Voyage à Bourbonne
Je passai l’hiver dans les soins assez peu occupants de ma charge et dans mes chères études, pour lesquelles j’avais assez de loisir. Après Pâques, il fallut songer au voyage de Bourbonne. Nous partîmes vers la fin d’avril, l’évêque, Mademoiselle de Cassini et moi. Sur la route, je vis la cathédrale de Chartres dont la magnificence et l’harmonie mystérieuse me frappèrent au plus haut degré. J’étais loin cependant d’avoir encore l’intelligence de l’architecture du moyen âge ; mais Notre-Dame de Chartres était la première cathédrale achevée que j’eusse vue jusqu’alors. Je ne parle pas de Saint-Gatien de Tours, église complète, il est vrai, mais dont les proportions étaient trop au-dessous de celles du chœur de Saint-Julien du Mans, pour m’avoir causé de l’admiration. À Chartres, au contraire, il m’était impossible de ne pas ressentir une vive émotion en face d’une telle merveille, si vagues que fussent mes impressions. En France, à cette époque, on en était réduit comme notion, au chapitre si faible que Chateaubriand a intitulé Des églises gothiques, dans le Génie du christianisme, et il faut convenir que si cela était admiratif et respectueux, cela n’était pas fort. Avec le mot gothique, on pensait avoir tout exprimé ; mais si le goût n’était pas éclairé, je dois dire du moins que le sentiment de la poésie n’était pas absent. Ces vitraux coloriés, l’obscurité sacrée qu’ils produisaient dans tout l’édifice, l’élévation des arcs, les cinq nefs, le pourtour du chœur avec ses innombrables statues, tout cela me ravit ; mais j’éprouvais en même temps de l’admiration et presque de l’attendrissement en considérant la déplorable et monstrueuse Assomption de Bridan 1 sur le maître-autel. Je priai avec foi et piété devant la Madone exposée sur le pilier ; mais j’ignorais encore profondément la tradition chartraine sur la Virgo paritura 2 . Je célébrai la Sainte Messe avec bonheur dans ce sanctuaire, puis je vins retrouver mon vieil évêque à l’hôtel, non sans avoir admiré la façade, les flèches aériennes, et les deux superbes portiques du nord et du midi.
Paris attira bientôt mon attention, sans me causer d’enthousiasme cependant 3 . Je trouvais trop de maisons vulgaires, et trop de vilaines rues, les Tuileries et le Louvre trop bas, en un mot toutes choses au-dessous de ce que j’avais pensé. Je dis la Sainte Messe à Sainte-Geneviève ; c’était la vigile de la Pentecôte ; nous étions arrivés le jour précédent. Je me rendis à Notre-Dame pour la messe du jour de la Pentecôte. L’archevêque de Quélen officiait. Il faisait paraître beaucoup de dignité, sauf un peu d’afféterie ; toute la fonction fut menée avec une précision merveilleuse, chacun sachant ce qu’il avait à faire. Ce fut la première fois que j’entendis les bénédictions pontificales après le Pater. Notre-Dame me parut un beau et noble vaisseau, mais beaucoup au-dessous de la cathédrale de Chartres pour l’effet mystérieux et émouvant. La Sainte-Chapelle était encore un Greffe ; à peine si on la regardait en passant. J’avais étudié les monuments de Paris dans M. de Saint-Victor, et je trouvais tout au-dessous de mon attente, édifices, arcs de triomphe et le reste. J’étais devenu très bourbonnien, et je voulus voir le monument de Louis XVI au cimetière de la Madeleine. J’y éprouvai une vive émotion, et j’admirai tout avec une bonté parfaite. On montrait alors au diorama 4 , l’intérieur de Saint Pierre de Rome, au moment de la prière du Pape. J’y courus, et j’éprouvai une grande jouissance. Plus tard, sur les lieux, j’ai pu juger de l’exquise fidélité de l’artiste, qui avait travaillé sur les proportions réelles. Il n’y avait pas pour mon évêque à songer à une audience du roi ; son état de demi-paralysie le rendait totalement impropre pour une présentation à la cour. Il s’y résigna, et se rabattit sur les visites aux sommités du clergé. Je l’accompagnai chez l’archevêque de Quélen, dont je pus apprécier la rare distinction qui recouvrait assez à propos un fond très ordinaire. Nous nous rencontrâmes dans le salon de l’archevêque avec le Cardinal d’Isoard, qui était arrivé au chapeau par la Rote, et occupait alors le siège métropolitain d’Auch. Cette Éminence me plut beaucoup par sa simplicité. C’était un très petit homme d’une exquise douceur. Il était en habit court à la romaine. Je n’avais pas encore vu de cardinal jusqu’à ce jour. Mon évêque alla ensuite faire visite à l’évêque d’Hermopolis aux Tuileries, où il avait son logement comme premier aumônier du roi. Déjà il avait cédé à l’évêque de Beauvais le portefeuille de l’Instruction publique, et l’on s’attendait à quelque explosion contre les jésuites. M. Frayssinous me plut par son affabilité, sa gracieuse simplicité, et ses manières aisées. Dans le cours de la visite entra M. Tharin, évêque de Strasbourg, précepteur du Duc de Bordeaux. Ce prélat jeune encore, d’une taille élancée, figure en lame de couteau, me plut moins quoique d’un abord aimable. Il me sembla un peu sec, et ayant quelque chose d’étroit : c’est du reste le caractère qu’il a montré, étant d’ailleurs un prélat pieux et exemplaire. Mon évêque reçut au Bon Lafontaine où nous étions logés la visite de M. Fallot de Beaumont, un de ses amis de séminaire, qui avait été évêque de Vaison 5 , sous Pie VI, replacé au Concordat sur je ne sais plus quel siège, enfin nommé par l’empereur au siège de Plaisance, pendant la brouille avec Pie VII. Il avait gouverné l’église de Plaisance jusqu’à la Restauration, avec les pouvoirs du chapitre, et était ensuite rentré en France, où les Bourbons le laissèrent sans évêché. Je l’ai souvent vu depuis, lorsque mon évêque vint habiter Paris ; il venait souvent le voir. Son langage annonçait un homme sincèrement pieux, très préoccupé des jugements de Dieu. J’ignore s’il se reprochait son administration à Plaisance, et ce n’était pas à moi de lui en demander compte ; surtout en présence de mon évêque, qui avait été grand-vicaire du Cardinal Maury.
Après un séjour à Paris d’environ dix jours, nous partîmes pour Marolles, village situé près de Grosbois, dans le département de Seine-et-Oise. Là habitait dans un assez joli château une nièce de l’évêque, mariée à M. de Broin, demi-gentilhomme bourguignon. Cette famille qui se composait du père, de la mère et de leurs quatre enfants, offrait le spectacle d’un intérieur chrétien et très honorable. Nous y restâmes plus d’un mois. Mademoiselle de Cassini qui avait ses projets ne nous y suivit pas ; elle alla se renfermer au Sacré-Cœur de Paris jusqu’au retour de son oncle.
