Au printemps de l’année 1856, Dom Guéranger est contraint de passer la Semaine sainte à Rome, où ses affaires traînent en longueur. Rome a toujours été au centre de son cœur ; il écrit pourtant à l’un de ses moines : « J’ai vu de belles cérémonies et entendu de beaux chants, mais j’ai le cœur triste. J’aimerais mieux ma pauvre église et mes humbles cérémonies accompagnées de chants qui ne valent pas grand chose, mais c’est Saint-Pierre de Solesmes. »
Chez un homme de tempérament aussi joyeux, cette nostalgie est inattendue. Elle le tient si fort que la plainte se renouvelle cinq jours plus tard : « Au milieu de toutes les pompes de Rome, de la musique incomparable, du concours de tant de milliers de personnes, ma pensée cherchait toujours mon pauvre Solesmes, avec ses murs tout nus, ses voix un peu rauques et sa solitude. »
Lors des précédents voyages, il avait déjà ressenti le mal du pays. Avec l’âge et surtout avec l’accroissement de sa famille monastique, son cœur était devenu plus sensible aux séparations. Cette hâte du retour n’étonnait pas ceux qui étaient témoins de sa vie au monastère. Sans doute avait-il conservé pour le site et la maison, et tout particulièrement pour la vieille église, un attachement enraciné dans ses impressions de petite enfance. Mais c’était au premier chef la communauté solesmienne – moines et amis – qui tenait son cœur. C’est pour la revoir plus tôt qu’en 1860, il abrégea son voyage en Angleterre, sacrifiant même le pèlerinage de Cantorbéry, que le souvenir de Thomas Becket, le martyr de la liberté de L’Église, lui rendait pourtant si cher.
Pour en bien saisir le vrai visage, il faut regarder Dom Guéranger dans son monastère, entouré de ses moines. Étant donné l’optique sous laquelle a été écrite sa première biographie, on serait tenté de croire qu’il a passé la majeure partie de son temps à s’occuper de problèmes extérieurs. Il s’est dépensé, certes, pour de grandes causes qui intéressaient L’Église ; mais il l’a fait dans le contexte de la journée monastique, en accordant priorité à la célébration de l’Office divin et au gouvernement de sa maison. On le savait prêt à servir les âmes, mais de préférence sans sortir de Solesmes. Très attentif au mouvement des idées de son époque, au point d’acheter en voyage des revues de toutes les tendances, il en prenait connaissance surtout par l’intermédiaire de ses visiteurs, de ses correspondants et par la lecture des journaux. Quant aux séances et réceptions officielles, il tâchait de les éviter comme autant d’occasions d’ennui et de fatigue, n’aspirant qu’à rester dans sa cellule d’où il lui suffisait d’en recevoir les comptes rendus.
Dans son éloge funèbre du 4 mars 1875, Mgr Pie a bien su marquer la vérité sur ce point : « Vous attendez sans doute de moi que j’introduise notre illustre abbé sur la scène de la vie publique. Détrompez-vous. Dom Guéranger restera avant tout l’homme du cloître, et sous peine de n’être pas connu sous les traits principaux de sa grande physionomie, c’est là que nous devons le voir à l’œuvre.
On était si habitué, écrit de son côté l’un de ses moines, à considérer dans l’abbé de Solesmes le lutteur infatigable pour les droits de L’Église, que l’on ne songeait pas au moine fervent, au directeur éclairé des âmes, au supérieur tout dévoué au bien de ses inférieurs, qui étaient véritablement ses enfants. »
Avant de tenter de faire revivre « le Père Abbé » au milieu des siens, évoquons le cadre dans lequel s’écoula son existence.
L’aspect extérieur du monastère différait de celui que nous connaissons aujourd’hui. Le prieuré de 1722 n’était pas encore écrasé par la grandiose construction de 1896, et le clocher, surmonté depuis 1731 de son lanternon, dominait vraiment la vallée. Mais une description serait ici fastidieuse ; mieux vaut se reporter aux gravures anciennes.
Le site de l’abbaye ne laissait personne indifférent. Il fournissait aux « Guides touristiques » de l’époque un thème aux résonances romantiques : aux Trappistes les forêts et les landes ; aux Chartreux les déserts ; aux Bénédictins, « gardiens de la lumière intellectuelle », les lieux élevés et découverts, comme il convient aux phares… Un Itinéraire de 1864 compare Solesmes à un petit Mont Cassin !
Très sensible à la beauté, Dom Guéranger s’est livré à des réflexions plus profondes sur la signification de l’emplacement des monastères :
« Pour les orientaux, jamais un désert ne fut trop aride, une chaîne de rochers trop dénudée. Les moines d’occident, au contraire, ont aimé de tout temps les points de l’horizon où la création de Dieu étale avec le plus de complaisance ses charmes et ses grandeurs. Ils se sont saintement délectés dans l’œuvre du Tout-Puissant qui a disposé tous ces degrés afin que l’homme en les parcourant s’élevât jusqu’à lui. »
Dès que lui fut connu le projet de viaduc qui priverait l’abbaye de sa belle perspective sur le château de Sablé, Dom Guéranger intervint pour que l’ouvrage ferroviaire eût au moins une ligne élégante.
