Mobiliser toutes les énergies pour la réalisation du but entrevu, mais sans inquiétude ni fièvre, tel fut le programme de l’abbé Guéranger durant les deux années qui précédèrent la reprise de la vie bénédictine à Solesmes en 1833.
Un mois après l’éclosion du projet solesmien, l’occasion lui fut donnée de revoir son prieuré tant aimé. Répondant à l’invitation de la famille Cosnard, dont l’une des filles, Euphrasie, l’avait choisi au Mans comme directeur spirituel, il se rendit à Sablé en juillet 1831. Là il rencontra l’un des vicaires, l’abbé Auguste Fonteinne, d’un an plus âgé que lui. Il l’emmena, avec ses hôtes, visiter le prieuré menacé, mais sans leur dévoiler ses vues d’avenir.
Grande fut l’émotion de cette promenade ! Le monde des statues si expressives était toujours là, dans cette ambiance de paix et de fraîcheur que ressent tout visiteur pénétrant dans la vieille église silencieuse, un jour d’été. La scène de Marmoutiers se renouvela, mais cette fois-ci le Rorate fut chanté par les deux prêtres. Les jours suivants, nouvelles visites. Mais l’abbé Guéranger garda encore son secret. Avant de repartir, il s’enquit discrètement des éventuels moyens d’existence que pourrait espérer une communauté religieuse s’installant en ces lieux.
Ce n’est qu’en novembre, au retour d’une retraite à la Trappe de Port du -Salut, près de Laval, qu’il mit ses amis saboliens au courant de son projet. Considérant la façade du prieuré, il confia à l’abbé Fonteinne son désir d’y fonder « une maison de prière et d’études ». La réponse du vicaire fut inattendue et encourageante : à défaut de science, il apporterait à l’entreprise son cœur et ses deux bras. Quant à la famille Cosnard, elle se révéla tout de suite d’une émouvante générosité.
L’abbé Guéranger partit aussitôt pour Paris : il lui tardait de consulter l’équipe de l’Avenir et surtout son chef, dont la parole était décisive à ses yeux. Lamennais le reçut le 13 novembre, à 8 heures du soir, le laissa exposer ses plans, et lui déclara : « Rien n’est plus en harmonie avec les besoins de l’Église. Rien n’est plus propre à régénérer d’une manière solide et durable les sciences ecclésiastiques. »
Mais le fondateur de la Congrégation de Saint-Pierre, qui avait obtenu dispense de réciter le bréviaire en raison de ses travaux, objecta le handicap que constituait l’office choral dans une vie vouée aux études. L’abbé Guéranger rectifia : c’était précisément le chœur qui lui faisait choisir l’Ordre bénédictin… « Comment pourrez-vous, lui demanda encore Lamennais, faire accepter cette forme de vie dans un siècle d’action comme le nôtre ? – Nous voulons vivre surtout de la vie de L’Église, sans nous inquiéter des goûts et des habitudes de nos contemporains. » Lamennais termina l’entretien en l’embrassant.
« La question de droit étant ainsi et pour jamais résolue, écrivait l’abbé Guéranger à l’abbé Fonteinne au lendemain de cette entrevue historique, il ne s’agit plus que de la question du fait, c’est-à-dire des moyens de réaliser un projet que le plus grand homme du siècle juge important. »
Le plus urgent était de soumettre le projet à l’évêque du Mans. « Mgr Carron, écrit Dom Guéranger, goûta fort ce que je lui dis sur la nécessité de régénérer l’étude des traditions catholiques et d’employer à cela le secours d’une congrégation ; il applaudit à l’idée de ressusciter l’Ordre de Saint-Benoît, avec ses respectables et savants souvenirs, ses règles larges et propres à se plier aux besoins de tous les temps. Il ne parut effrayé ni des circonstances actuelles, ni des difficultés matérielles. » Mais sachant que l’abbé Guéranger était tenu dans le diocèse pour « le coryphée du mennaisianisme », et que Solesmes serait soupçonné d’être une seconde Chênaie coupable de donner dans les « idées nouvelles », l’évêque résolut d’attendre le verdict que venaient précisément de demander à Rome les « pèlerins » de l’Avenir : Lamennais, Montalembert et Lacordaire.
