Le diaconat et le sacerdoce
J’oubliais de raconter comment M. Dubois avait été fait grand-vicaire. Il était, comme je l’ai dit, pro-secrétaire de l’évêché, et comme il avait sans cesse besoin de la signature de l’un ou l’autre des grands-vicaires pour les pièces qu’il expédiait, il lui était venu en pensée que s’il était grand-vicaire lui même, il n’aurait plus besoin d’envoyer çà et là le portier de l’évêché pour requérir les signatures dont il avait besoin. Avant le départ de l’évêque, il vint un jour le trouver après déjeuner, et lui exposa son désir. Le bon vieillard qui n’avait jamais songé à la chose, fut interloqué et sembla refuser d’abord ; mais l’affection qu’il avait pour l’abbé Dubois prenant le dessus, il signa la pièce que celui-ci tenait toute prête. La main paralysée de l’évêque traçait des caractères fort peu lisibles ; mais enfin, on y reconnaissait quelque chose. J’entrai peu d’instants après dans la chambre du prélat. Il était embarrassé, et me dit : « L’abbé, vous avez un compliment à faire à l’abbé Dubois. » – « Lequel donc, Monseigneur ? » – « Je viens de le faire grand-vicaire », et le bon évêque de me répéter les raisons que lui avait fait valoir le candidat. Puis, il ajouta : « Mais, que va dire Mademoiselle ? » Tout à coup la porte s’ouvre, et Mademoiselle de Cassini se précipite furieuse vers son oncle, protestant contre ce qu’il venait de faire. L’abbé Dubois, en sortant de chez l’évêque, était allé droit chez elle, pour lui faire part de sa promotion. C’était braver l’orage ; mais il avait préféré aller au-devant que d’en être poursuivi. Le pauvre évêque avait l’air jugé ; la nièce insistait pour qu’il retirât à l’abbé Dubois le diplôme qu’il venait de signer ; l’évêque n’en pouvait avoir le courage. Dans la journée, je vis M. Bouvier qui ne me cacha pas son mécontentement ; mais la chose était faite, et elle a eu pour conséquence en faveur de l’abbé Dubois qu’il a été presque constamment grand-vicaire depuis, et que plus d’une fois il a risqué d’être nommé évêque. Nous étions lui et moi très bien ensemble à cette époque.
Avant son départ, l’évêque avait signé encore un autre diplôme ; mais celui-ci était en ma faveur et il était complètement de bonne grâce. J’allais recevoir le sacerdoce pendant l’absence du prélat, et il voulait que je fusse installé chanoine honoraire sans l’attendre. Cette distinction ne pouvait surprendre personne, étant regardée comme de droit jusqu’alors pour le secrétaire particulier. L’évêque fit expédier les lettres, et par gracieuseté pour moi, il ne voulut pas qu’un grand-vicaire les signât en son nom ; il tint à y apposer sa signature. Il est certain que le gribouillage qui s’ensuivit n’avait pas forme humaine ; mais chacun pouvait savoir les intentions du prélat à mon endroit, et en même temps qu’il n’y avait qu’un paralytique capable d’avoir tracé ces signes informes. Je gardai donc par devers moi ce titre, jusqu’au jour où il me serait utile, sans me douter de ce qui devait arriver à son sujet.
L’évêché avait obtenu pour moi une dispense d’âge de dix huit mois qui me permettait d’être présenté à l’ordination sacerdotale dès le 4 octobre, moyennant l’Extra tempora qui avait été pareillement octroyé. C’était l’intention de l’évêque aussi bien que celle de M. Bouvier que j’en profitasse. Il fut donc convenu avec ce dernier qui était mon directeur, que mon ordination aurait lieu le dimanche 7 octobre. Je choisis l’archévêque de Tours pour m’ordonner. La raison qui me faisait donner la préférence au Métropolitain, était que le bon évêque d’Angers de qui j’avais reçu le diaconat, avait été consacré évêque dans l’Eglise constitutionnelle, et que je ne voulais pas être petit-fils de Talleyrand-Périgord dans mon sacerdoce. On écrivit à l’archevêque qui était M. de Montblanc, dont il sera encore question dans ces mémoires, et j’arrivai près de lui le samedi 6 octobre.