Avant la Révolution, le prieuré abritait, en principe, une vingtaine de moines. C’est dire que Dom Guéranger fut sans cesse confronté aux problèmes d’agrandissement de sa maison. « Une Règle comme la nôtre exige un certain déploiement de constructions », disait-il. S’il y eut toujours quelque chantier ouvert, quatre campagnes de travaux méritent d’être relevées.
En 1850, ce fut l’apparition de la grande tour, assise sur les fondations d’un ancien pigeonnier. Jaillie de l’imagination du cellérier, cette hôtellerie romantique offrait un coup d’œil sur toute la région. En 1858, on suréleva d’un étage le bâtiment qui prolongeait le prieuré vers la tour et que l’on nommait l’abbatiale ; on aménagea sous ses combles de très inconfortables cellules pour les novices. Cinq ans plus tard commencèrent les transformations de l’église et la construction du nouveau chœur. Enfin, en 1869, furent édifiées en contrebas du prieuré une série de cellules.
Jusqu’à la construction du grand chœur actuel, l’église conserva ses proportions primitives. Elle présentait une particularité assez insolite pour l’époque : l’autel était situé à la croisée du transept, mais l’on y célébrait face à la nef, le dos tourné aux moines qui occupaient les quarante-huit stalles situées dans l’abside. Dom Guéranger l’avait retourné sur place en 1838, voulant imiter ainsi les confessions des basiliques romaines, avec aménagement d’une crypte destinée à recevoir le corps d’un martyr de Rome, saint Léonce. Au centre de l’autel s’élevait la grande crosse dorée et ornée de pampres, portant à son sommet, sous un petit dais en forme de cloche, la colombe d’argent qui renfermait les Saintes Espèces.
Dom Guéranger aurait aimé ne jamais toucher aux murs de sa vieille église, mais l’accroissement de la communauté rendit nécessaire la construction, dans le prolongement de la nef, d’un chœur de larges dimensions. Cette rupture de proportions ne pouvait choquer un admirateur de la cathédrale du Mans. Avec l’intérêt qu’il portait toujours à l’architecture, Dom Guéranger détermina le plan et se préoccupa du style ; il pria l’architecte manceau David de s’inspirer du chœur de Saint Serge d’Angers, mais sans en retenir les chapiteaux à Solesmes, les nervures jailliraient directement des colonnes, comme dans la nef. Il en résulta une imitation du XIe siècle aux éléments décoratifs parfois discutables, mais remarquable de légèreté et d’harmonie. L’acoustique s’y révéla excellente.
Le 4 avril 1865, soixantième anniversaire de sa naissance, Dom Guéranger consacra l’autel. Le nombre des stalles doubla ; le petit orgue d’accompagnement et la nouvelle sacristie complétèrent l’aménagement, tandis que les arcades aveugles de la nef s’ouvraient peu à peu sur des chapelles et des autels offerts par les amis de l’abbaye. Depuis 1857, on possédait un nouvel orgue de 25 jeux. L’organiste fut plus difficile à trouver. Grâce à la générosité de saboliennes, trois cloches furent inaugurées en 1859 ; remplacées en 1896, elles résonnent aujourd’hui à Sablé et à Notre Dame du Chêne.
Les « Saints de Solesmes » symbolisaient pour Dom Guéranger le passé du prieuré et la vitalité d’une pensée théologique. Il y était attaché plus qu’au reste du monastère et confia à Dom David le soin de restaurer les statues mutilées. Dessinateurs, peintres, photographes de l’âge héroïque se virent chaleureusement accueillis, tandis que les érudits continuaient à échafauder des hypothèses sur les mystérieux auteurs de ce monde de pierre.
Sa Description de l’église abbatiale de Solesmes permet d’imaginer Dom Guéranger amenant ses hôtes devant le Tombeau du Seigneur, attirant leur attention sur la Madeleine : « Elle vit, elle respire doucement ; son silence est en même temps de la tristesse et de la prière »
En présence de la Dormition de la Vierge, dans le transept nord, le visiteur ouvrait son « Guide pittoresque du voyageur » : « La figure de la Vierge est vraiment admirable et rappelle fort bien l’Attala de Girodet. » Dom Guéranger vient au secours de cette indigence il contemple la Vierge au tombeau, relève la paix et la douceur de ses traits, en tire une méditation sur l’Assomption ; puis il se met à expliquer avec enthousiasme la signification des scènes mariales de la Belle Chapelle, qui le charment par leurs allusions scripturaires et patristiques, ainsi que par leur symbolisme. Dans leurs éléments décoratifs, il distingue toutefois les signes avant-coureurs d’un affadissement du sens religieux.
