Dom Prosper Guéranger
Mémoires autobiographiques
(1805-1833)
Préface de Dom Louis Soltner
Éditions de Solesmes
2005
© 2005 S.A.S. LA FROIDFONTAINE – ÉDITIONS DE SOLESMES
1 place Dom Guéranger – 72 300 SOLESMES
www.solesmes.com – editions@solesmes.com
Imprimé en France
ISBN 2-85274-259-4
PRÉFACE
Aux abords de la soixantaine, Dom Guéranger a éprouvé le besoin de raconter l’extraordinaire aventure de la restauration bénédictine à Solesmes, entreprise par lui trente ans plus tôt, tout en relatant les faits marquants de son enfance heureuse, sa jeunesse studieuse, ses années de séminaire et de jeune prêtre. Ce regard rétrospectif sur le chemin parcouru est naturel à l’homme, mais il n’est pas donné à tous de savoir le transmettre par écrit au bénéfice des générations suivantes. Quiconque a traversé l’épreuve, tout comme celui qui a croisé sur sa route nombre de frères humains de tous milieux, se sent porté à partager son expérience. L’homme de foi, de son côté, tient à faire connaître l’œuvre de Dieu incarnée dans les événements vécus.
Dom Guéranger, pour sa part, dévoile d’entrée de jeu ses vrais motifs, éloignés de toute recherche de soi : ses moines lui ont souvent demandé de consigner par écrit ses souvenirs. Toute communauté n’en réclame-t-elle pas autant de son fondateur ? L’histoire des débuts est précieuse entre toutes : les années entourant le berceau d’une œuvre sont empreintes d’un charme particulier. D’autre part – et surtout, peut-être, – le souci de la vérité, qui a toujours inspiré le restaurateur de Solesmes, l’a incité à écrire : « J’ai reconnu la nécessité de ce travail en voyant combien la vraie notion des faits les plus précis était sujette à s’altérer ou même à se perdre. » Quelques lignes plus loin il évoque « les récits plus qu’inexacts qui ont cours dans le monastère sur ma vie antérieure à la restauration de Solesmes ».
À vrai dire, la démarche du mémorialiste est habituellement regardée par l’historien comme plus ou moins sujette à caution : la déformation subjective est inévitable, quand on se penche sur son enfance avec des yeux de sexagénaire. En revanche, on bénéficie alors d’une vue de sagesse, qui sait beaucoup mieux respecter l’échelle des valeurs, et reconnaître ses propres faux pas.
En l’occurrence, nous avons l’avantage de conserver aux archives de Solesmes nombre de correspondances contemporaines des faits racontés par Dom Guéranger : elles nous permettent de vérifier l’exactitude de sa narration. Sachons aussi nous incliner devant la mémoire assez stupéfiante du narrateur : le lecteur aura tôt fait de constater non seulement la belle continuité du texte, mais aussi la précision des détails et la surabondance des noms de personnes (environ 250), alors que le récit s’arrête, pour notre grand regret, peu après les événements de 1833.
Certains se demanderont si Dom Guéranger a entrepris d’écrire ces « mémoires » – à laquelle il ne donne pas de titre – avec l’intention réelle de les publier un jour. Certes, il les rédige, presque sans ratures, en prévoyant l’insertion de plusieurs pièces, que la présente édition transcrit en italiques. Il utilise de petits cahiers de format 13,5 x 21, reliés d’un simple fil. Il semble que l’auteur prévoyait seulement une diffusion limitée aux membres de sa congrégation monastique. On ne s’expliquerait pas, autrement, certains détails du texte, notamment quelques jugements d’une sévère brièveté sur tel ou tel personnage, fût-il prêtre, (par exemple « homme nul »), ou sur une catégorie sociale (bourgeoisie de telle ville, « célèbre par son ignorance et sa nullité intellectuelle »). Il est permis de penser que Dom Guéranger les aurait atténués ou même supprimés s’il avait préparé l’édition de ces pages. Mais cette relation a désormais valeur de document historique.