Les populations de la contrée où était situé Marolles vivaient dans un oubli complet des devoirs religieux. Le village dépendait sous le rapport paroissial d’un autre village un peu plus populeux nommé Senteny. Il y avait là pour curé un ancien prémontré flamand nommé Van Ekolt, digne homme à qui je m’adressais pour la confession, et à qui je faisais raconter tous les détails possibles sur son Ordre et sur M. Lécuy, dernier abbé général, mort chanoine de Notre-Dame de Paris, et qui a rédigé un grand nombre d’articles médiocres et gallicans dans la biographie universelle de Michaud.
Entre autres désordres qui régnaient dans le village de Marolles, était la plaie des mariages civils. Il y en avait bien une douzaine sur deux cents habitants qu’ils étaient. J’entrepris de les réhabiliter ; j’allai dans les ménages, et je trouvai presque partout de la bonne volonté. J’écrivis alors à l’évêque de Versailles pour demander des pouvoirs. Il voulut bien me les accorder très gracieusement par l’intermédiaire de M. Blanquart de Bailleul, son grand vicaire, depuis évêque lui-même de Versailles, et plus tard archevêque de Rouen. Je m’occupai alors de l’église qui était d’une pauvreté extrême, et dans laquelle le curé de Senteny venait chaque dimanche à cheval pour célébrer une première messe. Avec les soins de Madame de Broin et de ses filles, on nettoya l’église, on mit en ordre la pauvre sacristie. Je chantai la grand-messe chaque dimanche, et la Fête-Dieu s’étant rencontrée, j’entrepris de faire la procession du Saint-Sacrement, et j’en vins à bout, au grand ébahissement des habitants dont la plupart n’avaient jamais vu ce spectacle dans Marolles. Le reposoir préparé au château avec simplicité et bon goût eut le plus grand succès.
En même temps je poussais l’affaire de la réhabilitation des mariages. Neuf furent bénis, et les conjoints se confessèrent tous préalablement. Ils se montraient d’autant plus dociles que je célébrais leurs mariages sans leur demander d’honoraires ; car ils donnaient tous pour excuse d’être restés ainsi dans cet odieux concubinage, la répugnance qu’ils avaient à dépenser leur argent dans la célébration du mariage à l’église. Tel est le triste niveau de ces populations. Ceux de ces ménages qui avaient des enfants les amenaient avec eux, et après avoir donné la bénédiction nuptiale, je réhabilitais ces enfants au nom de l’Église par la formule que renfermait le Rituel du diocèse.
Enfin, vers la mi-juin, il fut temps de partir pour les eaux. Nous quittâmes nos aimables hôtes, et nous nous acheminâmes vers Troyes. Ce fut dans cette ville que l’évêque reçut le numéro du Moniteur qui contenait les ordonnances royales du 16 juin. Nous arrivâmes enfin à Bourbonne-les-Bains vers le 20, et le séjour se prolongea jusqu’au 10 août. L’évêque en ressentit quelque soulagement comme l’année précédente, mais il n’y avait pas à espérer de guérison. Le séjour de Bourbonne est des plus ennuyeux, ces eaux n’étant guère en usage que pour les paralytiques et les éclopés qui y foisonnent. Je trouvai le moyen de m’occuper utilement à l’étude, et je lus comme distraction beaucoup de littérature moderne. Le curé, M. Mathey, était un prêtre de sentiments élevés et énergiques, homme pieux et vrai prêtre. Il voyait beaucoup l’évêque et je profitais de sa compagnie. Le médecin des eaux, le Dr Ballard, était aussi un de nos habitués, homme assez rond, spirituel, qui avait suivi les armées de l’empire.
L’église de Bourbonne est fort laide. Sous une de ses gouttières, dans le cimetière, repose le corps du cardinal Roverelle, qui extorqua à Pie VII le Bref de Savone 6 . De retour à Rome, il fut atteint de paralysie, et les médecins l’envoyèrent à Bourbonne où il mourut. Le curé me dit qu’il avait écrit à la famille pour l’engager à réclamer le corps. Il n’avait pas reçu de réponse.
La saison des bains étant terminée, nous nous acheminâmes vers Besançon, où l’évêque voulait passer la fête de l’Assomption. Il se rendait dans cette ville pour y visiter une autre de ses nièces mariée au Comte de Laurencin. Nous passâmes huit jours dans cette famille qui fit grande fête au prélat, et j’en pris occasion de faire connaissance avec le clergé bisontin. Les doctrines romaines y florissaient, mais toutes les ressources des hommes d’étude se dirigeaient du côté des idées philosophiques de l’abbé de La Mennais ; j’aurais voulu ces messieurs un peu plus théologiens. Je vis entre autres l’abbé Doney, chanoine, aujourd’hui évêque de Montauban, mennaisien connu et très prononcé, et l’abbé Gousset, aujourd’hui archevêque de Reims et Cardinal. Il était professeur au Séminaire, et me parla avec feu du succès que la doctrine du sens commun obtenait dans le Séminaire. Il me fit cadeau d’un exemplaire du livre qu’il avait publié sur le prêt à intérêt, et dans lequel il soutenait le sentiment sévère. On sait combien il s’est modifié depuis et en quel sens. Tous ses autres ouvrages sur la morale sont postérieurs à cette époque, et les anciens principes régnaient encore dans l’école de Besançon. Mais, ainsi que je viens de le dire, les doctrines romaines florissaient dans ce diocèse, quoique l’effort des études n’eût pas obtenu de grands résultats dans ces matières, et telle était la vigueur de cette Église de Besançon qui avait tenu tête à Lecoz, pendant quatorze ans, que l’archevêque de Villefrancon, l’un des signataires de la Déclaration de 1826, étant de retour au milieu de cet excellent clergé, ne tarda pas à désavouer avec l’expression du plus amer regret cette participation à la résurrection du Gallicanisme. Il était mort peu de temps avant notre arrivée à Besançon, et l’on parlait déjà de l’abbé de Rohan comme de son successeur.
La ville de Besançon m’intéressa beaucoup comme place forte ; c’était la première que je voyais. Son aspect tout espagnol me fit impression ; mais ses églises ne m’émurent pas. La cathédrale a deux absides, en sorte qu’on n’y pénètre que par des portes latérales. À mon grand désappointement, je n’y trouvai plus le Saint-Suaire. Il a disparu pendant la Révolution, sans avoir laissé d’autre trace que la disposition de la cathédrale, dont une des absides lui était consacrée. Après une semaine de séjour, nous partîmes pour Paris, ayant, pour ce qui me regarde, eu beaucoup à me louer de la bienveillance de la famille de Laurencin, et de l’accueil très sympathique du clergé, surtout de ceux que l’on appelait les mennaisiens. Parmi les professeurs du séminaire que j’avais vus réunis se trouvait M. Mabile, plus tard évêque de Saint-Claude et de Versailles.