Les habitudes gallicanes de mon temps furent cause que j’ignorai jusqu’à l’année suivante la grâce insigne que me faisait Notre-Dame en plaçant mon ordination sacerdotale à un jour qui lui était consacré à Rome et dans tout le monde catholique. En ce jour-là, ni le bréviaire du Mans, ni celui de Tours ne faisaient mention du Saint-Rosaire ; en sorte que Marie n’y reçut de moi aucun hommage particulier. Ce me sera toujours un regret, et d’autant plus que je ne doute pas que ce jour n’ait été choisi par elle pour mon sacerdoce. Cette année 1827, le Saint-Rosaire tombait précisément le 7 octobre, propre anniversaire de la victoire de Lépante 1 . Ce jour avait encore un autre mystère que je n’appris que beaucoup plus tard ; c’était dans l’ordre de saint Benoît la fête de sainte Justine de Padoue, sous les auspices de laquelle commença au 15e siècle la réforme bénédictine d’où est sortie la Congrégation du Mont-Cassin, à laquelle est affiliée la nôtre, et qui a reçu ma profession monastique par le ministère d’un de ses abbés. Mais tout cela était caché à mes yeux, bien que j’eusse apporté à l’ordination la préparation qui était en mon pouvoir, sauf ma fragilité et mes grandes imperfections.
Je fus ordonné dans la chapelle de l’archevêché, à la messe basse du prélat. Il était assisté de M. l’abbé Dufêtre, vicaire général, depuis évêque de Nevers, et de M. David, membre de la Congrégation de Picpus, supérieur du séminaire, ayant chacun un pontifical à la main. L’ordination étant commencée, j’en suivais avec recueillement toutes les formules qui m’étaient très familières. Après les litanies, je m’aperçus que l’évêque ne m’imposait pas les mains, ni les prêtres qui étaient présents ; mais qu’il avait passé immédiatement à l’allocution : Oremus, fratres carissimi, Deum Patrem omnipotentem, et que ni lui, ni les prêtres ne tenaient la main droite sur moi. Inquiet au dernier point de cette omission qui allait rendre douteuse mon ordination, je crus devoir réclamer : « Monseigneur, dis-je à l’archevêque, vous omettez l’imposition des mains. » Surpris de cette interpellation d’un ordinand, le prélat me répond : « Monsieur l’abbé, on pense à tout ; occupez-vous de vous-même » ; puis il continue à lire la formule comme si de rien n’était, toujours sans imposition de mains. J’insiste de nouveau, et enfin les deux prêtres lisant plus attentivement la rubrique qui précède l’allocution, avertissent l’archevêque qui me dit naïvement : « Vous avez raison , je vous demande pardon. » Aussitôt il s’avance vers moi, m’impose les mains, et les prêtres après lui. Dieu me fit la grâce de n’être pas troublé par cet incident qui pouvait me susciter des inquiétudes pour ma vie entière. L’ordination se poursuivit et s’acheva dans un grand recueillement de ma part, et j’y sentis Dieu qui m’imprimait à ce moment l’auguste caractère du Prêtre éternel.
Au déjeuner archiépiscopal, il ne fut question par aucune allusion d’un incident qui pouvait être d’une si grande conséquence. Nous avions tous reçu une leçon sur la nécessité de porter la plus grande attention aux rubriques, dans l’administration des sacrements. On se sépara après le repas ; plusieurs allèrent à la messe capitulaire ; pour moi j’avais un pèlerinage qui me tenait au cœur, et je tenais à le faire pendant que j’étais encore tout humide de l’huile sainte qui m’avait consacré. Le culte de saint Martin m’était assez familier pour que j’eusse compté profiter de mon voyage à Tours, en lui offrant mes hommages sur les ruines de ses sanctuaires. Je m’acheminai donc seul vers Marmoutier. Après avoir passé la Loire, je pris à droite le long du fleuve, et j’arrivai enfin à un vaste portail qui avait survécu aux murailles qui l’accompagnaient autrefois. Je franchis, et je me trouvai bientôt sur l’emplacement où fut jadis Marmoutier. Il n’y avait que des décombres partout ; mais on distinguait encore la situation d’un grand cloître dont les murs avaient été rasés presque jusqu’au sol. L’enceinte des lieux réguliers se reconnaissait aussi par les débris des murs non entièrement arrachés. Il y avait de la vigne et des cultures de jardinage dans ces encadrements. La place de la grande église abbatiale était pareillement désolée ; je me rappelle d’un assez grand bâtiment d’importance secondaire qui était demeuré debout. La vue de ces ruines m’impressionna vivement ; je parcourais avec émotion cette enceinte désolée, enjambant les pans de mur, et visitant tout avec un respect religieux. J’étais seul à ce moment, et je me dirigeai vers des grottes taillées dans le roc qui s’étaient trouvées autrefois dans l’enclos de l’abbaye. Je sus peu après que le souvenir de saint Martin consacrait l’une des deux, et que l’autre avait été habitée par saint Brice 2 .