L’abbé Guéranger entretint alors l’illusion naïve d’obtenir du Saint-Siège un Bref d’encouragement destiné à mettre un terme aux hésitations de Mgr Carron. Il alla jusqu’à confier à Montalembert, en janvier 1832, une lettre pour Grégoire XVI. Le moment était fort mal choisi. Montalembert expliqua à son ami que Rome se montrait plus timide que jamais en face des gouvernements. Sans s’émouvoir, le futur bénédictin continua ses travaux personnels, projetant une étude sur la foi, prélude à un vaste « travail de rénovation théologique destiné à relever l’enseignement ecclésiastique » .
Veut-on connaître les sentiments qui l’animaient au milieu de ces incertitudes ? Il suffit de parcourir ses lettres à Euphrasie Cosnard :
« Je commence à croire que c’est vraiment Dieu qui m’a inspiré certaines idées, et, cela étant, nous emporterons d’assaut les difficultés, ,’il s’en présente que nous ne puissions enjamber. Mais c’est surtout le la prière que nous avons besoin. Priez donc, faites prier, prions, :t avec une intention droite, pure, sincère, avec un esprit d’abnégation :t de sacrifice, ne cherchant que le royaume de Dieu, bien persuadés lue le reste viendra après. (…) N’oublions pas que quand nous parviendrions à réussir, quand nos plans, et ils sont plus vastes que notre portée, seraient destinés à se réaliser, il faudrait toujours dire au fond le notre cœur que nous avons été, que nous sommes et que nous ,serons encore des serviteurs inutiles. Enfin n’oublions pas au milieu le l’entraînement involontaire qui nous saisit en présence de si grandes ;t de si belles choses, ne perdons pas de vue que soit que nous réussissions ou non, c’est la même chose aux yeux de Dieu. Les hommes, a sotte nature veut le succès pour juger d’une œuvre. Dieu, meilleur appréciateur que les hommes, cherche l’intention et ne cherche que cela ; l’intention vient de nous et de sa grâce, le succès ne vient que le lui. »
Trente ans plus tard, Dom Guéranger se remémorait ces dispositions : « Ma prière était humble, et j’oserais dire que l’envie le paraître en quoi que ce soit n’entrait pour rien dans mes préoccupations. »
Il est bien vrai qu’en s’enterrant dans un petit prieuré de campagne, ‘ancien secrétaire de Mgr de la Myre, qui s’était vu offrir à Paris des situations prometteuses, tournait le dos aux honneurs.
Le 15 août 1832, l’encyclique Mirari vos condamnait le libéralisme le l’école mennaisienne. Dès le 20 septembre, l’abbé Guéranger envoya son évêque une lettre d’entière adhésion à l’acte pontifical. Puis il félicita de sa soumission l’homme qu’il avait toujours considéré comme e champion des droits du Saint-Siège. Il en reçut, le 30 novembre ne réponse amère. Ce fut la fin de ses relations avec Lamennais, qu’il ut toutefois la charité de ne pas accabler, à la différence de certains disciples de la Chênaie.
L’acquisition du prieuré de Solesmes s’avérait urgente : lassés l’attendre, les propriétaires en avaient commencé la démolition.
Pour arrêter cet acte de vandalisme, l’abbé Guéranger se hâta de iégocier la location, soumit à Mgr Carron les noms des quelques Prêtres qui avaient promis leur concours et obtint son assentiment.
La Visitation du Mans fut invitée à commencer une neuvaine de Prière, le 7 décembre. « Dans les premiers jours de cette neuvaine, a conte Dom Guéranger, j’étais en prière dans la chapelle de la Visitation. Je fus sollicité intérieurement de consacrer l’œuvre du rétablissement des bénédictins en France au Sacré-Cœur de Jésus, auquel je m’étais consacré moi-même dans la chapelle de ce monastère, le jeudi -Saint, en 1823. je fis vœu de demander à l’évêque la faveur d’un salut du T S. Sacrement en l’honneur du Sacré-Cœur le premier vendredi de chaque mois, quand nous serions établis, et d’ériger un autel du Sacré-Cœur dans l’église de notre monastère, si trots ans après notre installation, nous étions en mesure de continuer l’œuvre.
