L’abbé Guéranger riposta vertement et ferma la bouche à ses contradicteurs. Picot battit en retraite après avoir reconnu dans son docte adversaire un « rude jouteur. »
15 juillet 1830
Au Rédacteur de l’Ami de la Religion et du Roi.
J’AVAIS cru, Monsieur, notre querelle terminée, et je m’imaginais avoir droit de penser que les nombreuses raisons par lesquelles j’ai, grâce à la bonté de ma cause, répondu à tout ce que vous aviez avancé de faux et de hasardé, vous avaient enfin forcé de réfléchir sur l’attaque injuste et gratuite qu’il vous avait plu de diriger contre moi. Or voici que, tout de nouveau, vous voulez recommencer la guerre. Mais dans cette autre campagne, ce n’est plus cette jactance, cette science profonde de vos numéros 1650 et 1652 ; c’est maintenant de la prudence, de la modération, de l’indulgence même. Enfin, dans la discussion d’une matière aussi importante que celle de la liturgie catholique, il ne s’agit plus désormais entre nous que de savoir lequel des deux a dit des injures à l’autre.
Tout cela serait fort commode, si vous aviez affaire à quelqu’un de ces pamphlétaires dont la plume au service du premier venu n’est dirigée par aucune conviction ; mais vous vous êtes attaqué à un prêtre, à un prêtre catholique, qui ne saurait écrire autrement que dans l’intérêt de la vérité. De même que dans cette importante matière, ce n’est point ma personne que j’avais cherché à faire valoir, de même ce n’est point moi que j’ai voulu défendre. Permis à vous, Monsieur, de m’appeler un jeune et même un très jeune ecclésiastique ; vous ne me ferez point rougir d’avoir eu raison à mon âge. Il est tout simple qu’un prêtre, et même un jeune prêtre qui s’est occupé longtemps et avec goût d’une matière sur laquelle tout l’esprit possible n’apprendra jamais rien, se trouve, dans cette même matière, au-dessus de M. Picot, qui, malgré son grand âge et sa bonne volonté, n’a pourtant pas la science infuse.
Appelez-moi donc tant qu’il vous plaira un jeune ecclésiastique ; je doute que cette révélation vous fasse beaucoup d’honneur. Pour un homme comme vous qui cite les Pères de l’Église et Brun Desmarettes, les bulles des papes et l’abbé Grandcolas, il doit être fâcheux de se voir reprocher, avec preuves, plus de trente faussetés, altérations, bévues, traits d’ignorance et de mauvaise foi, dans l’espace de douze pages de votre estimable journal, et cela par un homme que vous seriez tenté de renvoyer, dans son séminaire, étudier la théologie, voire même la liturgie catholique. II est vrai que cette mesure serait à peu près inutile, car le jeune ecclésiastique en question, bien que sorti du séminaire depuis un nombre d’années assez considérable, n’a pour cela discontinué de les étudier l’une et l’autre. II croit que la vie du prêtre doit être une vie d’études et d’études ecclésiastiques. Un païen a bien dit : Vitam impendere vero. Ainsi désormais, croyez-moi, laissez-le tranquille dans son obscurité, et ne vous occupez plus de lui, excepté quand il s’occupera de vous. D’après le sujet qu’il traite dans ce moment, vous devez voir tout de suite que cela n’arrivera pas de longtemps.
Ne me reprochez pas, Monsieur, d’avoir écrit vingt-trois pages pour ma défense. D’abord je ne savais pas que vous dussiez me faire l’honneur de lire ma réponse, puisque, d’après la manière dont vous les aviez cités, à peine aviez vous lu mes articles. Ensuite, vous savez mieux que personne qu’il est quelquefois impossible de répondre autrement qu’en plusieurs pages aux faussetés historiques qu’on a pu accumuler dans une seule phrase. Vous vous étonnez de ma fécondité ; c’est à vous qu’il en faut rapporter toute la gloire.
