes bénit la haute colonne de marbre cannelée qui se dresse encore aujourd’hui au carrefour près de la basilique. Après la construction de la marbrerie Saint-Clément, située en face de l’abbaye, la fête des marbriers se tint à Solesmes : après la messe en l’église paroissiale, Dom Guéranger passait la rivière en barque pour prendre part au banquet préparé dans les ateliers.
Les amis saboliens de Dom Guéranger le demandaient parfois lors de leurs réunions de la Conférence Saint-Vincent-de-Paul ou des rassemblements régionaux à Notre-Dame-du-Chêne. Il aimait par ailleurs se rendre souvent au vieux sanctuaire marial, en compagnie de l’un de ses moines ou surtout de quelque famille amie. Il y emmena plusieurs fois sa communauté tout entière, notamment le 25 septembre 1872, en union avec le premier pèlerinage sarthois à Lourdes, auquel participaient une trentaine d’habitants de Solesmes. Deux jours plus tard, à huit heures du soir, les moines allèrent sur la route au-devant des pèlerins qui étaient de retour, et tout ce monde se rendit à l’église paroissiale au chant des cantiques.
L’abbaye, qui avait fini par s’intégrer au panorama religieux des manceaux, devint elle-même une étape pour les pèlerins : en revenant de Notre-Dame-du-Chêne, on prit l’habitude de passer « chez les moines > . Prises dans le grand mouvement de pèlerinages qui souleva la France d’après 1870 – mouvement que Dom Guéranger considéra comme un signe de renouveau spirituel -, les paroisses demandèrent à entrer en procession dans l’église abbatiale, bannière en tête.
Ces détails ont leur valeur : ils prouvent combien les méfiances locales des premiers temps avaient diminué. Le dévouement du premier curé bénédictin de Solesmes, Dom Follenfant, la droiture de Léon Landeau, maire de la commune à partir de 1852, la bonne grâce avec laquelle « le Père Guéranger » présidait chaque année la première communion et la distribution des prix, la manière dont il sut associer ses moines à la communauté paroissiale en des circonstances comme la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception, la notoriété que son prestige grandissant valait au village, tous ces éléments avaient modifié l’opinion régionale.
Au Préfet de la Sarthe qui l’interrogeait en 1868 sur l’effet que produirait dans le pays la fermeture du monastère sur ordre du gouvernement, Dom Guéranger put répondre sans mentir que l’impression serait désastreuse.
A l’approche de Pâques, en 1870, le curé de Sablé, l’abbé Dolibeau, envoya un agneau à Dom Guéranger « en témoignage d’union dans les doctrines romaines ». Ce geste émouvant ne dit-il pas à sa manière que l’abbé de Solesmes était devenu pour ses compatriotes un signe vivant de fidélité à l’Église ?