Avant la fin de la neuvaine, le 14 décembre, le bail de location était signé à Sablé. De sa chevauchée du Mans à Sablé par des routes enneigées, Dom Guéranger gardera un souvenir impérissable. L’exclamation d’une bonne femme le voyant traverser le bourg de Saint-Georges lui resta en mémoire : « Oh ! Monsieur le Curé, que vous êtes mal monté pour un prêtre ! Quel gros de chevau vous avez là entre les pattes ! » Mais le rire n’avait duré qu’un instant. Tout au long du trajet, les paroles évangéliques sur l’homme qui projette de construire une tour et sur l’exigence de pauvreté du vrai disciple s’étaient imposées à lui de manière étrange. Déjà pauvre, que devrait-il abandonner encore ? Il en était anxieux. « La suite m’a appris, dira-t-il à la fin de sa vie, quels dépouillements successifs Dieu exigeait de moi, en retour de l’honneur qu’il me faisait de m’attacher à son œuvre. »
Quelques jours plus tard, Mgr Carron approuva le petit Règlement préparé par l’abbé Guéranger pour l’Association régulière établie dans le diocèse du Mans sous la protection et bienveillance de Mgr l’évêque. Tel était le titre officiel de la première communauté de Solesmes ; elle ne pouvait en effet s’intituler elle-même bénédictine sans s’affilier à un monastère déjà existant ou sans recevoir l’investiture du Saint Siège, mais elle s’efforcerait de vivre en tout selon la Règle de saint Benoît.
Au lieu d’entrer dans le détail de l’observance avec trop de précision, l’abbé Guéranger réservait l’avenir en se contentant de respecter les lignes essentielles de la Règle et d’emprunter les usages de Saint Maur. Sur deux points seulement, l’abstinence et le lever de nuit, il atténua l’observance millénaire, bien conscient de la responsabilité qu’il assumait ainsi. L’abbé de Melleray regretta cette mitigation, tout en la reconnaissant inévitable. Un ancien mauriste retiré à Nantes, Dom Lecomte, estima ce programme parfaitement sage, et son approbation réconforta le futur prieur.
La libre disposition du prieuré et la bénédiction de l’évêque étant acquises, les six derniers mois qui précédèrent l’installation officielle furent consacrés aux préparatifs matériels.
Rarement prise de possession fut aussi discrète. La veille du 3 janvier 1833, l’abbé Guéranger dit à son compagnon, l’abbé Fonteinne, avec son enjouement caractéristique : « Allons demander l’hospitalité aux Choubiaux (le vieux jardinier et sa femme, gardiens du prieuré). Demain, nous nous réveillerons chez nous. » L’abbé Fonteinne, que les larmes de ses paroissiens du petit bourg d’Asnières n’avaient pu retenir, chargea le mince bagage dans une carriole tirée par un cheval offert par la Marquise de Juigné : quelques ustensiles et deux matelas grossiers qui furent déposés l’un sur un vieux grabat resté dans le grand parloir du monastère, pour le futur abbé, l’autre pour le cellérier, dans le petit parloir.
Tandis que l’abbé Fonteinne s’affairait à réparer, à clôturer, à recruter un peu de main-d’œuvre et à se procurer quelques bestiaux, l’abbé Guéranger prit le bâton de pèlerin. Ses longues lettres, animées par moments d’une verve incroyable, nous ont conservé le récit pittoresque de ses randonnées à Laval, à Nantes, où le Marquis de Régnon le mit en relation avec des mennaisiens acquis au projet de Solesmes, à Melleray, où Dom de Beauregard lui promit l’aide de deux de ses religieux et lui tint de graves propos dictés par sa longue expérience. Le résultat de ces quêtes fut pitoyable.
Le 21 mars, en l’église paroissiale de Solesmes, l’abbé Guéranger chanta pour la première fois la messe de saint Benoît, tandis que son compagnon faisait office de chantre devant un vieux graduel romain in-folio. Pour toute assistance, deux vieilles femmes et un hôte inopiné, Edmond de Cazalès, venu préparer, pour la Revue Européenne, un article sur les sculptures du prieuré sarthois. L’abbé Guéranger l’aida dans cette étude, qui se terminait en présentant l’œuvre des nouveaux bénédictins.
Le principal service qu’Edmond de Cazalès rendit alors à Solesmes, fut d’y prononcer le nom de Mme Swetchine, la seule personne de Paris, disait-il, susceptible de s’intéresser au projet de restauration. Muni d’une lettre de recommandation, l’abbé Guéranger partit pour la capitale, où il demeura pendant trois mois.