Nous nous dirigeâmes sur Paris par Dijon, où nous arrivâmes de nuit, ayant fait une forte traite en poste. Lorsque l’évêque fut bien établi dans un hôtel, je voulus aller prier un peu dans une église. Je cherchai la cathédrale, mais elle était fermée. Ayant aperçu sur la même place une autre église qui me semblait ouverte, j’y entrai et je me mis à genoux pour faire mes prières. Quelque temps après, j’entendis le bruit de fers de chevaux qui résonnaient sur le pavé, et je me rendis compte d’une odeur de foin qui se faisait sentir assez fortement. J’étais dans l’église de Saint Philibert transformée en écurie militaire. Je me hâtai de sortir de ce lieu profané, et je revins auprès de mon évêque qui me plaisanta sur ma déconvenue.
Le lendemain nous nous remîmes en route et après avoir passé deux jours près de Provins dans le château de Mme la Marquise de Clermont-Mont-Saint-Jean, vieille connaissance du prélat, nous nous rendîmes de nouveau à Marolles dans la famille de Broin, où nous passâmes le reste d’août et le mois de septembre. Au commencement d’octobre nous partîmes pour le château du Gué-à-Trême, à deux lieues au-delà de Meaux. Cette terre qui avait appartenu au frère du prélat, avant la Révolution, n’était pas sortie de la famille. Elle était habitée par M. le Comte de La Myre, neveu de l’évêque, officier d’ordonnance du ministre de la guerre, mariée à Mlle de Lur-Saluces, bordelaise, personne accomplie sous tous les rapports. Nous restâmes dans cette résidence jusqu’après la Toussaint. Les prêtres étaient très rares dans le diocèse de Meaux ; je me chargeai d’une paroisse voisine où je disais une seconde messe le dimanche, après en avoir dit une première au château.
Me trouvant dans le voisinage de Germigny, j’allai visiter cette maison de campagne de Bossuet. Je parcourus avec émotion les appartements du château, les allées du parc ; j’allai voir dans quelques maisons des meubles sortis de cette résidence du célèbre prélat. à l’église paroissiale je vis la vieille chaire vermoulue dans laquelle il faisait quelquefois le prône aux villageois, et un banc à l’entrée du chœur sur lequel il s’appuyait, me dit-on, lorsqu’il venait de temps en temps catéchiser les enfants. Je poussai jusqu’à Meaux dont je visitai la cathédrale. Là, je vis la chaire dans laquelle Bossuet avait tant de fois prêché, et j’eus l’outrecuidance de vouloir y monter. Derrière l’autel, je trouvai le marbre tumulaire du prélat ; mais je savais que cette inscription avait été déplacée, et que le corps de Bossuet reposait en avant de l’autel, et en effet c’est là qu’on l’a découvert il y a quelques années.
Après un séjour très agréable, nous quittâmes le Gué-à-Trême dans les premiers jours de novembre, et bientôt nous prîmes la route du Mans où je rentrai avec bonheur. Mlle de Cassini revint avec nous, afin de pousser les démarches qui devaient aboutir à la démission de son oncle. Elle engagea M. Bouvier dans la partie, et enfin cette démission tant désirée par la nièce, et d’ailleurs, si motivée par les infirmités du prélat, fut donnée. Mlle de Cassini était libre désormais ; elle resta à l’évêché quelques mois de l’hiver, et partit pour Paris avec son oncle au printemps.
J’allais me trouver sans place, et je rêvais sur le parti qui me restait à prendre, lorsque peu après mon retour je reçus une lettre du Comte de La Myre qui fixa mes incertitudes. Il me proposait de suivre le vieil évêque à Paris, et de rester auprès de lui, et il m’assurait une pension convenable. Je trouvais à cet arrangement l’avantage de me mettre en état de suivre mes études à Paris ; je n’avais pas 24 ans ; je pouvais donc profiter de ma jeunesse.
À Paris
Mgr de La Myre laissait peu de regrets au Mans à son départ. Son épiscopat en réalité avait été court, et son infirmité l’avait isolé peu à peu de tout le monde. La démission ne partit pour Rome qu’au printemps, et après le départ du prélat, M. Bouvier continua de gouverner le diocèse comme auparavant. Nous partîmes pour Paris au mois de janvier. Le Prélat s’installa provisoirement à l’hôtel du Bon Lafontaine ; quant à Mlle de Cassini, elle se rendit au Sacré-Cœur, où elle ne tarda pas à prendre le voile. Plus tard, elle fit ses vœux ; plus tard encore elle fut congédiée, entra dans la secte de Vintras 7 , jusqu’à ce qu’enfin revenue à la foi et au sens commun, elle termina sa vie si aventureuse par une fin chrétienne.
L’intention de mon évêque était de prendre un logement aux Missions étrangères ; mais un obstacle se présentait à cet arrangement, très convenable d’ailleurs. Le prélat comptait sur les fréquentes visites de ses nièces et petites-nièces, et la règle du Séminaire faisait obstacle à l’entrée trop facile des femmes dans la maison. Le Prélat songea alors à mettre dans ses intérêts M. l’abbé Desgenettes 8 , curé des Missions étrangères, qui ne pouvait manquer d’avoir beaucoup d’influence sur les Supérieurs du Séminaire. Nous allâmes lui faire visite, et le prier de vouloir bien prendre en main la cause d’un vieil évêque infirme qui ne pouvait rester privé des soins de sa famille dans ses derniers jours. M. Desgenettes qui était alors dans toute la vigueur de l’âge, plein d’aménité et de bienveillance, se chargea gracieusement d’arranger l’affaire, et peu après il vint trouver le prélat à l’hôtel et lui apprendre que les directeurs ayant considéré que le logement qu’il devait habiter était au rez-de-chaussée, on en pouvait permettre l’accès aux dames, à la condition qu’elles s’abstiendraient de monter l’escalier.
Aussitôt que nous fûmes installés, je m’occupai de chercher un directeur pour ma conscience, et le choix fut bientôt fait. Mon évêque s’adressait pour la confession à un Père Jésuite que l’on faisait avertir et qui se transportait auprès du prélat. C’était le Père Varin 9 , l’une des colonnes de la société des Pères de la foi qui entrèrent dans la Compagnie de Jésus en 1814. C’est lui qui fonda à Amiens, vers 1802, l’institut des Dames du Sacré-Cœur. Sa vie a été publiée par le Père Guidée. Ce religieux me plut et je lui donnai ma confiance. Il s’attacha à moi, et me fit beaucoup de bien. C’était la première fois que je m’adressais à un religieux, et mes relations avec lui contribuèrent à développer en moi bien des idées et des sentiments que je n’aurais jamais eus sous la conduite de M. Bouvier à qui je m’adressais jusqu’à mon départ pour Paris. Je trouvais dans ce bon vieillard un sens pratique, un amour de Dieu, une suavité de conduite, avec une autorité que je n’avais rencontrés nulle part. En un mot, sans en avoir une vue bien distincte, je commençai à sentir ce que c’est qu’un religieux.