On a peine à se faire une idée de l’enchevêtrement de cours, de jardinets et de masures qui séparaient le monastère du village. Là se trouvait aussi l’ancien cimetière. Des communs aux noms expressifs, comme la « Vacherie », gardaient une destination agricole. Les moines possédaient une petite exploitation à laquelle Dom Guéranger portait intérêt ; il participait, du moins les premières années, à la fenaison, à la moisson ou aux vendanges. Son Journal enregistre les répercussions de la météorologie sur les récoltes de l’abbaye et de la région ; on le sent réagir avec la population d’alentour. Un incendie se déclare-t-il dans les environs, l’abbé interrompt la conférence spirituelle et envoie les moines prêter main-forte.
Progressivement, Dom Guéranger parvint à constituer autour de l’abbaye le petit domaine solesmien, tout en longueur, entre la Sarthe et la rue du village. On peut imaginer, sur le fond régulier de la chute d’eau, avec l’écho du travail des marbriers et les appels des bateliers, tout un monde de rumeurs aujourd’hui disparu.
Dès ses premières démarches pour fonder son œuvre, l’abbé Guéranger avait pressenti qu’il devrait s’accommoder d’une grande pauvreté, mais sans s’imaginer vraisemblablement que les tracas financiers le talonneraient à ce point. Quelles étaient donc les causes d’un malaise dont le souvenir est demeuré lié à celui du vieux Solesmes ?
On se gardera ici de comparer avec les fondations d’aujourd’hui. Les bénédictins de 1833 ont entrepris leurs travaux sans posséder le moindre capital – celui des mauristes était naturellement irrécupérable. « Nous sommes pauvres, constatait Dom Guéranger, comme d’humbles rejetons sortis de la souche d’un arbre puissant renversé par la tempête. » Les générosités catholiques s’orientaient vers les « œuvres » plutôt que vers une institution monastique jugée inutile ou surannée.
Les postulants étaient généralement sans fortune et tous ne pouvaient pas verser la pension annuelle de 500 francs que l’on demandait pendant la période de formation. Les publications solesmiennes rapportaient fort peu, Dom Guéranger ne sachant pas en tirer le profit que son nom permettait d’espérer. La découverte, en 1839, d’un filon d’anthracite dans un champ de l’abbaye, comme on en trouvait alors dans la région, excita l’imagination de Dom Fonteinne, qui se dépensa dix années durant pour cette entreprise peu rentable.
Il appartenait donc à l’abbé de tendre la main, d’emprunter ici ou là, à l’évêque du Mans comme à des habitants du bourg, et surtout à des amis parfois lointains, qu’il lui fallait aller trouver jusqu’en Bretagne ou en Artois. « Il faut 40 000 francs par an pour faire subsister le monastère, écrit Dom Guéranger en 1863, et nos revenus sont bien inférieurs. C’est à moi d’amener l’eau au moulin et ce n’est pas sans fatigue. »
Envers son cellérier et son premier compagnon de vie monastique, homme d’un dévouement indiscutable, mais à la tête bourdonnant de trop de projets, Dom Guéranger fit preuve d’une confiance excessive ; jamais il n’osa lui retirer sa charge. Il réglait discrètement les mémoires en souffrance, et les créanciers finirent par comprendre que si l’abbé était perpétuellement endetté, son nom valait une garantie. En 1874, Mme Cécile Bruyère parvint délicatement à mettre un peu d’ordre dans un dédale de comptes qu’il était seul à connaître ; discrétion due à une sorte de pudeur et au souci d’épargner à sa communauté tout ce qui risquait de troubler les âmes : « Je concentre en moi ces soucis et n’en parle qu’à Dieu », confiait-il à Dom Pitra.
Solesmes gardait un train de vie vraiment pauvre. Son abbé donnait l’exemple dans ses vêtements, son mobilier, son régime. La santé de ses fils réclamait-elle une cure, il accordait le voyage ; mais lui tâchait de se soigner en demeurant à son poste. Il préférait se sacrifier pour améliorer la dignité du culte et accroître la bibliothèque. Quant au décorum personnel, il s’en moquait. La carriole qui le menait à Sainte Cécile est restée légendaire ; destinée au transport des légumes, on l’attelait à un âne, et il y grimpait en montant sur une chaise. L’héritier des abbés de Cluny pouvait trouver grâce aux yeux de saint Bernard !
Des ressources insignifiantes, des auxiliaires maladroits, des affaires malheureuses d’une part ; de l’autre, une foi de patriarche, un courage inlassable récompensé par le dévouement des bienfaiteurs ; voilà comment, au temps de Dom Guéranger, s’est équilibrée la balance économique de Solesmes.
La vraie richesse de l’abbaye, c’était la famille monastique. Sa croissance numérique fut lente et irrégulière. Pour les amateurs de statistiques, précisons que, de 1833 à 1875, sur 186 postulants de chœur – 82 prêtres, 37 séminaristes et 67 laïcs -, 105 parvinrent à la profession : 46 prêtres, 24 séminaristes, 35 laïcs. Pour les 68 postulants convers, la proportion des profès est d’un tiers. La persévérance des profès de chœur ne connut qu’une douzaine d’exceptions. On compte sur les doigts d’une main ceux qui sortirent en révolte contre leur abbé.