Dès sa première entrevue avec le petit prêtre manceau, la célèbre convertie comprit la portée de l’œuvre solesmienne. Une amitié spirituelle naquit aussitôt entre cette âme qu’un sens aigu de la grandeur de Dieu rendait particulièrement apte à saisir l’importance de la vie monastique, et le futur bénédictin, de vingt-trois ans plus jeune qu’elle, dont la franchise, le zèle et la science gagnèrent sa confiance.
Dans son salon de la rue Saint -Dominique, Mme Swetchine recevait toute une élite catholique ; à l’égard de jeunes hommes tels que Montalembert et Lacordaire, elle se comportait comme une mère. C’est pourtant auprès du prieur de Solesmes qu’elle allait désormais chercher conseil ; c’est à lui qu’elle soumettrait ses écrits spirituels situation assez paradoxale, qu’elle se plaira un jour à souligner.
En plus du réconfort moral puisé près d’une telle personnalité, Dom Guéranger bénéficiera de son dévouement humble et persévérant ; il en fallait vraiment pour intéresser les salons parisiens à « l’Œuvre de saint Benoît ». qu’elle avait imaginée pour soutenir les bénédictins au moyen de cotisations annuelles de 5 francs.
Outre les principaux mennaisiens, l’abbé Guéranger revit encore à Paris l’abbé Desgenettes, qui, devenu curé de Notre-Dame-des Victoires, l’invita à prêcher dans le célèbre sanctuaire ; il revit son vieil ami l’imprimeur Bailly de Surcy, le « père des jeunes gens », qui fut à l’origine des Conférences de saint Vincent de Paul, et s’enthousiasmait pour un mirifique projet d’imprimerie à Solesmes. Le « Père Bailly » reçut mission de recruter des vocations. monastiques.
Le quêteur alla remercier Chateaubriand de la lettre – appelée à devenir célèbre – par laquelle, en décembre 1832, l’écrivain nécessiteux lui avait promis une aumône de 40 francs. On est curieux de savoir ce qu’il aurait reçu de Victor Hugo, s’il avait trouvé le poète quand il se présenta également chez lui. Un ancien mauriste, Dom Groult, que Dom Verneuil avait fait dépositaire d’une forte somme destinée à une éventuelle restauration monastique, n’en voulut rien distraire en faveur de Solesmes, sous prétexte que ce nouveau monastère ne s’orientait pas vers des tâches enseignantes. « Mais quand Dieu pousse, rien n’arrête », concluait Dom Guéranger au souvenir de tous ses mécomptes.
Les 2500 francs qu’il rassembla à grand peine représentaient peu de choses, en regard des relations qu’il venait de nouer ou de raviver, à Paris et au grand collège de Juilly, où l’accueillirent les abbés Gerbet et de Salinis. Ces prêtres de sa génération, acquis eux aussi aux « idées romaines », devaient plus tard accéder à l’épiscopat.
Jamais les difficultés ne parvinrent à entamer chez l’abbé Guéranger son fonds de confiance. Il était allé prier, chez les Sueurs de saint Thomas de Villeneuve, la Vierge noire de l’ancienne église Saint Etienne-des Grés, qui jadis avait délivré saint François de Sales d’une tentation de désespoir ; à partir de ce moment, il ne ressentit plus la moindre anxiété.
Une telle sérénité (était malheureusement absente chez l’abbé Fonteinne, qui, pendant ces trois mois, se débattait seul sur les bords de la Sarthe dans les problèmes pratiques, avec le souci d’une quinzaine d’animaux à l’étable, et s’affolait à la pensée de la date toute proche de l’inauguration.
En rédigeant un Prospectus pour annoncer la reprise de la vie bénédictine à Solesmes le 11 juillet 1833, l’abbé Guéranger dut tenir compte de la mentalité et des préjugés de son temps. Il rappela les mérites que s’étaient acquis les moines dans le passé par leur action civilisatrice : travail des mains, études, apostolat. Au sortir du XVIII siècle, il n’était guère possible de faire admettre davantage que ce lieu commun. La publication de la lettre de Chateaubriand donna lieu à une amusante équivoque : prenant au sérieux sa dénomination de « bénédictin honoraire », bien des gens crurent que le vieil homme allait se retirer à Solesmes, ce qui n’améliora nullement le crédit des premiers solesmiens.