Mes relations avec le Père Varin m’ouvrirent la bibliothèque des Jésuites qui était déjà fort nombreuse. La proximité de leur maison située rue de Sèvres, au n° 35, m’était très commode, et j’y vins travailler plusieurs fois la semaine. Il y avait là une masse d’ouvrages de science ecclésiastique étrangère, d’Italie, d’Allemagne, &c. qui me firent ouvrir de grands yeux ; je compris que mes notions bibliographiques puisées dans les bibliothèques du Mans qui n’avaient guère que des ouvrages d’auteurs français, étaient fort incomplètes ; ce qui me réjouit beaucoup et me causa une nouvelle ardeur. Un seul but animait tous mes travaux : la défense des doctrines romaines. Il y avait encore du séminariste dans mon affaire ; mais je m’en dépouillais peu à peu chaque jour.
Un grand ouvrage historico-dogmatique sur les droits du Saint-Siège me sembla le besoin du temps. Mes travaux au Mans m’avaient frayé la route dans le champ de l’antiquité ecclésiastique, et je résolus de me livrer à la composition de ce livre qui me semblait de première nécessité dans la polémique trop incomplète que soutenaient les romains contre l’école gallicane, forte encore, soutenue qu’elle était par le vieil épiscopat et le gouvernement. 1830 n’était pas encore venue rompre la digue.
A ce moment, l’abbé de La Mennais planait dans toute sa gloire, non à cause de son système philosophique qui ne devait pas se soutenir, mais par son zèle et son éloquence à défendre les doctrines de Rome. Il était le chef aussi incontesté que vénéré de toute l’école dite alors ultramontaine. Je crus ne pas être indiscret en lui adressant, dans les premières semaines de mon séjour à Paris, une longue lettre dans laquelle je lui exposais le plan de mon ouvrage, le priant de vouloir bien m’éclairer de ses conseils. La réponse ne se fit pas attendre, et je reçus le 27 février la lettre suivante.
À la Chênaie, par Dinan, Côtes du Nord
le 22 février 1829.
Nul doute, Monsieur, que l’ouvrage dont vous me parlez ne fût très utile : il ne faudrait pas cependant qu’il fût trop long pour être lu, surtout s’il n’a pour but que d’établir par la tradition les prérogatives divines du Saint-Siège. Une histoire des Papes aurait peut-être plus d’intérêt et serait d’une utilité plus grande qu’un simple traité dogmatique ; il produirait aussi, je crois, plus d’impression, surtout sur les lecteurs laïques. Lorsque vous serez décidé là-dessus, je tâcherai de vous indiquer quelques uns des ouvrages qui me paraîtront pouvoir être consultés avec le plus de fruit. Mais, pour répondre, Monsieur, à votre confiance par une confiance égale, je vous dirai que plusieurs personnes, s’occupent en ce moment de travaux analogues à celui que vous avez en vue. Il serait extrêmement à désirer qu’on pût coordonner ces travaux divers et ne faire, en quelque sorte, qu’une action commune de toutes ces actions partielles et différentes. Or, on ne saurait y réussir qu’en formant un corps spécialement occupé d’études. Ce corps existe ou, du moins, les premiers éléments en sont réunis. Si vous étiez libre de votre personne, comme ce que vous me dites me le fait croire, et si le zèle de Dieu et de son Église vous inspirait la pensée de vous joindre à ceux que le même zèle à unis, je vous proposerais de venir avec nous. Vous trouveriez ici beaucoup de secours en livres, de la liberté et des cœurs qui vous aimeraient. Dans tous les cas, je vous demande le secret sur cette communication. Si la Providence vous appelait ailleurs, je n’en demeurerais pas moins uni à vous, Monsieur, par tous les sentiments dont je vous prie d’agréer l’assurance.
F. de la Mennais.
Je reçus cette lettre si bienveillante avec un plaisir très sensible. On y reconnaît le ton d’un homme convaincu, dont l’Église était la grande préoccupation, et rien ne fait prévoir les terribles tempêtes que l’orgueil devait susciter dans cette âme et le désolant naufrage dans lequel elle devait périr. Quant à la proposition que renfermait cette lettre, je ne fus pas même tenté de l’accepter. Je vénérais celui qui l’avait écrite comme un homme providentiel pour notre Église de France ; mais je ne voulais ni me lancer dans les hasards en me donnant à lui, ni abandonner les heureux loisirs que Dieu m’avait faits.
J’écrivis une seconde lettre sur le même sujet et je reçus la réponse suivante :
De la Chênaie, le 15 mars 1829.
Voici, Monsieur, très succinctement, ce que je pense de l’ouvrage que vous projetez. Je crois qu’il peut être fort utile, et je vous engage fort à continuer de vous en occuper. Je désirerais seulement qu’il fût moins étendu qu’une histoire ecclésiastique, pour deux raisons : parce qu’une personne laborieuse, d’une science réelle et d’un vrai talent, s’occupe, depuis assez longtemps déjà, de ce dernier travail ; parce que le but important que vous avez particulièrement en vue sera plus sûrement atteint, si rien n’en détourne l’attention du lecteur. D’ailleurs, les longs ouvrages se lisent peu aujourd’hui, et je crois que le vôtre, si vous vous bornez à montrer l’exercice et les développements de la puissance pontificale, pourrait, sans rien omettre d’essentiel ni de vraiment utile, n’avoir pas plus de quatre volumes, ce qui le mettrait à la portée d’un plus grand nombre de personnes.
Du reste, vous êtes très capable, Monsieur, de juger vous-même ce qui sera le mieux, et pour faire bien, il faut s’arrêter à ce qu’on a bien et nettement conçu. Je conçois que votre position est en ce moment fixée par la Providence. Quand la même Providence la changera, s’il vous convenait d’unir vos efforts aux nôtres, j’en serais personnellement charmé. Un des avantages de l’état que nous avons choisi est que chacun, soit qu’il s’applique à l’étude ou à d’autres travaux, est parfaitement libre de tout soin, de tout embarras et de toute prévoyance temporelle.
Recevez, Monsieur, l’assurance de mes sentiments bien dévoués.
F. de la Mennais.
Une troisième lettre également provoquée par moi sur le même sujet était conçue en ces termes :
À la Chênaie, le 28 avril 1829.