Toutes les régions de France se trouvaient représentées, mais principalement celles de l’ouest, les diocèses de Laval, d’Angers et du Mans venant en tête. L’expérience apprit à Dom Guéranger l’art de discerner les vocations. Il dissuadait les candidats d’un certain âge. Sur les 185 postulants, une vingtaine seulement dépasse l’âge de 40 ans. L’abbé ne formulait aucune exigence à l’endroit des idées, ou de la formation intellectuelle et artistique ; il demandait seulement un esprit ouvert, sociable, docile, avec l’amour de la retraite.
La correspondance des moines révèle un attachement réel à leur vie religieuse et à leur abbé. Sans doute la première génération, sur laquelle le jeune prieur eut moins d’ascendant, se montre-t-elle moins attentive que la suivante à profiter de la parole et de l’exemple de celui-ci. Dom Guéranger dut même durant quelque temps se charger personnellement du noviciat, avant de le remettre, en 1856, entre les mains très sûres de Dom Couturier, qui eut ainsi le mérite de former les futurs abbés de la Congrégation de France : Dom Bastide pour Ligugé, Dom Gauthey pour Marseille, Dom Guépin pour Silos, Dom Pothier pour Saint-Wandrille. A sa demande, Dom Guéranger composa le Règlement du Noviciat, qui devait être publié en 1885 et paraître également sous le titre de Notions sur la vie religieuse.
L’attrait du pittoresque aiguise habituellement le désir de découvrir, dans un monastère, de l’époque romantique, quelque figure de jeune prédestiné ou de vieux moine pénitent au visage buriné par les austérités. A ce point de vue, les compagnons de Dom Guéranger sembleront assez ternes. Ceux des premières années toutefois accusent peut-être plus de relief ; du moins leur qualité d’ancêtres a-t-elle contribué à leur en conférer.
Nous connaissons déjà Dom Pitra et Dom Piolin, hommes de bibliothèques, Dom Fonteinne, personnage haut en couleurs, plus à l’aise sur les chantiers que dans sa cellule ; on ne saurait oublier non plus le vieux Dom Courveille, co-fondateur des Maristes avec le P. Colin, venu se cacher à Solesmes sans rien révéler de son passé, et qui voulut goûter à l’érémitisme au fond du jardin ; Dom Gourbeillon, le sculpteur toujours inquiet, qui obtint de passer dix ans en Australie, où il décora la cathédrale de Sidney ; Dom Lebannier, enfant du terroir, poète vivant dans une distraction constante, « un homme du XIII siècle égaré dans le XIXe >, que Dom Guéranger fut bien heureux d’utiliser comme hymnographe ; Dom Gardereau, dynamique et optimiste, que son allure martiale fit surnommer « le Capitaine », tandis que Dom Bouleau, un manceau, toujours de belle humeur, méritait d’être appelé « le meilleur des hommes » ; Dom Segrétain, durant vingt-cinq ans prieur fidèle et discret, qui ne redoutait rien tant que « l’embarras » où le plongeaient les absences de son abbé ; bien d’autres enfin, dont la postérité n’aura retenu que tel ou tel trait saillant, mais dont la véritable personnalité monastique demeure inconnue, parce qu’ils n’ont pas écrit ni fait parler d’eux-mêmes.
Lorsque mourait un moine – ce qui ne se produisit pas avant 1853 -, Dom Guéranger n’omettait pas d’évoquer devant la communauté la figure du défunt. L’un de ces éloges, et l’un des plus sentis, concerna le frère Jean Gilet, le premier convers à être resté à Solesmes, un illettré dont les réponses étaient si lumineuses quand on l’interrogeait en conférence spirituelle, que Dom Guéranger l’avait surnommé « Jean le théologien » .
Dom Guéranger ne concevait pas sa charge abbatiale autrement que saint Benoît : le monastère est la « maison de Dieu » ; or, la maison de Dieu par excellence, c’est L’Église ; il est donc une Église en petit, qui a besoin, tout comme L’Église universelle, d’un principe d’unité stimulant et coordonnant les efforts de chacun, et assurant, par son enseignement, son gouvernement et son exemple, l’union des esprits en vue de l’œuvre conventuelle. Ce chef n’est autre que le Christ, agissant dans son représentant visible, l’abbé. La forme de ce gouvernement est pastorale, plus particulièrement paternelle, conformément à l’étymologie du nom que porte l’abbé, abba, père.