La cérémonie du 11 juillet, en la fête de la Translation de saint Benoît, voulut signifier très simplement le retour des moines en leur demeure, après quarante-trois ans d’exil. Au chant du psaume In convertendo – le psaume du retour des exilés -, une trentaine de prêtres accompagnèrent les huit premiers « moines », de l’église paroissiale jusqu’au prieuré. On chanta la messe « au romain », on écouta un vieux confesseur de la foi des années révolutionnaires, le chanoine Ménochet, qui représentait l’évêque, célébrer la résurrection d’une vénérable institution catholique. Au cours du repas, dont le service connut un peu d’embarras, on lut la Vie de saint Benoît par saint Grégoire le Grand.
« A partir des Vêpres de ce grand jour, l’Office divin n’a jamais été interrompu dans notre église », écrit plus tard Dom Guéranger, sans pressentir les expulsions de la fin du siècle. La veille, avait eu lieu la bénédiction de la première cloche, placée ensuite au-dessus du toit du prieuré. Puis l’abbé Guéranger avait été élu prieur par ses compagnons, les abbés Fonteinne, Daubrée, Jouanne et Leboucher. Quatre convers s’étaient joints à eux. De cette première communauté, seuls devaient persévérer le prieur et le cellérier.
Les nouveaux bénédictins attendirent trois ans avant d’adopter l’habit monastique. Ils portaient la soutane et, pour habituer les populations à la réapparition du froc, ils sortaient enveloppés d’une grande cape à capuchon pointu. Le 14 août 1836, pour les premières Vêpres de l’Assomption, ils descendirent au chœur en tunique, avec la ceinture de cuir. Dom Guéranger prit sur l’autel le scapulaire et la coule, s’en revêtit, et donna l’habit à ses compagnons. La nouvelle provoqua un afflux de curieux les dimanches suivants. Dans leur joie, les moines ne songeaient d’ailleurs nullement à se cacher : Dom Fonteinne commença par se rendre en coule au marché, tandis que le P. Gourbeillon partait pour Précigné dans la même tenue, monté sur l’âne du monastère dont la croupe disparaissait sous les plis flottants du vêtement.
La vie quotidienne des premières années, dans le cadre de bâtiments aujourd’hui en partie disparus, était nécessairement très laborieuse le petit nombre des moines exigeait le cumul des charges. Il est vrai que les besoins étaient singulièrement plus réduits qu’en notre temps. L’humilité des moyens, le style de vie familier et campagnard, la liberté – ou le flottement – de l’organisation, tout contribuait à conférer au Solesmes de cette époque une ambiance qui avait ses charmes, mais aussi ses inconvénients certains.
Au cours des premières semaines qui suivirent l’installation de 1833, les amis de Dom Guéranger reçurent de lui des lettres enthousiastes : la vieille église résonnait à nouveau du chant des psaumes, les moines n’avaient qu’un cœur et qu’une âme, ils n’éprouvaient pas la moindre fatigue, le prieur lui-même était étonné de sa propre résistance ; il reconnaissait bien ne plus avoir le temps d’étudier, mais la communauté entière allait assumer les travaux littéraires. L’abbé de Melleray se montra beaucoup moins optimiste. Sa réponse fut des plus austères : « Tous les établissements ont leur lune de miel, initia fervent. >• Et Dom de Beauregard décrivait le sombre avenir d’un monastère sans traditions, dirigé par un prieur sans expérience, qui se heurterait à des difficultés insurmontables, lorsque la diversité des tempéraments entraînerait des divergences dans l’interprétation de la Règle. « Cette pauvre Règle, continuait-il, vous vous trouverez obligé de lui donner tant de coups de ciseaux, que je ne sais pas si saint Benoît la reconnaîtrait bien. » C’était, à mots couverts, critiquer l’adoucissement de l’observance que Dom Guéranger avait lugé indispensable.
Les pressentiments de Dom Antoine à l’endroit des difficultés de gouvernement se trouvèrent bientôt justifiés. On connaît la crise humiliante qui secoua le monastère au printemps de 1836. Elle se produisit peu après que les moines furent devenus propriétaires des bâtiments, moyennant de lourds emprunts. Dom Delatte a retracé les péripéties de la petite révolution monastique, fomentée par de jeunes inconscients, durant une absence de Dom Guéranger. Ce pouvait être la mort de Solesmes ; la seconde tentative de relèvement de l’Ordre bénédictin en France se serait donc soldée par un échec, comme à Senlis vingt ans plus tôt. On ne peut qu’admirer le sang-froid et la patience du prieur, « déposé » par sa communauté qui ne comptait alors qu’une dizaine de membres. Venu remettre les choses en ordre, Mgr Bouvier paraît bien lui avoir donné l’explication dernière de l’incident, en concluant tristement : « Mon pauvre Père, de quelles cervelles êtes-vous entouré ! »
Par délicatesse et par dignité, Dom Guéranger garda pour lui seul cette souffrance et voulut oublier l’ingratitude inconcevable de ses premiers compagnons ; mais la solitude morale devait être son lot pour bien des années encore.