J’ai été malade, Monsieur, ce qui m’a empêché de vous répondre plus tôt. Je profite d’un moment où, quoique faible encore et souffrant, je suis néanmoins un peu plus à moi, pour vous encourager de nouveau à l’exécution de l’utile projet que vous avez formé. Outre les Pères, les Conciles, les Lettres des Papes et les Décrétales, il me paraît indispensable de consulter quelques autres grands recueils : Dom Bouquet, Muratori (Rerum Italiæ scripto-res), les Capitulaires de Baluze, les vieilles Chroniques d’Allemagne, dont on a formé un recueil semblable à celui de Muratori ; Orsi, De Irreformabili R. Pontif. indefiniendis fidei controversiis judicio, 3 vol. in-4°…
Voilà ce qui me revient à l’esprit de plus important. Il y a aussi beaucoup d’ouvrages sur des points particuliers d’histoire ou de discipline, mais ils vous seront, pour la plupart, indiqués par vos recherches mêmes. L’histoire de Grégoire VII et de son siècle, par Voigt, est à lire. Cet ouvrage est en allemand et n’a pas, je crois, été traduit. Une des choses qui importent le plus, est que vous vous fassiez des idées justes sur le système social du moyen âge et sur la société en général. Votre ouvrage perdrait de son intérêt et de son utilité, si vous vous borniez à des considérations purement théologiques.
Au reste, vous verrez mieux que personne ce qui doit y entrer, quand vous en aurez définitivement arrêté le plan.
Recevez, Monsieur, l’assurance des sentiments pleins d’affection que vous a voués votre très humble et obéissant serviteur.
F. de la Mennais.
Mes rapports avec M. de La Mennais dont je donnerai la suite eurent exclusivement pour objet le service de l’Église dont il avait embrassé la défense avec tant de zèle et de talent, surtout depuis 1826. Jamais, dans ces relations, il ne fut question entre nous de son fameux système philosophique 10 . Je ne voyais plus qu’une seule chose : la véritable constitution de l’Église à venger des altérations que lui faisait subir l’enseignement gallican ; et il me semblait que tout catholique ayant conscience de la vérité en cette importante matière, devait s’unir à l’abbé de La Mennais dont la mission était si évidente.
Je me livrais donc avec délices à la science ecclésiastique dans un but arrêté ; mais cette concentration elle-même avait l’inconvénient de retarder chez moi l’aspiration vers la synthèse. J’avais l’éveil sur un grand nombre de points, le sens mystique était éveillé, les tendances étroites de la fausse critique avaient disparu ; mon intelligence attendait un signal pour partir et rendre fécond l’attrait qui me poussait vers l’érudition. Ce signal, ce fut la liturgie qui me le donna, bien à mon insu. L’école de M. de La Mennais cherchait en tout les idées générales ; j’entrevis le dogme de l’Incarnation comme centre auquel je devais tout rapporter, et le dogme de l’Église renfermé dans celui de l’Incarnation. Les sacrements, les sacramentaux, la poésie des prières et des actes de la liturgie, tout cela m’apparaissait de plus en plus rayonnant. Je sentais que l’avenir de mon intelligence était dans ces régions. M. Gerbet publia sur l’Eucharistie son Dogme générateur de la piété catholique ; j’en fus ravi ; mais je ne sentais pas dans ce livre l’écho de la tradition. Rien n’y rappelait les Pères, ni le ton de l’antiquité ; tout semblait dater d’hier. Ce n’était pas encore ce que je cherchais. Il est vrai aussi que je n’étais guère qu’un adolescent, avec mes vingt-trois ans, et qu’il m’eût fallu plus d’âge, plus de lecture et plus de réflexion pour mettre enfin quelque ordre dans mes idées. À cette époque je n’avais pas encore ouvert une seule fois la Somme de Saint Thomas ; tant notre éducation du Séminaire avait été peu intelligente. L’histoire n’était encore pour moi qu’une succession de faits qui me passionnaient plus ou moins, et dans lesquels je cherchais l’Église, plutôt en controversiste qu’en théologien. La littérature était pour moi une jouissance, mais rien de plus, et j’ignorais pleinement ce qu’était le style. Il y avait bien une sorte de fermentation latente dans ma tête ; mais ce ne devait être qu’après trente ans bien sonnés que je prendrais enfin possession de l’intelligence telle qu’il a plu à Dieu de me départir.
Je n’avais de relations de société dans Paris qu’avec la famille de mon évêque, et je n’en désirais pas d’autre. Je trouvais là de la bienveillance, et mon éducation se continuait dans ce milieu très honorable et d’un ton exquis. Les idées étaient celles du temps, peu de discernement de ce qui manquait à la société d’alors, mais de solides vertus chrétiennes jointes à beaucoup de dignité et de simplicité, un grand esprit de famille, et des mœurs patriarcales au sein de Paris. Tout ceci se rencontrait, avec ses nuances, dans la famille de Broin comme dans celle de La Myre. Je rencontrais là parfois au salon des personnages qui m’intéressaient, parce que j’avais entendu parler d’eux. Je me souviens, par exemple, du Comte de Marcellus dont j’avais remarqué les discours politiques et les poésies. C’était le 18e siècle catholique.
Dans le clergé je n’avais de liaison qu’avec l’abbé de Valette, jeune prêtre qui occupait un poste à la paroisse des Missions, et qui m’allait beaucoup par sa rondeur et sa piété franche. Ancien élève de l’École polytechnique, il était entré dans le clergé depuis peu d’années, et placé à la paroisse des Missions, il y avait succédé à M. Sibour, qui s’était mis à prêcher des Carêmes et des Avents, et devint plus tard évêque de Digne, puis archevêque de Paris. J’eus souvent occasion de voir ce dernier qui revenait toujours avec plaisir aux Missions, et nous avions ensemble les meilleurs rapports.
Au printemps, mon évêque alla passer un mois à Marolles, afin de prendre l’air de la campagne. J’emportai des livres avec moi, et j’utilisai ce séjour. Ce fut alors que le prélat me dit qu’il jugeait inutile de faire venir chaque semaine le curé de Senteny, et qu’il me priait d’entendre désormais sa confession hebdomadaire, tant qu’il ne serait pas à Paris, à portée du Père Varin.
Nous rentrâmes à Paris à la fin d’avril. Jusqu’alors et depuis encore j’avais l’habitude d’aller chaque jour dire la messe chez les Dames du Sacré-Cœur, rue de Varennes ; ce qui avait établi des relations obligeantes entre ces dames et moi. Je rencontrais fréquemment à la sacristie l’abbé d’Héricourt, que le ministère Martignac appela, en cette année 1829, au Siège d’Autun. Il se retrouvera plus tard dans ces récits, à propos de Dom Pitra, son diocésain. Il y avait là aussi Mgr de Bovet, ancien évêque de (Toulouse), vieillard vénérable et très docte, qui a écrit contre les incrédules, à propos de la chronologie et des dynasties égyptiennes. La religieuse sacristine était Madame de Marbeuf, nièce du dernier archevêque de Lyon avant la grande Révolution. Mon évêque l’avait connue alors dans le monde où elle faisait grande figure et avait de l’influence sur son oncle qui était ministre de la feuille 11 . Je trouvais là aussi, outre la sainte Mère Barat 12 , Générale de la Congrégation, sa célèbre assistante Madame Eugénie de Gramont 13 qui gouvernait le faubourg Saint-Germain.