J’avisai ensuite une large et solide tour à moitié rasée, et finissant en terrasse sur laquelle s’élevait une chapelle moderne. On arrivait à la plate-forme par une pente douce où l’on avait planté comme un jardin anglais. La porte de la chapelle était heureusement ouverte, je m’y précipitai ; car j’avais un extrême besoin d’épancher mon cœur dans la prière. Il y avait au-dessus de l’autel une assez médiocre copie de la Messe de saint Martin de Le Sueur. Ce tableau me toucha cependant, et à genoux devant l’autel je suppliai le grand évêque de prendre sous sa protection le pauvre nouveau prêtre que la piété envers lui avait attiré sur ces ruines. Me souvenant ensuite des pensées qui m’avaient occupé plus d’une fois dans le passé au sujet de la vie monastique comme pouvant un jour devenir la mienne, ému jusqu’au fond de l’âme par le spectacle de l’horrible dévastation que je venais d’avoir sous les yeux, je me mis à réciter les strophes du Rorate. Je trouvai l’expression de ce que je ressentais dans ces paroles d’Isaïe : Ecce civitas Sancti facta est deserta… Jerusalem desolata est, domus sanctificationis nostræ et gloriæ tuæ, ubi laudaverunt te patres nostri 3 . La suite du cantique où le péché est montré comme la cause d’un si lugubre abandon ne me toucha pas moins. Les habitants de Marmoutier dispersés comme la feuille chassée par les vents, le Seigneur qui a détourné sa face, et qui a laissé l’iniquité suivre son cours ; ces traits étaient d’une vérité saisissante. À la troisième strophe, je priai avec ardeur, en prononçant ces paroles : Mitte quem missurus es 4 . Je demandai à Dieu qu’il suscitât des hommes de zèle pour relever tant de ruines, pour décharger la sainte Église du joug de captivité qui pesait sur elle depuis qu’on l’avait privée des saintes institutions qui faisaient sa gloire et sa liberté. Arrivé à la quatrième strophe, Consolamini, consolamini, popule meus, cito veniet salus tua 5 , je restai muet. Rien dans mes prévisions n’annonçait le retour de la vie monastique, la restauration de tant de ruines. Je restai en face de la désolation, et rien ne me consola.
Au sortir de la chapelle, je trouvai une vieille femme à la porte : son air respectable me porta à lui exprimer l’impression que faisait sur moi le triste spectacle que j’avais sous les yeux. Elle me comprit, et se mit à me raconter avec un profond sentiment les scènes affreuses de la profanation et de la destruction de Marmoutier. Elle me dit entre autres choses que les dévastateurs démolirent à grands coups de marteau les verrières du chœur de la grande église ; ils ne se donnèrent pas la peine de les descendre. « On entendait, me dit-elle, ce bruit horrible de l’autre côté de la Loire, et les coups de marteau nous retentissaient jusqu’au cœur. » Je quittai ces lieux l’âme attristée, et je me dirigeai vers la ville. Le sentiment de mon sacerdoce me tint compagnie toute la demi-lieue, et je priais saint Martin de me venir en aide. Les deux tours, seuls débris de son antique basilique me guidèrent dans le second pèlerinage que je voulais faire. Rentré en ville, je parcourus diverses rues, et enfin j’eus devant moi ces restes du temple auguste où le patron de la France avait reçu durant tant de siècles les hommages de tant de nations. Des rues, un ignoble marché occupaient un lieu si sacré. Je ne pouvais m’agenouiller en public ; je priai debout le grand saint Martin d’avoir pitié de la France si infidèle à son souvenir, et je me dirigeai enfin, mais le cœur triste, vers la métropole.