Dès 1833, certains esprits se sont demandé, avec une nuance de reproche, pourquoi Dom Guéranger ne s’est pas assuré le concours de quelques anciens bénédictins. Le prieur de Solesmes aurait pu répondre en ouvrant le petit dossier des lettres que, de onze diocèses différents, lui adressèrent treize de ces vétérans, entre 1833 et 1838. Neuf d’entre eux avaient appartenu à la Congrégation de Saint-Maur, deux à celle de Cluny et deux à celle de Saint-Vanne.
Tous exprimaient leur joie et formulaient des vœux pour le succès du petit monastère. Souhaitant mourir dans une maison de l’ordre huit s’informaient des conditions d’admission, questionnaient sur l’observance, s’inquiétaient de savoir s’ils étaient seuls à faire cette démarche. Au fond, à travers leurs demandes, perçait une secrète inquiétude, bien compréhensible : les plus jeunes d’entre eux étaient septuagénaires, tandis que le plus ancien de la communauté de Solesmes avait moins de trente-cinq ans…
Avec bon sens, Dom Chabbert, chanoine de Tours, disait à Dom Guéranger, après avoir fait état de ses infirmités : « Je crois que le bien petit nombre de religieux qui, profès des différentes congrégations, composent l’Ordre bénédictin en France, vous sera absolument inutile et nul pour les mêmes raisons que j’allègue. »
Renouveler n’est pas briser avec le passé : Dom Guéranger en était d’autant plus convaincu qu’il était pénétré d’admiration pour la réforme de Saint-Maur et les fruits qu’elle avait portés. Il en regrettait seulement l’organisation centralisée, ainsi que les déviations doctrinales qui avaient entaché la réputation des derniers de ses membres, au XVIIIe siècle. Tout en préférant relever la vie bénédictine en ne s’entourant que d’hommes de sa génération, il élabora les Constitutions de Solesmes en empruntant largement à celles de Saint-Maur.
En signe de cette filiation spirituelle, Solesmes reçut bientôt d’une bienfaitrice, avec un sceau de la Congrégation de Saint-Maur et un grand antiphonaire de Saint-Germain-des-Prés, un portrait au pastel de Dom Ambroise Chevreux, dernier supérieur général, massacré aux Carmes en 1792.
En relevant Solesmes, Dom Guéranger n’avait pas songé à faire sonner de la trompette ; néanmoins, l’évènement du 11 juillet 1833 n’avait pas échappé à l’attention de la presse. Un regard sur les articles qui parurent après cette date, permet d’enregistrer des réactions fort diverses.
Les organes d’inspiration mennaisienne, ainsi que les journaux catholiques français et belges, se réjouirent de la nouvelle. L’Ami de la Religion flaira un foyer subversif de mennaisianisme. La Gazette de France, le journal des Débats se montrèrent respectueux, le Figaro se moqua, le Constitutionnel dénonça un « envahissement sacerdotal » ; le Courrier Français trouva que « c’était reculer bien loin que de revenir à saint Benoît » ; quant à l’Europe littéraire, elle regretta que, faute de mieux pour le présent, l’esprit moderne dût accepter le service d’institutions si anciennes.
Dans le monde officiel et scientifique, plus attentif aux grandes études qu’à la prière des moines, les bénédictins de Solesmes apparurent comme de nouveaux Mauristes. La conception du « bénédictin savant », du monastère « asile de science et de vertu », valut au prieuré la bienveillance ou la neutralité de milieux habituellement peu soucieux des intérêts de l’Église. A l’Institut, comme dans les sociétés savantes, on ne tarda pas à rechercher le concours de Dom Guéranger et de la pléiade d’érudits qui, pensait-on, l’assistaient dans ses recherches.