Le 3 mai, fête de l’Invention de la Sainte Croix qui tombait un dimanche cette année, je reçus dans l’après-midi une estafette de la part de ces Dames qui m’avisaient que Madame la Dauphine 14 venait de leur faire savoir qu’elle voulait assister ce jour-là aux Vêpres dans leur chapelle. En conséquence, elles me priaient de vouloir bien venir recevoir son Altesse royale et célébrer les Vêpres devant elle. Je m’empressai de me rendre à l’invitation, au grand contentement de mon évêque. J’eus l’honneur de recevoir l’orpheline du Temple à la porte de la Chapelle ; je lui donnai l’eau bénite, je lui présentai la croix à baiser et je l’encensai, selon l’usage ; après quoi je la conduisis dans le sanctuaire au siège qui lui avait été préparé. Au Magnificat, après l’encensement de l’autel, j’allai, selon le cérémonial de la Cour, encenser la Princesse de trois coups. Elle pria avec un grand recueillement durant l’office ; mais pendant tout le temps qu’elle passa au Sacré-Cœur, elle ne quitta pas un moment cette expression sévère et presque rude qui lui était habituelle.
Cependant, l’acceptation de la démission de mon évêque par le Saint-Père n’arrivait pas. Le gouvernement crut pouvoir, en attendant, nommer le successeur. Ce fut M. l’abbé Gallard, curé de la Madeleine, qui attira le choix du roi. Après avoir fait visite à mon évêque, il se présenta à moi, et me demanda un entretien confidentiel. J’acceptai à déjeuner chez lui pour le lendemain, et m’étant rendu à l’heure dite, je trouvai dans l’évêque-nommé du Mans un empressement extrême à connaître tout ce qui avait rapport au diocèse. Je satisfis à toutes ses demandes ; mais la conclusion de sa part fut très énergiquement qu’il n’accepterait pas une Église comme celle du Mans, qui lui semblait trop imposante, à lui homme médiocre de talents et de science. Je vis que la supériorité qu’il supposait à M. Bouvier entrait pour beaucoup dans ses craintes. Il ne tarda pas à présenter ses remerciements et ses excuses au Roi, et l’abbé Carron, curé de Saint Germain de Rennes, fut nommé à sa place. M. Gallard accepta plus tard l’évêché de Meaux, et il est mort archevêque de Reims.
M. Carron vint aussi rendre ses devoirs à Mgr de La Myre. Je le vis en cette occasion, et il me sembla qu’il ne faisait pas fi de l’évêché du Mans. Le motif de sa nomination était sa parenté avec le respectable abbé Carron dont les vertus et les services avaient été appréciés en Angleterre par les Bourbons.
Au mois de juin j’eus le malheur de perdre ma mère. Depuis longtemps elle était souffrante, et la lettre d’un de mes frères qui m’annonçait qu’elle touchait à ses derniers moments ne précéda que d’un jour celle qui m’apprit sa mort. La triste consolation de lui fermer les yeux me fut refusée.
Mort de Mgr de la Myre
Au mois d’août, mon évêque partit avec moi pour le château du Gué-à-Trême. Ce fut là que nous apprîmes le changement de ministère qui appelait le Prince de Polignac à la présidence du Conseil. On était inquiet et avec motif. Notre hôte, M. Le Comte de La Myre, fut maintenu officier d’ordonnance du nouveau ministre de la guerre. Il se trouvait à Paris pour son service le 30 août, et après une soirée très tranquille, chacun était allé se reposer sans inquiétude, lorsque vers trois heures du matin le valet de chambre de l’évêque vint m’avertir que son maître était en proie à la plus violente attaque d’apoplexie. Madame de La Myre prévenue aussi arriva en même temps que moi au lit du malade. Un domestique partit à cheval pour chercher le médecin, et j’entendis la confession du prélat qui avait encore toute sa connaissance. Le docteur ordonna le traitement, mais il nous prévint que l’attaque était des plus graves, et qu’une autre à la suite de celle-là, fût-elle moins forte, enlèverait le malade.
Le Saint-Sacrement ne résidait pas dans le tabernacle de la chapelle du château. Je célébrai la sainte messe dans la chambre du prélat à qui j’avais tout d’abord administré l’Extrême-onction, et je lui donnai la Sainte Communion. Je crus devoir auparavant lui faire confesser la doctrine du Saint-Siège sur l’étendue des droits du Souverain Pontife, en réparation du langage si tristement gallican qu’il avait tenu au Mans, en 1826, lorsqu’on lui administrait les sacrements. Il répéta après moi, et avec effusion, qu’il protestait de sa soumission parfaite au Pontife romain ; qu’il n’avait point d’autre foi ni d’autre doctrine que celle du Pontife romain, et enfin pour abjurer les principes qu’il avait reçus autrefois à l’École de Paris, je lui fis déclarer encore que dans sa soumission il ne séparait pas la personne du Pontife de la chaire sur laquelle il est assis.
J’achevai la messe, durant laquelle on avait donné au prélat tous les secours dont il avait besoin. Dans le courant de la journée, il se trouva un peu mieux. Madame de La Myre avait dépêché un exprès à son mari qui ne tarda pas d’arriver. Les jours suivants, le prélat éprouva du soulagement. Le 7, il descendit au salon après le dîner, et en se retirant, vers neuf heures, il me demanda s’il pouvait faire la Sainte Communion le lendemain, fête de la Nativité de la Sainte Vierge. Je lui dis que je n’y voyais pas d’obstacle, et que je célébrerais la Sainte messe dans sa chambre, ne voulant pas qu’il descendît à la chapelle du château. Bien que notre sécurité fût loin d’être complète, nous achevâmes la soirée sans inquiétude. Le lendemain matin vers quatre heures, on vint nous réveiller tous en grande hâte : une nouvelle apoplexie venait de se déclarer. J’accourus ; le prélat était sans connaissance. Je me hâtai de donner l’absolution. L’agonie se déclara, et le médecin arriva au moment où le malade rendait le dernier soupir. Mgr de La Myre mourait un jour de fête de la Sainte Vierge envers laquelle il avait toujours eu une dévotion extraordinaire et des plus ferventes. Il mourait évêque du Mans ; car le Bref par lequel Léon XII le dégageait des liens qui l’attachaient à cette Église n’arriva qu’après sa mort.
Je devais ce jour-là remplacer le curé de Vareddes qui était absent, et célébrer une seconde messe dans l’église de cette paroisse où une nombreuse population devait se trouver réunie ; car dans ce pays très peu religieux d’ailleurs, on solennisait encore les fêtes supprimées. à la messe que je célébrai au château, peu d’instants après la mort de l’évêque, je pris par mégarde la première ablution, en sorte que n’étant plus à jeun 15 , je ne pouvais plus dire de seconde messe. Je me rendis néanmoins à Vareddes. Le peuple m’attendait à l’église. Je montai en chaire, et après avoir raconté la mort de l’évêque, je fis part de l’accident qui m’était arrivé. On chanta Tierce et Sexte, après quoi je donnai la bénédiction du Très Saint Sacrement, après un salut très solennel ; le peuple parut content, et je me hâtai de rentrer au Gué-à-Trême.