L’unité de foi s’accroît grâce à l’unité d’enseignement, et c’est pourquoi Dom Guéranger accorde une importance capitale à cet aspect de la fonction abbatiale : « L’élément de l’agrégation monastique, écrit-il, est dans la parole. Le monastère est une école, et l’esprit qui anime tout dans son enceinte procède de la parole de Dieu sous toutes les formes, par le maître que l’assemblée des moines a choisi pour guide. »
Des conférences quotidiennes données par le premier abbé de Solesmes il a été conservé un souvenir enthousiaste. < Il avait un don merveilleux, rapporte un témoin, pour éveiller les intelligences en les intéressant, en les remuant. Sous forme de conversation, sans monologue, il savait instruire, montrant les relations, questionnant pour voir s’il était suivi, employant un tour neuf pour dire les choses les plus banales. Il avait un don pour mettre ce qui était profond et abstrait à la portée de tous. Il poursuivait impitoyablement tout ce qui venait de la routine, il contraignait à la réflexion. »
Cette animation ne parvenait pourtant pas toujours à réveiller les dormeurs : à deux pas du conférencier, Dom Couturier demeurait assoupi. Dom Guéranger se montrait plein d’indulgence pour ce genre de faiblesse physique. La seule chose qui le peinât chez ses auditeurs était le manque d’intérêt, l’absence d’enthousiasme. Il en fera la confidence à l’abbesse de Sainte Cécile : « Souvent, quand j’explique certaines choses que Dieu m’a données et que je ne vois autour de moi que des visages impassibles ou indifférents, je me dis c’est tout de même dommage, Dieu ne m’a donné cela que pour eux ; je sais qu’il leur faudrait lire bien des livres pour trouver cela et ils n’ont pas l’air de s’en douter ! » Il est vrai qu’en raison de leur nombre croissant, les moines n’osaient plus guère interroger leur maître en plein discours. Celui-ci s’en plaignit, donnant en exemple les moniales de Sainte Cécile, à la curiosité insatiable.
Dom Guéranger commenta la Bible, insistant sur le sens littéral ; puis la Règle de saint Benoît, les livres liturgiques, tandis que le déroulement annuel du temporal et du sanctoral alimentait une catéchèse liturgique enrichie de réflexions suscitées par tel événement contemporain ou telle publication nouvelle : autant d’occasions pour former les intelligences à juger correctement. A partir de 1859, le père abbé donna lui-même les conférences de la retraite annuelle ; les notes qu’en ont conservées plusieurs moines sont ordinairement incapables de restituer – en dehors de quelques expressions trop bien frappées pour être inventées – le langage si personnel de Dom Guéranger. Du moins demeurent-elles précieuses pour connaître les thèmes de ces entretiens.
En entendant l’évêque de Tulle, Mgr Berteaud, les féliciter d’avoir pour maître un « doctor irreprehensibilis », les moines de Solesmes mesurèrent sans doute davantage la solidité de l’enseignement que Dieu leur ménageait. Mais le plus émouvant des éloges que reçut Dom Guéranger vint de l’un de ses fils, Dom Eugène Viaud. Ce religieux, dont on admirait la sainteté, achevait sa vie au prieuré de Marseille en 1872. De son lit de mort il dicta une lettre d’adieu à son abbé : « …En vous appelant « mon Père », je ne reconnais pas seulement mon entière dépendance de votre autorité ; je reconnais aussi que vous êtes mon maître dans la doctrine, parce que vous-même n’avez d’autre maître que le Christ. »
Autant que sa parole, le comportement de Dom Guéranger laissait transparaître ce zèle pour gagner les âmes à Dieu, sur lequel il a tant insisté. « Il faut être le très humble serviteur des âmes, je ne connais que cela » disait-il. « La supériorité n’est vraiment qu’une question de cœur. » « Quand j’arriverai au ciel, le Bon Dieu ne me demandera pas si j’ai fait des livres, mais si je me suis occupé des âmes qu’il m’avait confiées. » Nous pourrions relever dans ses lettres quantité d’affirmations analogues.
La charité revêtait chez lui une nuance de tendresse humaine qui venait non pas simplement d’un cœur naturellement sensible, mais d’une compréhension parfaite de l’amour d’autrui. Il termine ainsi une lettre adressée à Dom Bouleau, l’un de ses fils : « Priez bien afin que je sois le bon pasteur, tout à son troupeau par amour du souverain berger, mais aussi par amour des brebis elles-mêmes. » Il n’était pas homme à se contenter d’une charité théologale froide et platonique envers ses frères sous prétexte de détachement à l’égard des créatures. ais tout cœur aimant attend une réponse. La délicatesse de Dom Guéranger nous épargne de longues déclarations en ce domaine, encore que de temps à autre une discrète allusion laisse deviner certaines souffrances. « Je suis d’autant plus sensible à votre attachement, dit-il au même Dom Bouleau, que le Seigneur n’a pas toujours jugé à propos de me faire goûter cette réciprocité d’affection de la part de ceux auxquels j’ai eu le bonheur de faire quelque bien. »
Il suffit de parcourir les lettres des premiers moines de Solesmes pour s’apercevoir que Dom Guéranger comptait dans son entourage plus d’une tête faible et d’un esprit mesquin. Au prix d’efforts continuels sur sa nature primesautière et frémissante, il acquit une patience qui devint l’un de ses traits les plus remarqués ; Dom Louis David, revenant au monastère après plusieurs années passées à Rome, s’émerveillait de ce changement.
Sa porte étant ouverte à tous, le père abbé était dérangé sans cesse ; mais il avait donné congé à sa propre tranquillité pour être tout entier à ses interlocuteurs. « Quand je m’occupe d’une âme, disait-il, Notre Seigneur me fait la grâce de ne voir plus qu’elle en ce monde. » Sa délicatesse le portait à aller réconforter sur place ses fils au travail, tel le frère cuisinier. Les étiquettes qu’il laissait à si porte quand il quittait sa cellule, montraient le souci qu’il avait de rester accessible à tout moment.