Cette réputation un peu précoce parvint jusqu’à Guizot, alors Ministre de l’Instruction Publique. Au début de 1836, il offrit à ceux qu’il regardait comme les successeurs des Mabillon et des Mont faucon, l’achèvement du Gallia Christiana, histoire par provinces des évêchés et monastères de France, entreprise par les religieux de Saint-Maur.
Montalembert, qui voyait en cette affaire « l’occasion pour Solesmes de prendre situation, gouvernementalement, politiquement, scientifiquement >, pressa Dom Guéranger d’accepter. Celui-ci, après hésitation, céda aux instances de son ami et rédigea un mémoire sur ce travail, qu’il devait bien deviner au-dessus des forces d’un homme seul ; mais l’allocation annuelle de 4 000 francs venait à point.
Deux ans plus tard, « M. Guéranger, directeur de la Maison d’études de Solesmes > – telle était la raison sociale sous laquelle le gouvernement s’adressait aux moines -, apprit que le nouveau ministre, M. de Salvandy, peu au fait des exigences du travail d’érudition, avait jugé préférable de supprimer l’allocation.
Dans le Maine, se vérifiait une fois de plus l’adage : nul n’est prophète en son pays. En dehors de quelques amitiés, l’œuvre solesmienne ne rencontra qu’indifférence ou hostilité. Hostilité à cause de la réputation de mennaisianisme : « Nous sommes un nouveau Port-Royal, écrit Dom Guéranger à Mme Swetchine le 9 août 1833. Le mot d’ordre est : écrasez Solesmes. Et puis le Comité Royaliste de Paris qui nous signale dans les provinces comme un dangereux obstacle à une restauration légitime et puis, et puis… ainsi donc, Dieu est avec nous, c’est évident. Nous voilà quelques hommes bien inoffensifs, bien silencieux sur notre rocher ; depuis un mois que nous y sommes établis, nous n’avons eu encore que le temps de faire nos offices ; cependant dans la plaine on nous travestit, on nous grossit, on nous représente hostiles et menaçants. »
Plus mortifiante encore était l’ignorance des voisins eux-mêmes. « Quel malheur que cette belle maison ne soit pas habitée ! » De telles réflexions apprenaient aux moines qu’ils n’avaient pas grand effort à faire pour demeurer cachés. Mme Swetchine l’écrivait à Dom Guéranger en 1838 : « Solesmes vivra longtemps encore à l’ombre de l’affection de quelques-uns et de l’indifférence de presque tous. »De cette affection, la correspondance conserve le témoignage. Elle provenait surtout de personnes attentives aux signes du renouveau catholique. C’est à cette époque que se resserra l’amitié entre Dom Guéranger et Charles -René de Montalembert ; amitié de deux frères d’armes, passionnés pour la liberté de L’Église et la cause de l’unité autour de Rome. On lui trouve une nuance de paternité spirituelle chez le moine, toujours soucieux de l’âme de son ami. De part et d’autre, intelligence et enthousiasme ; avec une ardeur plus fougueuse et romantique chez le jeune pair de France, en qui Dom Guéranger aima le caractère chevaleresque, le goût inné du grand et du beau, la compréhension de la vie monastique.
Le séjour de Montalembert au prieuré durant l’automne 1835, la préparation de sa Sainte Elisabeth, son baptême, le 31 octobre à 10 heures du soir, sa participation à l’Office, dans les stalles, ses longues conversations avec le prieur érudit, et jusqu’à ses facéties – n’apportait-il pas au réfectoire, dans les poches de sa redingote, deux chatons auxquels il faisait faire le signe de la croix ! – tous ces souvenirs de jeunesse tissèrent des liens de fraternité entre les deux hommes.
Sans l’intervention de tels amis, Solesmes serait mort de faim. La liste en serait longue, depuis le Marquis de Dreux-Brézé, qui offrit les premiers 500 francs, et Montalembert qui abandonna au monastère une partie de sa modeste fortune, jusqu’à ces femmes de Sablé – « nos bonnes femmes », disait Dom Guéranger sans aucune nuance péjorative – que l’on voyait prendre le chemin du prieuré, de lourds paniers aux bras. Il y fallait un certain courage, à une époque où les moines étaient considérés comme des originaux inutiles. Mais ces femmes, dont certaines avaient caché des prêtres « buissonniers »durant les années révolutionnaires, comprenaient que l’Esprit de Dieu était à l’œuvre sur ce petit coin de terre sabolienne.