Le Comte de La Myre était d’avis que les funérailles de son oncle s’accomplissent le plus simplement possible ; des raisons impérieuses d’économie l’exigeaient, le prélat ayant laissé ses affaires dans un état assez fâcheux et qui devait occasionner une assez forte responsabilité à la famille. Il fut donc convenu que l’on n’écrirait pas à l’évêque de Meaux qui était alors Mgr de Cosnac, et je me chargeai de réunir des curés pour le lendemain. Je partis à cheval et je trottai toute l’après-midi. J’étais parvenu à rencontrer huit curés, en chevauchant cinq à six lieues et autant pour le retour. C’était peu en soi, mais beaucoup cependant pour ce pays semé de paroisses vacantes. J’avais indiqué l’enterrement pour l’après-midi du lendemain, 9 septembre.
J’officiai à cette triste fonction. On fit les cinq absoutes, selon l’usage du diocèse dont le rituel faisait loi alors, et nous ensevelîmes le corps dans le cimetière de la paroisse. Le soir, je rédigeai pour être envoyée au Chapitre du Mans la relation des derniers moments et de la mort du prélat, et j’eus soin de ne pas omettre la profession de foi qu’il avait faite sur les droits du Pontife romain, avant de recevoir le Saint-Viatique.
Le lendemain, je chantai solennellement la messe de obitu, assisté de plusieurs des curés qui étaient venus la veille pour l’enterrement. Après l’évangile, je prononçai de l’autel l’éloge funèbre du prélat. Le jour suivant, je prenais congé de mes hôtes et je rentrais à Paris.
À peine étais-je rentré aux Missions que l’abbé de Valette me vint trouver, et m’entretint tout aussitôt de ce qui semblait à faire dans ma position. L’administration diocésaine du Mans n’annonçait pas des sympathies bien ardentes pour moi. D’autre part, j’étais déjà rendu à Paris, et une carrière d’études s’y ouvrait pour moi. N’était-il pas naturel de rester où j’étais si bien, et de solliciter un emploi qui me fournît des moyens d’existence, tout en me laissant assez de loisir pour m’occuper de la science ecclésiastique. L’abbé de Valette se chargea de parler de moi à M. Desgenettes, curé des Missions, et de me proposer à lui comme son remplaçant ; car il venait lui-même d’être nommé aumônier des pages à Versailles, et sa place allait être donnée à un autre. M. Desgenettes qui me voyait avec plaisir, m’agréa volontiers, et sans que je fusse incorporé au diocèse de Paris, l’archevêque de Quélen me nomma prêtre administrateur de la paroisse des Missions étrangères. Nous étions sept en cette qualité, chargés un jour par semaine de l’administration des sacrements et autres fonctions d’un minuit à l’autre. Il y avait en outre un Vicaire, M. l’abbé Ausoure, qui est devenu notre commensal à l’abbaye.
M. Desgenettes s’attacha très vivement à moi tout d’abord, quoiqu’il me trouvât un peu trop ultramontain ; car il avait encore une pointe de gallicanisme qui ne tarda pas à disparaître. Il me promit de m’occuper modérément, afin de me laisser du temps, et il tint parole. Je prêchais à mon tour, je faisais mon jour de garde, mais je n’avais pas de catéchisme à faire. Mon âge peu avancé n’inspirait pas à beaucoup de monde l’envie de s’adresser à moi pour la confession. M. Desgenettes me chargea d’instruire et de préparer à sa première communion le fils du marquis de Moustier, notre paroissien. Je soignai beaucoup cet enfant dont les dispositions étaient très bonnes. C’est aujourd’hui l’ambassadeur de France à Vienne. J’eus aussi à instruire deux jeunes anglais dont la mère avait fait abjuration récemment : elle se nommait Madame Wikerey. Son mari était demeuré protestant ; mais il me recevait toujours très bien.
Au mois de novembre ; j’eus à faire le voyage du Mans pour bénir le mariage de mon frère Édouard ; mais je restai peu de temps. Je vis M. Bouvier qui se montra très bienveillant pour moi, et je me hâtai de revenir à Paris.
Tout y était en feu, et la Révolution était imminente. Personne ne croyait au succès du ministère Polignac. M. de La Mennais venait de publier son livre Des Progrès de la Révolution et de la guerre contre l’Église. M. de Quélen y avait répondu par un mandement gallican, auquel M. de La Mennais répondit lui-même par de puissantes lettres. Dans son livre, il avait glissé une phrase sur les Jésuites qui les blessa vivement, parce qu’ils y étaient donnés pour incapables de servir efficacement la cause de l’Église et de la société, malgré leurs vertus et leur dévouement. Cette phrase significative déchaîna le mécontentement des anciens Pères de la foi qui formaient encore le gros de la Compagnie à cette époque, contre l’école mennaisienne, et il résulta certains effets qui plus tard vinrent atteindre Solesmes. Déjà la Compagnie renaissante s’était montrée peu favorable aux idées philosophiques du solitaire de la Chênaie ; mais il n’y avait pas rupture, et même un bon nombre des nouveaux Jésuites passaient pour être favorable à la doctrine nouvelle. Mais après la fameuse phrase, la rupture fut consommée.
Dans mon particulier, je continuais mes bonnes relations avec la rue de Sèvres, et je travaillais avec ardeur à préparer mon grand travail sur les droits du Saint-Siège. De temps en temps, j’écrivais à M. de La Mennais qui m’encourageait. Voici une de ses réponses qui ne fut pas sans influence sur ma carrière littéraire.
à la Chênaie, le 31 Décembre 1829.
Le plan que vous proposez de suivre, Monsieur, dans l’ouvrage dont vous vous occupez, me paraît très bon. Ce sera une sorte d’histoire dogmatique du pouvoir pontifical, dont les droits seront établis sur les monuments de la tradition, et dont l’influence salutaire se fera remarquer, de siècle en siècle, dans les faits que vous raconterez. Quatre ou cinq volumes ne sont pas trop pour traiter convenablement un pareil sujet. Vous pourriez vous aider des auteurs allemands, tant des bons que des mauvais. Il y a dans Frédéric Schlegel (Philosophie de l’histoire) de fort belles vues sur le moyen âge. L’histoire de la Constitution de l’Église, par Planck, écrite dans un esprit tout opposé, contient néanmoins des aveux remarquables et peut fournir, sur quelques points, des indications précieuses. En général, les recherches historiques sont bien plus avancées de l’autre côté du Rhin que chez nous.