En son absence, remarquait-on, les promenades et récréations manquaient d’entrain. Pour un esprit tel que le sien, aimant les conversations sérieuses – avec un Dom Pitra par exemple -, c’était encore du dévouement que d’entraîner son monde vers les régions du rire. Sa nature l’y aidait : « J’ai reçu une grâce spéciale contre le spleen, avouait-il. Jamais il n’est entré chez moi et je le chasse de partout. »De fait, les moines paraissaient heureux : en cette époque romantique, certains visiteurs s’en étonnaient presque.
Les vœux de la Saint Prosper, occasion de versification latine, les souhaits de Pâques, les soirées d’hiver au chant des vieux noëls populaires – très aimés de Dom Guéranger – entretenaient encore la note familiale.
Charles Sainte -Foi, un ami du vieux Solesmes, a raconté la conversation qu’il échangea en 1842 avec Mgr Affre : « Comment Dom Guéranger s’y prend-il avec ses moines ? demande l’archevêque de Paris, un peu soupçonneux. – Très bien. Il serait d’ailleurs difficile qu’il en fût autrement, car il y a en lui quelque chose de très paternel. On le respecte à cause de sa supériorité, on l’aime à cause de son caractère. Est-il sévère ? – Je crois que c’est l’homme le plus gai de sa communauté. Il a avec ses moines une familiarité paternelle qui fait certainement un des plus grands charmes de Solesmes.
Pour relever le courage, chasser la morosité ou rompre la monotonie qui étouffe l’âme, Dom Guéranger avait le sens du mot à dire, du ton enjoué à employer ; la « rondeur » – terme qui lui était cher – entrait dans l’art de gagner les âmes : il la recommandait aux supérieurs. Voici, par exemple, comment il reprend l’un de ses jeunes moines, le P. David, surnommé « Bec », qui s’était rendu coupable d’une saute d’humeur
« Bec ! Vous avez donc encore eu la tête de bique ! Que cela ne vous arrive plus, ou l’on vous plumera. Vous savez que je n’aime pas le serpent, ni vous non plus. Ne courez donc pas après. Comme vous dites, il faut que je fasse de vous un oiseau de paradis ; vous êtes pourtant bien maigre : on dirait que vous ne mangez que des lézards. Si je ne peux engraisser le corps, je veux du moins engraisser l’âme ; aidez-moi pour cela, et suivez le régime que je vous donne, ou bien, encore une fois, je vous plume ! Bec, Bec, Bec, portez-vous bien, portez-vous au bien et pensez à votre père qui prie pour vous. Soyez obéissant, mon cher enfant, vous n’avez de vie que par là. Adieu. »
Si la manière de Dom Guéranger est un peu moins familière quand il s’adresse à des moines plus anciens, elle respire cependant la même bonhomie plaisante et affectueuse. Rarement la « direction spirituelle »a moins sacrifié au genre littéraire conventionnel que ce mot évoque habituellement. Pour s’en convaincre, il suffirait de citer quelques-unes des lettres qui s’efforçaient de secouer la tristesse native de Dom Piolin, de tarir les « jérémiades » de Dom Pitra ou de relever le courage du cellérier.
Près de ce dernier, l’intervention devait se renouveler périodiquement et l’abbé Guéranger s’y était pris dès 1831 : « Remontez donc à la source, écrivait-il alors à l’abbé Fonteinne ; redevenez un homme comme un autre, souvenez-vous que rien en ce monde n’est tout à fait taillé à notre mesure, prenez les gens comme ils sont, prenez vous vous-même comme vous êtes. Riez de vos folies, de vos mécomptes, de vos travers, de vos désespoirs, en un mot de tout, excepté de votre bonheur, car Dieu veut ce bonheur, et vous seriez plus coupable qu’insensé si vous ne le vouliez pas. »
Le ton se fera plus affectueux lorsque les deux prêtres seront devenus deux moines. Et voici, dans sa teneur intégrale, une lettre du 29 mai 1843 que reçut Dom Piolin, alors au prieuré Saint-Germain de Paris ; Dom Guéranger s’y montre plus prolixe qu’à son ordinaire, mais il nous fait mieux connaître ainsi sa spiritualité et son habileté à la proposer très librement
« Mon cher bon père Sous-prieur,
je vous remercie bien de votre lettre qui me donnait de grands détails sur votre situation intérieure à laquelle je dois tant m’intéresser, par affection et par devoir.
Je crains que la vue de vos faiblesses ne vous impressionne trop Dieu est infiniment plus miséricordieux et bon que vous n’êtes faible et indigent. Toutes les fois que la tristesse domine l’âme, de manière à produire l’ennui et l’humeur noire, ce n’est plus la componction, qui est douce, calme et confiante. Qu’est-ce donc ? C’est un petit brin d’amour-propre combiné avec les accidents du tempérament physique, rien autre chose.