J’assistai aux vêpres et au sermon, et je rentrai à l’archevêché pour le dîner. L’archevêque se montra très gracieux lorsque je lui fis mes adieux. Ce prélat était un homme très ordinaire et de mauvaise santé, mais d’une tenue épiscopale fort convenable. Il reparaîtra dans ces récits. Le secrétaire de l’évêché, M. Boullay, encore chanoine de Tours en ce moment, était un dilettante 6 de premier ordre. J’avais vu dans sa chambre le portrait de Paganini 7 et autres virtuoses. J’acceptai de faire une promenade avec lui dans les rues de Tours, au clair de la lune et des étoiles. Il m’entreprit sur la question romaine, si ardente à cette époque, et ne se montra pas satisfait de me trouver ultramontain.
Le lendemain je repartis pour Le Mans par la diligence, de grand matin, en la compagnie de l’illustre Dom Antoine Saulnier de Beauregard, Abbé de Melleray. Je l’avais trouvé à l’archevêché, et il avait assisté à mon ordination. Il ne m’imposa pas cependant les mains, parce qu’il était en habit court, selon son usage hors du monastère. Je connaissais déjà ce grand moine par un séjour qu’il avait fait à l’évêché du Mans, en se rendant à Paris. Il revint encore l’année suivante. Je n’ai jamais rien vu de plus aimable et de plus piquant que la conversation de Dom Antoine. En tout d’une parfaite convenance, il pétillait d’esprit, avec un parfum d’ancien régime, sentant son gentilhomme d’une lieue, et ayant au parfait ce que l’on appelait alors le ton de l’ancienne Cour. La vie qu’on a publiée de lui ne le dépeint en aucune façon ; mon évêque, très homme du monde, était pâle auprès de lui, et cependant le moine surnageait toujours. On le goûtait à la cour et dans les hôtels du faubourg Saint-Germain, et chaque année le voyage de Paris était de rigueur. Il m’avait pris en amitié, et confia à l’évêque qu’il me convoitait pour Melleray. Celui-ci me dit de me tenir sur mes gardes ; mais il y avait peu de danger. Je ne me sentais aucun goût pour la Trappe, où il eût fallu renoncer aux études. Je fis le voyage très agréablement avec cet admirable vieillard, et j’arrivai au Mans dans la soirée du 8 octobre.
Le lendemain fut le jour de ma première messe. C’était la fête de saint Denis. à cette époque, j’étais encore sous le joug de mes préjugés du 17e siècle quant à la valeur et à l’autorité des écrits du divin aréopagite, en sorte que je ne sentis en aucune manière la grâce que Dieu me faisait d’offrir pour la première fois le sacrifice mystique sous les auspices du grand initiateur aux mystères. Je ne vis saint Denis que comme un martyr, et l’apôtre des Gaules, et j’aurais rompu volontiers une lance pour soutenir qu’il n’était pas venu avant la moitié du 3e siècle : tant j’étais enlacé de toutes manières dans le réseau des erreurs modernes. Dieu voulait que j’eusse parcouru moi-même tous les sentiers dont je devais plus tard travailler à dépister les autres.
La grâce de mon ordination était bien entière en moi. Je la sentais pour ainsi dire physiquement, par une impression de recueillement et le sentiment de la transformation que le sacerdoce avait produite dans mon être. Je bénis Dieu de cette grâce qui m’aida à offrir le divin sacrifice avec un respect et une aisance dont l’effet fut de me consolider en Jésus-Christ, le souverain Prêtre. Je n’ai jamais été dans un état de vie aussi abondante, quoique sans transport et sans excitation factice. Le traité de M. Olier Sur les Saints Ordres m’avait beaucoup occupé pendant ma retraite de préparation à l’ordination, ainsi que les formules du Pontifical. Je célébrai ma première messe à la cathédrale, à l’autel de Notre-Dame du chevet, assisté par M. le chanoine Bureau, curé de la cathédrale, le même qui m’avait fait entrer à l’évêché.