J’admire comment vous osez dire à vos lecteurs que ma réponse nécessite de votre part une courte réplique. lis ne doutent nullement de votre talent analytique et ils se seront représentés tout à coup l’Ami de la Religion levant sa massue et abattant d’un seul coup les cent têtes de l’hydre. Mais rien de tout cela ; pour répliquer aux arguments que l’on a entassés contre vous, vous vous bornez à certaines formules banales de persiflage et de récrimination, sans oser aborder un seul instant le sujet qui faisait le fond de ma défense. Ah ! Monsieur Picot, vous êtes bien modeste ; croiriez-vous donc avoir été battu ?
Vous avez, dites-vous, relu vos articles, et vous y avez vainement cherché le ton de l’injure. Il est des gens qui ont le talent de trouver chez les autres ce qui n’y fut jamais, et celui ne pas trouver chez eux ce que tout le monde y découvre. Je ne m’amuserai certainement pas à compter combien d’aimables épithètes vous avez oubliées dans le recensement que vous voulez bien faire de celles que vous m’avez prodiguées si généreusement. Seulement je suis convaincu que si, aujourd’hui, vous ne vous vantez pas de m’avoir traité de fou, c’est que ma folie s’étant trouvée conforme à celle de l’Église et du Saint-Siège, vous avez cessé de considérer cette qualification comme m’étant exclusivement personnelle.
Vous êtes vraiment un homme de ressources, Monsieur, jusqu’ici, n’en n’ayant pas fait l’expérience, je ne soupçonnais pas toute la flexibilité de votre esprit. Vous m’étonnez, et c’est à n’y pas tenir. Ainsi, par exemple, je mens lorsque je m’avise de vous reprocher d’avoir traité d’une manière assez leste un Prince de l’Église ; car vous n’en avez pas parlé. En effet votre satyre ne désignait qu’un haut dignitaire dans l’Église. N’êtes-vous pas après cela pleinement disculpé ? J’avais eu le malheur de dire que la diversité des nouvelles liturgies avait soustrait beaucoup d’Églises de France à la communion des prières catholiques ; or ce n’est point du tout cela. Le pape dit seulement que cette innovation déchire en lambeaux cette même communion. Assurément ceci vaut bien mieux. Il ne faut pas être plus difficile que le pape. A ce propos, vous me faites la grâce de reconnaître que j’ai été plus fondé relativement à l’extension de la bulle Quod a nobis. C’est fort généreux à vous de l’avouer. Mais pendant que nous y sommes, dites-moi un peu ce que vous pensez des nombreuses rectifications que vous m’avez permis de faire sur vos deux articles. Sont-elles de votre goût ? Qu’en pensent vos faiseurs ? S’ils désirent d’autres détails, j’en ai à leur service.
Le ton avec lequel j’ai répondu à votre attaque vous a semblé sévère. Vous oubliez sans doute que dans ce moment je me défendais contre un injuste agresseur. En vain me reprocherez-vous d’avoir parlé avec supériorité ; il est vrai que je traitais une matière qui m’est assez familière, et que dans notre discussion la raison était de mon côté. C’est là, Monsieur, la vraie supériorité, je n’en réclame pas d’autre. Je connais trop bien le respect que doit toujours avoir un jeune prêtre pour un laïque qui lui lance de grosses épithètes.
Mais je voudrais cependant que ce laïque ne parlât point sans cesse de ce qu’il ignore. Je ne nie point, je reconnais même les services qu’il a rendus, mais encore une fois qu’allait-il faire dans un pareil sujet ? De quel front ose-t-il soutenir que l’innovation gallicane se réduit à quelques changements dans la liturgie romaine. Assurément, ce n’est ni le temps, ni le lieu d’entrer dans le détail ; mais quelle ignorance incroyable ! comme il est facile de la confondre ! J’en appelle pour cela à tout homme qui sait lire et comparer. Bien plus, Monsieur, si vous désirez faire avec moi cette petite opération qui ne sera pas indifférente au progrès déjà si rapide de vos connaissances liturgiques, je suis tout à fait à vos ordres.