Je vous engage à vous distraire quelquefois de votre grand travail en faisant quelques articles pour le Mémorial. Les bons ont besoin d’être soutenus par ce genre d’écrits.
L’abbé Gerbet est absent de la Chênaie depuis une quinzaine de jours ; il ne tardera pas d’y revenir. Je lui ferai part, à son retour, de ce que vous me mandez pour lui. Il m’a parlé de vos arrangements, et j’ai été enchanté d’apprendre qu’ils s’accordaient, sur tous les points, avec vos vues et vos goûts.
Recevez, Monsieur, avec mes vœux de bonne année, l’assurance de mon affectueux dévouement.
F. de la Mennais.
M. de La Mennais me conseillait de prendre part à la rédaction du Mémorial catholique ; je pris ce conseil au sérieux, tant était grande mon ardeur, et bien que je n’eusse pas encore mes vingt-cinq ans faits, je ne tardai pas d’aller porter à Waille, rédacteur de cette Revue, un article intitulé, Une thèse de théologie en Sorbonne. C’était assez enfantin, mais la rédaction accepta d’une manière encourageante, et dès lors je conçus le projet de donner cours à mes idées sur la liturgie, par une suite d’articles dans ce recueil.
La nouvelle position que j’avais prise en m’attachant à M. Desgenettes, m’assurait une certaine indépendance pour mes études, mais elle sembla à mes amis trop précaire. La famille de M. Auguste de La Myre avait des liens étroits avec M. de Montbel, l’un des collègues de M. de Polignac au ministère, et Madame de la Myre dont le père, M. de Lur-Saluces, était l’ami intime de M. de Montbel et professait pour elle les plus grands égards, songea à profiter d’un si haut crédit en ma faveur. Il ne s’agit d’abord de rien moins pour moi que de me faire secrétaire général au ministère.
Mais la place avait été enlevée de suite, et donnée à l’abbé Vayssière, le même qui plus tard a été rédacteur de l’Ami de la Religion. à cette époque, il était aussi jeune et aussi inconnu que je pouvais l’être. On se tourna alors du côté de la Chapelle du Roi. Le poste de chapelain par quartier, ou celui d’aumônier d’un des châteaux royaux sembla convenable et facile à obtenir avec un peu de temps ; mais la révolution de Juillet ne tarda pas à venir renverser tous ces projets dont je n’étais au reste que médiocrement épris, et à me lancer dans la voie où Dieu m’appelait. En attendant, M. de Montbel me fit ouvrir les portes de la Bibliothèque particulière du Roi aux Tuileries, avec permission d’emporter des livres. La partie des livres de sciences ecclésiastiques était très riche, et j’en usai largement, et avec plus d’aisance que je ne pouvais faire à l’égard de la Bibliothèque des Jésuites qui ne permettaient jamais d’emporter aucun livre.
À cette époque, l’abbé Caillau, de la Société des Missions de France, publiait sa collectio selecta des Pères de l’Église. Il me demanda ma coopération, et je m’occupai de quelques volumes, mais cela n’alla pas loin, toujours par suite de la Révolution de Juillet. J’eus aussi des relations avec le libraire Parent-Desbarres, qui voulait m’entraîner à donner la continuation de la Bibliothèque des Dames chrétiennes, collection commencée et abandonnée depuis par l’abbé de La Mennais. Il y eut même un traité ; mais tout fut rompu par la cessation de mon séjour à Paris.
- Charles-Antoine Bridan (1730-1808), sculpteur français.[↩]
- « La Vierge qui doit enfanter ». D’après Émile Mâle, « l’origine de la Virgo paritura reste entourée de mystère ». « Aucune allusion à la statue de la Vierge qui doit enfanter ne se rencontre dans les documents avant la fin du 14e siècle. C’est en 1389, dans la Vieille chronique, qu’il en est parlé pour la première fois » (Notre-Dame de Chartres, Flammarion, 1963, p. 8).[↩]
- Dom Guéranger écrivait à son frère Édouard dans une lettre du 25 mai 1828 : « Les dômes des Invalides, de Sainte Geneviève, du Val de Grâce m’apparurent une confusion épouvantable de maisons ; c’était Paris. On nous pesa aux barrières et nous fûmes bientôt sur un quai, aux bords de la Seine. L’entrée de Paris du côté du Mans est magnifique. Il n’est rien de beau sur la terre comme la rue de Rivoli. Les Tuileries, la Seine, le Palais Bourbon, la place Louis XV et mille autres choses attiraient mes regards, et me faisaient éprouver un sentiment de stupeur et d’admiration bien au-delà de mon attente. Car, je l’avouerai, Paris m’a surpris. Je croyais le connaître sans y être allé, et je me trompais. »[↩]
- Toile peinte de grandes dimensions, mise en valeur par un encadrement et un éclairage de façon à donner l’illusion d’une scène réelle.[↩]
- Vaison-la-Romaine (Vaucluse).[↩]
- Retenu prisonnier à Savone par ordre de Napoléon, Pie VII signa, le 20 septembre 1811, un Bref par lequel il consentait aux exigences impériales en matière de nominations épiscopales, à condition que l’institution des évêques eût lieu au nom du pape.[↩]
- Église ou secte fondée par Pierre Vintras (1807-1875) sous le nom d’Œuvre de la Miséricorde, répandue en France, Italie et Espagne, et contre laquelle Rome mit plusieurs fois en garde les fidèles ; elle dévia vers l’occultisme après 1875.[↩]
- Charles Dufriche-Desgenettes (1778-1860), curé de Notre-Dame des Victoires de 1832 à 1860, fondateur de l’Archiconfrérie du saint et immaculé Cœur de Marie, soutiendra toujours l’œuvre entreprise par Dom Guéranger.[↩]
- Joseph Varin (1769-1833), prêtre en 1796, membre des Pères de la Foi supprimés par Napoléon, entra dans la Compagnie de Jésus rétablie en France dès les débuts de la Restauration. Il fut supérieur de la résidence de Paris de 1825 à 1833.[↩]
- Théorie de la certitude, dite « philosophie du sens commun », opposant à la philosophie rationaliste du 18e siècle la théorie de l’autorité de la raison générale, forte de l’assentiment unanime du genre humain, dont la source remonterait à la révélation primitive conservée par la tradition universelle.[↩]
- Ministre de la feuille des bénéfices ecclésiastiques.[↩]
- Sainte Madeleine-Sophie Barat (1779-1865), fondatrice de la Congrégation des Sœurs du Sacré-Cœur, vouée à l’éducation des jeunes filles.[↩]
- Eugénie de Gramont (1788-1846), supérieure locale en 1833, présidait à un ensemble d’œuvres remarquable à Paris.[↩]
- La duchesse d’Angoulême, fille de Louis XVI.[↩]
- À cette époque, la discipline du jeûne eucharistique était très stricte ; il n’était pas permis d’absorber quoi que ce soit avant la messe, pas même de l’eau.[↩]