J’ai dit que mon évêque m’avait créé chanoine honoraire à partir du jour de mon sacerdoce. Dès le lendemain de ma première messe, l’abbé Dubois s’offrit pour me présenter dans les visites que je devais faire à tous les chanoines titulaires et honoraires. Nous fîmes ces visites les jours suivants, et le dimanche, octave de mon ordination, je me présentai au Chapitre, avant la messe capitulaire, dans la salle où les chanoines étaient déjà rassemblés. Je déposai mes lettres d’institution, et tout semblait devoir aller de soi-même, lorsqu’un vieux chanoine de l’ancien chapitre, homme fort raide, nommé l’abbé de Saint-Chéreau, prétendit n’avoir pas été convoqué. Les autres chanoines essayèrent de soutenir la convocation sur le fait de mes visites dans la semaine précédente, alléguant que l’on ne procédait jamais autrement. L’abbé de Saint-Chéreau se rejeta alors sur la signature de mes lettres d’institution qui, comme je l’ai dit, étaient signées d’une manière informe. En vain, le curé de la cathédrale allégua-t-il en ma faveur que tout le monde connaissait les intentions de l’évêque à mon égard, et que les caractères tels quels étaient évidemment de sa main ; l’abbé de Saint-Chéreau poussa sa pointe, et les autres chanoines se trouvèrent interloqués au point que ne jugeant pas à propos de prolonger cette scène, je repris mes lettres, et après avoir annoncé au Chapitre que j’en appelais à l’évêque qui devait rentrer le mois suivant, je me retirai de la salle. J’allai raconter l’aventure à M. Bouvier qui ne se montra pas trop surpris ; mais je ne compris pas à ce moment ce qui me devint évident peu après. Comme je portais déjà le costume de chanoine, le public ne s’aperçut pas de ce qui m’était arrivé.
J’avais des rapports très bienveillants avec la communauté des dames du Sacré-Cœur, et je fus invité par elles à les faire jouir de ma messe, jusqu’au retour de l’évêque. Cet incident, sans importance en lui-même, devait avoir une portée immense sur mes travaux futurs et sur la direction de toute ma vie ; voici en quelle manière. Cette communauté se servait du missel romain, et pour ne pas déroger à ses usages, je me conformai à l’aumônier qui célébrait dans ce missel la messe de communauté que j’étais moi-même souvent appelé à célébrer. Malgré mon peu de penchant pour la liturgie romaine, que d’ailleurs je n’avais pas étudiée sérieusement, je me sentis bientôt pénétré par la grandeur et la majesté du style employé dans ce missel. L’emploi de l’Écriture sainte, si grave et si rempli d’autorité, le parfum d’antiquité qui émane de ce livre, ses caractères rouges et noirs, tout cela m’entraîna à comprendre que je venais de découvrir dans ce missel l’œuvre encore vivante de cette antiquité ecclésiastique pour laquelle je me sentais passionné. Le ton des missels modernes me parut dès lors dépourvu d’autorité et d’onction, sentant l’œuvre d’un siècle et d’un pays, en même temps que le travail personnel. J’étais donc enfin converti, et la miséricorde de Jésus, le souverain Prêtre, avait voulu que ma conversion s’accomplît à l’autel, dans la célébration même du divin mystère. Sans doute ces impressions ne se présentèrent pas à moi dès le premier jour d’une manière aussi précise que je les expose ici ; mais elles se firent sentir assez vivement tout d’abord pour que la pensée d’adopter le bréviaire romain que je pressentais devoir être le complément du missel, ne tardât pas à naître dans mon esprit. J’en vins bientôt à ne plus vouloir célébrer la messe ailleurs qu’au Sacré-Cœur, parce que je ne retrouvais plus ailleurs ce cher missel qui parlait comme les Saints Pères, tandis que l’autre parlait comme le premier venu.
J’étais sous cette impression, lorsque mon évêque arriva avec sa nièce, dans le cours de novembre. Tout aussitôt l’évêché redevint mon domicile. Le prélat n’avait pas recouvré la santé à Bourbonne ; mais les médecins avaient déclaré qu’un second voyage l’année suivante était nécessaire, et pourrait produire d’heureux effets. Mademoiselle de Cassini ne tarda pas à me déclarer que ce serait moi qui aurais à accompagner son oncle dans ce second voyage ; que quant à elle, le moment était venu d’entrer en religion, qu’elle ne pouvait plus tarder à raison de son âge qui s’avançait, qu’elle était admise au noviciat du Sacré-Cœur, et qu’en se tenant éloignée de son oncle pendant son séjour aux eaux, elle le préparerait à une séparation définitive. Son idée qu’elle me communiqua pareillement était d’amener le vieillard à donner la démission de son siège qu’il ne pouvait plus remplir convenablement, à cause de ses infirmités.