J’étais, je l’avoue, un peu sorti de mon sujet, lorsque je vous demandai raison de la manière peu respectueuse dont vous traitiez saint Grégoire VII ; mais cependant j’ai pensé que dans une question qui touche, de plus près que l’on ne pense, à l’autorité des souverains Pontifes, il n’était pas tout à fait superflu de relever une des innombrables licences que se permettent contre eux certains écrivains. Comment vous disculpez-vous du reproche que j’ai cru devoir vous faire ? Assez tristement ; car enfin de ce que vous avez en plusieurs endroits rendu justice aux vertus et aux services de saint Grégoire VII, il ne s’ensuit pas le moins du monde que vous aviez le droit de lui refuser le titre de saint, par lequel l’Église a constaté juridiquement ses mérites. Cette licence est comme, dites-vous, chef les orateurs et les historiens. – D’accord ; mais auquel de ces deux titres, je vous prie, pouvez-vous la revendiquer pour vos deux articles, assez peu oratoires et dans lesquels l’histoire est travestie à faire peur ? Dans le même passage, ajoutez-vous encore, je ne donnais point ce titre à Grégoire III, qui est cependant reconnu saint. – Vous voilà donc réduit à excuser une liberté par une autre. Vous irez loin ; mais puisque vous aimez la rétorsion, permettez que j’en fasse une aussi. Dans le même passage vous donniez le titre de saint à saint Damase, à saint Léon, à saint Gélase, à saint Grégoire le Grand, à saint Pie V ; donc vous ne deviez pas le refuser à saint Grégoire VII. Ensuite , sachez bien que votre familiarité vis-à-vis de Grégoire III ne saurait être invoquée à l’appui de votre liberté envers Grégoire VII. Le premier de ces Pontifes, il est vrai, est honoré d’un culte local, à Rome et en quelques endroits, comme plusieurs autres papes du même nom ; mais son culte plutôt concédé que décrété, diffère essentiellement de celui de saint Grégoire VII, rendu obligatoire pour tout l’univers par le décret de Benoît XIII Urbis et orbis. Ce serait en vain, Monsieur, que vous voudriez justifier votre conduite. Il n’est jamais permis, même à l’égard des saints, d’avoir deux poids et deux mesures.
J’aurais encore bien des choses à vous dire ; je les garde pour la prochaine fois qu’il vous prendra fantaisie de parler de moi. je ne veux pourtant pas finir sans relever une platitude par laquelle vous avez cru devoir terminer votre article. L’auteur, dites-vous, ne se rétracte point sur le singulier jugement qu’il a porté d’un passage de saint Augustin. C’est bien pis que Gros Jean qui remontre à son curé. Comme il est évident que, soit impuissance, soit mauvaise volonté, vous êtes résolu de ne pas comprendre que les explications de l’Écriture dans le sens spirituel, données par les Pères, n’ont d’autorité véritable que par l’assentiment de l’Église, je ne perdrai plus le temps à vous le répéter ; je vous dirai seulement : oui, M. Picot, je suis, je l’avoue, Gros Jean vis-à-vis de saint Augustin, et je m’en fais gloire ; mais saint Augustin aussi bien que moi dut être et fut en effet Gros Jean devant l’Église. On n’est saint qu’à cette condition. Un homme qui ne croyait à l’Écriture que sur l’autorité de l’Église, n’eût jamais voulu soutenir une interprétation devenue plus tard contraire à la pratique et aux décrets de cette même Église.
Mais encore une fois en voilà assez, et plus qu’il ne fallait pour répondre aux pauvretés dont votre diatribe est remplie d’un bout à l’autre. Cette controverse inopinée s’est prolongée au-delà de ce que j’attendais. Votre ton d’assurance l’avait rendue nécessaire. Vivons maintenant en paix, et si quelquefois encore une malencontreuse tentation vous porte à vous jeter sur mes brisées, rappelez-vous que vous-même m’avez qualifié de rude jouteur. J’ai trop à cœur de mériter la continuation de cette élégante qualification qui convient si bien à mon âge, pour vous faire le moindre quartier. Je vais donc attendre, dans le silence, ce qu’il vous plaira de choisir, la guerre, ou la paix.
L’auteur des Considérations sur la liturgie catholique.