Il faut donc secouer cela et tâcher d’être gai. Il y a du courage dans la gaieté, comme dans toute autre chose : aussi est-ce pour Dieu qu’il faut ainsi s’ébattre. Gaudete in Domino semper, iterum dico gaudete. Quand je serai auprès de vous, vous verrez quelles têtes de vaches et quels becs de canes nous accumulerons. Il faut démolir par le pied cette humeur noire qui n’est bonne ni pour ce monde ni pour l’autre.
Dans vos rapports avec Dieu, n’attendez rien des livres, mais tout de votre volonté prévenue et secondée par la grâce. Les livres viennent ensuite ; ils aident souvent, souvent aussi ils embarrassent. Mais il faut bien comprendre que, en ce monde, le ciel de nos relations avec Dieu a, comme l’autre, ses petits et gros nuages, et parfois ses tempêtes. Dieu veille au milieu de tout cela, et pour être faible et distrait, notre cœur ne le quitte pas toujours. Il faut vivre en enfant, et bien se souvenir non seulement qu’on est obligé d’aller, mais même qu’on ne peut aller à Dieu qu’avec la mesure et le genre de grâce qui nous sont donnés dans le moment. Si Dieu veut plus, qu’il donne plus. Mais tâchez de vivre avec lui, sans effort de tête, mais en ami car sa conversation n’a point d’amertume.
Enfin, mon bon ami, bien convaincu que vous êtes du grand besoin de l’humilité et de la charité, qui, en vous, sont presque une seule et même chose, allez votre train, et ne vous figurez pas pouvoir être parfait en quinze jours. C’est beaucoup de se connaître ; mais ce n’est encore que moitié. Pour le reste, il faut deux choses, l’amour de Dieu et le temps.
Je prends bien part aux tracasseries que vous avez à souffrir. Mettez vous au-dessus, non par dédain de la personne ; au contraire priez beaucoup pour elle ; mais parce que Notre Seigneur nous a révélé une paix contre laquelle ne peuvent rien les persécutions des hommes. C’est la paix que nous avons à sentir qu’il nous aime et que nous l’aimons un peu. »
On voudrait s’attarder à transcrire tant de lettres ou de simples billets par lesquels le Père Abbé rejoint ses fils momentanément éloignés, les quêteurs par exemple, dont la santé est pour lui un sujet de préoccupation constante. Il réclame des nouvelles plus fréquentes et plus détaillées, car il s’intéresse de très près à leurs travaux ; il compte les jours dans l’attente du retour des absents, ou bien il exulte à la pensée d’aller leur rendre visite. D’une manière générale, Dom Guéranger mettait tout en œuvre pour réaliser le souhait de saint Benoît : « Que nul ne soit contristé dans la maison de Dieu. »
Ces allures patriarcales ne firent jamais de l’abbé un grand-père débonnaire. Certes, faire acte d’autorité n’était pas dans son caractère, il tenait à le faire remarquer. La manière dont il procéda à Sainte Cécile, par exemple, s’éclipsant dès qu’il se sentait compris, consultant les moniales pour mettre au point les Déclarations, illustre « son horreur de l’arbitraire et de la fantaisie en matière de gouvernement ». Mais, continue Mme Cécile Bruyère, s’il avait les idées larges, l’esprit le moins méticuleux et le moins défiant du monde, les détails ne lui échappaient cependant pas, et il n’omettait aucune occasion de rappeler ce qui pouvait de près ou de loin intéresser les principes. »Indulgent pour ce qui le contrariait personnellement, il était sévère pour ce qui atteignait Dieu. L’intransigeance sur les principes lut permit justement de se montrer accommodant en pratique. Un moine implorait-il la prolongation d’un séjour en famille, l’abbé en comprenait les motifs, tout en soulignant sa propre responsabilité abbatiale.
Une autorité vivante, chargée d’interpréter les quelques grands principes de la Règle pour résoudre les mille problèmes pratiques telle était sa conception de l’autorité bénédictine. Il en voyait altéré le caractère propre par l’excès de législation, qui, disait-il, paralyse le développement des ordres religieux. C’est pourquoi il préférait souvent qu’à Solesmes un usage s’établît par voie de coutume. Il se référait en cela à toute la tradition monastique. « N’écrivez que ce qui a été éprouvé par l’usage, dit-il à Mère Cécile Bruyère. On échappe ainsi aux paperasseries, aux indécisions, aux contradictions, à ces remaniements quotidiens qui enlèvent tout respect pour les textes écrits. Les Pères du désert n’écrivaient leur règle que lorsqu’elle avait été éprouvée par des fruits abondants de sainteté. Saint Benoît n’a pas fait exception : il ne nous a livré que le fruit d’une expérience consommée ; il nous a épargné ses essais et ses tâtonnements. La vie monastique est une vie de traditions, et l’heure où l’on écrit le plus de lois est précisément celle où on les observe le moins. »
On a parfois taxé Dom Guéranger de faiblesse dans son gouvernement, de méprise dans le choix de ses collaborateurs. Lui-même, après l’effondrement de sa fondation parisienne en 1845, a reconnu la justesse du reproche. Il manquait, disait-il à Montalembert, de connaissance suffisante des hommes ; mais il invoquait les circonstances atténuantes : « Un monastère, c’est tout un monde. Les hommes ne s’y ressemblent que par la vocation qui les y a appelés : hors de là, on y trouve toutes les variétés de l’espèce humaine, et pour dominer une telle position et ne pas commettre d’erreurs, il faut être plus habile et plus saint que je n’ai été. »
Reconnaissons-le : Dom Guéranger n’était pas exempt d’une certaine naïveté, qui contribuait d’ailleurs au charme émanant de sa personne. Elle est en partie responsable de certains choix malheureux et d’illusions nécessairement suivies de réveils pénibles. Mais avant de juger le chef, n’est-il pas équitable d’analyser les éléments dont il disposait ? Et puis, cet abbé n’a-t-il pas compris l’intention fondamentale de saint Benoît en tenant compte des faibles et en n’exigeant pas dans l’immédiat des résultats tangibles ? Au lieu de brusquer la nature et de devancer l’heure de la grâce, il a su gagner les cœurs et orienter les âmes vers les sources de la vie spirituelle. C’était là faire preuve de réalisme.