En attendant, le bon évêque songea qu’il était urgent de réparer le passe-droit que l’on m’avait fait au chapitre relativement à mon installation en qualité de chanoine honoraire. Mais M. Bouvier avait un plan tout préparé, qui consistait à obtenir de l’évêque la nomination de trois nouveaux chanoines, après lesquels je viendrais le quatrième. Le tour réussit ; et M. Bellenfant, supérieur du petit séminaire de Précigné, M. Clocheau, directeur au grand séminaire, et un troisième dont le nom ne me revient pas, bien que nommés huit mois après moi, furent installés au-dessus de moi. Cette quadruple installation eut lieu un dimanche, vers la fin de novembre.
L’année 1828, dès son commencement, me trouva gravement préoccupé de la pensée d’adopter le bréviaire romain pour mon usage personnel. On donnait une édition de ce bréviaire à Paris chez Poussielgue ; je la fis venir avec un Ordo ; mais avant de m’en servir, il me fallait pressentir les dispositions de mon évêque. Le 26 janvier, veille de la saint Julien, j’eus avec lui le dialogue suivant : « Monseigneur, lui dis-je, je songe à vous demander la permission de réciter le bréviaire romain. » – « La permission, me répondit-il, mais ce serait bien plutôt à nous qu’il la faudrait pour ne pas le dire. » – « Puisque vous y consentez, Monseigneur, ajoutai-je, j’ai l’intention de commencer dès aujourd’hui. » – « Très bien, l’abbé ! mais je vous avertis qu’il est plus long que le nôtre ; je le connais pour l’avoir récité dans l’émigration. » – « Mais, Monseigneur, le bréviaire emporte le missel ; ayant l’honneur de vous dire la messe tous les jours, vous conviendra-t-il que je la célèbre dans le missel romain ? » – « Pourquoi pas, l’abbé ? le missel romain ne vaut-il pas bien le nôtre ? »
Après une explication aussi loyale de part et d’autre, il ne me resta plus qu’à remercier Dieu, et à me mettre en devoir de satisfaire le désir qu’il m’avait inspiré. Je commençai donc l’usage du bréviaire romain aux premières vêpres de la saint Julien. Ce fut un moment solennel dans ma vie. La récitation journalière du bréviaire romain, jointe à la célébration quotidienne de la messe dans le missel romain, me fit pénétrer toujours plus avant dans le sens intime de l’Église, et je compris à mesure que j’avançais mille choses qui m’étaient demeurées cachées, et que j’aurais certainement ignorées toujours, s’il n’eût plu à Dieu de m’ouvrir cette voie. Je me procurai un missel romain que Poussielgue venait aussi d’imprimer, et dans tous les voyages que j’eus désormais l’occasion de faire avec l’évêque, ce missel fit toujours partie de mon bagage. Je le portais avec moi dans les églises où je devais célébrer, et il faut convenir que cette précaution dut paraître un peu étrange dans plus d’une sacristie, à l’époque de 1828.
- Victoire navale chrétienne sur la flotte turque, le 7 octobre 1571, en souvenir de laquelle Saint Pie V institua la fête du Rosaire.[↩]
- Évêque de Tours († 414), disciple et successeur de saint Martin.[↩]
- « La cité du Saint a été désertée…, Jérusalem, ravagée, notre Maison sainte et splendide où nos pères chantaient tes louanges ! » (Is 64, 10-11). Le Rorate s’inspire librement du livre d’Isaïe.[↩]
- « Envoie qui tu voudras envoyer » (Ex 4, 13).[↩]
- « Consolez, consolez, mon peuple, ton salut viendra vite » (cf. Is 40, 1).[↩]
- Les dilettanti d’aujourd’hui pratiquant une activité sans ardeur ni vraie compétence, n’ont rien à voir avec ceux du 19e siècle, les passionnés la musique et les mélodies italiennes. [↩]
- La culture musicale en Province au temps de la Restauration était plus développée que de nos jours. On y connaissait très bien les virtuoses italiens : Paganini avait 45 ans.[↩]