Il est conseillé au lecteur de se laisser prendre par l’incontestable talent du conteur. C’est pour ne pas en rompre le charme que nous avons renoncé à charger de notes les bas de pages, tout en sachant que certains érudits nous le reprocheraient. Mais étant donné la fréquence et la diversité des noms de personnes, ces notes risqueraient de morceler sans cesse la lecture. Seuls demandaient explication quelques termes sarthois ou certains noms évoquant de manière elliptique des événements historiques. Le manuscrit ne comporte aucun sous-titre. Nous avons préféré en ajouter, pensant ainsi aider le lecteur.
L’ouvrage laisse entrevoir certains points d’attraction, certaines insistances qui caractérisent parfaitement son auteur, sa psychologie, sa mentalité, son âme enfin. On trouve en premier lieu d’inoubliables souvenirs d’enfance, sans mièvrerie. Puis un net attachement au pays manceau et plus particulièrement à la région sabolienne : peut-être plus aux sites qu’aux personnes. Les lectures apparaissent très tôt, et sur des sujets dépassant les centres d’intérêt habituels d’un enfant ; elles jouent un rôle capital dans la formation de sa pensée. On devine déjà quelle sera la pente de son esprit : Prosper Guéranger sera très attentif au mouvement des idées ; il sera un homme de principes, surtout dans le Domaine des sciences religieuses. Sa piété et sa religiosité se développent précocement, mais avec une progression dans la découverte de certains mystères. Le sens de l’Église l’animera toute sa vie. Le mystère de l’Église sera le centre de sa vie entière, et ses amis en témoigneront après sa mort.
C’est ce sens de l’Église qui lui fait honnir ce qu’il appelle si souvent le gallicanisme, tout à la fois mentalité et ensemble de lois et de coutumes plus ou moins en garde – au nom des « libertés gallicanes » – contre l’autorité romaine. Dom Guéranger lui associe souvent le jansénisme, encore si diffus dans les générations qu’il côtoie : il y voit une méfiance paralysante à l’égard du mystère de l’Incarnation et de ses conséquences. Or, dans ses lettres et ses ouvrages, on le verra toujours insister sur l’échange d’amour entre Dieu et l’homme.
Les circonstances l’ont mis assez vite en relations avec des personnes appartenant à des tendances politiques différentes, sinon opposées. N’oublions pas qu’il a connu, au cours de sa vie, six régimes différents. Le légitimisme, si répandu dans l’Ouest en milieu catholique, n’a pas ses faveurs. Sans cesse, plus tard, il redira qu’il est l’homme de l’Église, et qu’il s’accommode de tout gouvernement, pourvu que soit respectée la liberté ecclésiastique.
La préparation de la restauration monastique à Solesmes, ainsi que ses débuts, occupent la dernière partie du récit, peut-être la plus palpitante. Le courage inlassable du jeune prêtre le porte à se transformer à mainte reprise en quêteur. Parmi ceux qui l’ont reçu ou aidé, on relèvera quantité de noms célèbres du catholicisme de son temps : Lamennais, Montalembert, Lacordaire, Mme Swetchine, Ozanam, l’abbé Desgenettes, et bien d’autres, parmi lesquels des évêques ou de futurs évêques, mais aussi – et c’est l’aspect le plus émouvant – d’humbles dévouements féminins de la région de Sablé.
Rappelons enfin qu’il s’agit d’un inédit, mais dont le contenu avait déjà été en partie exploité dès 1909, par la première biographie, due à Dom Paul Delatte. Bien des détails, toutefois, ont alors été omis, et les citations données sans références, ou seulement paraphrasées. Une édition privée à l’usage des monastères de la Congrégation de Solesmes, fut imprimée en 1996. Ne convenait-il pas que celle-ci parût enfin pour le grand public, à l’occasion du second centenaire de la naissance de Prosper Guéranger ?
fr. Louis Soltner, moine de Solesmes