Dans la lettre admirable qu’il adressa, le 5 mai 1863, à Dom Maur Wolter, jeune prieur de Saint-Martin de Beuron, Dom Guéranger a rassemblé, comme en un testament, les conseils qui résument son idéal abbatial
« Ménagez votre santé ; vous en avez besoin, et elle ne vous appartient pas.
Entretenez par tous les moyens la sainte liberté d’esprit parmi vos religieux, et faites tout pour qu’ils aiment leur état plus que tout ce qu’il y a au monde.
Faites-vous aimer toujours et en tout. Soyez non pas un père, mais une mère pour vos fils.
Imitez la patience de Dieu, et n’exigez pas du printemps les fruits de l’automne.
Soyez toujours abordable à tous ; évitez l’étiquette et la cérémonie. Rapprochez-vous le plus que vous pourrez de la familiarité que vous avez vu pratiquer à Solesmes.
Accommodez-vous à tous, et ne cherchez pas à accommoder les autres à vous ; car Dieu nous a créés dissemblables, et vous êtes le serviteur de tous, comme Notre -Seigneur Jésus-Christ.
Ayez soin de la santé de chacun avec scrupule, et n’attendez pas une infirmité sérieuse pour donner une dispense.
Etablissez l’observance progressivement, et ne craignez pas de revenir sur vos pas quand vous vous serez trop avancé.
Ne vous inquiétez pas trop des relations avec l’extérieur pour vos religieux, quand ils ont l’esprit de leur état, et qu’il s’agit de la gloire de Dieu et du salut des âmes.
Souvenez-vous que l’esprit de foi est la base unique de la vie monastique.
Inspirez l’amour de la sainte Liturgie qui est le centre de tout le christianisme.
Faites que l’on étudie avec amour les Acta Sanctorum Ordinis, les Annales, et aussi les histoires particulières des monastères.
Veillez à faire étudier la théologie, saint Thomas surtout, le Droit canonique et l’Histoire ecclésiastique.
Enfin, accroissez sans cesse l’amour de L’Église et du Saint-Siège dans vos fils. »
Lorsqu’en 1838 la relique de saint Benoît était arrivée à Solesmes, elle avait reçu les honneurs abbatiaux : cérémonial significatif. A force de contempler le modèle de tous les abbés, Dom Guéranger s’en était assimilé les traits principaux ; si bien qu’en esquissant, vers la fin de sa vie, le portrait de saint Benoît, c’est un peu son propre portrait qu’il traçait à son insu. A condition de nuancer la note de « gravité » par celle d’enjouement et même d’enthousiasme, nous entrevoyons ici l’idéal de force et de tendresse qui anima le premier abbé de Solesmes
« En tout il apparaît rempli d’une gravité douce, d’une autorité ferme et paternelle, et l’on comprend aisément qu’il dut attirer et subjuguer à la fois les cœurs de ses disciples.
On sentait chez lui le calme et l’harmonie des puissances de l’âme. De là cette justesse de coup d’œil, cette discrétion qui tempérait toutes choses, et conciliait l’inviolabilité de la loi et l’infirmité humaine.
Des profondeurs de cette âme gouvernée sans obstacle par la grâce, s’échappait une bienveillance pour les hommes, qui tenait à la fois de la tendresse et de la commisération.
Une humilité dont l’accent pénètre les actions et accompagne les paroles atteste en lui la présence du grand Dieu qui, par le sentiment qu’il inspire de sa souveraine sainteté, tient en respect tout ce qui, dans l’homme pécheur et fragile, tendrait à vouloir s’élever et dominer.
Enfin, l’habitude soutenue de la contemplation lui montrait chaque chose dans la lumière divine, en sorte que ses desseins et ses actes portaient constamment l’empreinte d’une direction supérieure que tous sentaient et à laquelle nul ne pouvait résister. »