Marie d’Agréda et la Cité mystique de Dieu.
9ème article : Le départ d’Egypte de la sainte Famille. Le retour à Nazareth. Le voyage de Jésus à Jérusalem à douze ans. Le séjour à Nazareth. La mort de Saint Joseph. Jésus annonce à sa Mère sa future passion. Le baptême de Jésus. Les noces de Cana Saint Jean-Baptiste. Sainte Marie-Madeleine. Les Saintes Femmes. La Transfiguration. La Passion. L’Agonie. La flagellation. La Crucifixion. La Résurrection. La 1ère apparition de Jésus fut pour sa Mère. L’Ascension.
(9° article — Voir les n°s des 23 mai, 6 et 20 juin, 18 juillet, 1 et 15 août, 12 et 26 septembre.)
La Sœur raconte avec un grand intérêt le départ d’Égypte de la sainte Famille, les regrets des habitants d’Héliopolis, et les circonstances touchantes qui signalèrent le retour à Nazareth. Elle décrit ensuite l’intérieur de la sainte maison, et les dispositions de Marie dans cette vie humble et laborieuse. Ce fut alors que le Verbe incarné travailla particulièrement à disposer sa mère à devenir l’expression la plus parfaite de sa très sainte humanité, afin qu’elle pût servir comme d’un type complet de la sainteté chrétienne à tous les fidèles. Il la prépara d’abord par l’humilité et le détachement, en suspendant les caresses qu’il lui avait prodiguées jusqu’alors, et en lui montrant un visage grave et sévère. Une telle privation fut cruellement sensible au cœur de la plus tendre des mères ; mais son âme courageuse surmonta jusqu’à la fin la dure épreuve que lui imposait Celui en qui elle devait reconnaître non seulement son fils, mais son Créateur, en présence duquel la plus parfaite créature n’est que néant et imperfection. L’épreuve dura trente jours entiers, durant lesquels le cœur de Marie éprouva une angoisse qui surpassait toutes les souffrances des martyrs. Une extase délicieuse, durant laquelle la Vierge vit l’essence divine, vint mettre un terme à cette amère période qui lui semblait avoir duré des siècles. Elle retrouva toutes les tendresses de son fils, qui ne l’avait affligée que pour l’élever encore, et qui se complut à lui révéler tous les trésors de la loi de grâce. Une lumière nouvelle répandit en elle la science de tous les mystères du dogme et de toutes les vérités de la morale du christianisme que devait promulguer son fils, et elle les posséda dans un degré supérieur à la science de tous les siècles et de tous les docteurs.
Vient ensuite le récit du voyage que Jésus fit à Jérusalem, dans la compagnie de ses parents, étant âgé de douze ans. L’Évangile nous apprend qu’il disparut durant trois jours ; la Sœur dit que ce fut pendant une extase que Dieu avait envoyée à Marie, qu’il échappa aux regards de sa mère. La conversation que Jésus tenait dans le temple avec les docteurs, lorsqu’il fut retrouvé par ses parents, était relative aux caractères du Messie. Les docteurs soutenaient qu’il devait apparaître avec une gloire éclatante ; Jésus leur démontrait au contraire que cet éclat et cette majesté devaient briller dans le second avènement et non dans le premier. Marie et Joseph, dit la Sœur, ne saisirent pas le sens des paroles de Jésus, tant à cause de l’émotion à laquelle ils étaient en proie, que parce qu’ils étaient entrés trop tard dans le temple pour saisir le rapport des paroles que Jésus leur adressa avec le ministère qu’il y était venu exercer. La Sœur raconte ensuite les enseignements que Jésus donna à sa mère, après le retour à Nazareth. Il lui révéla le rôle qu’elle devait remplir pour le salut des hommes, et l’initia à la doctrine des divins sacrements qui seraient institués plus tard.
Lorsque Jésus arriva à l’âge de dix-huit ans, Marie atteignait sa trente-troisième année. Elle conserva miraculeusement tout le reste de sa vie les forces, la fraîcheur et la beauté, qu’elle avait à cette époque, sans que les afflictions ni le cours du temps les eussent altérées en rien. Cependant, Joseph, quoique éloigné encore de la vieillesse, sentait ses forces décliner, et bientôt il dut, pour obéir à son auguste épouse, renoncer à toute espèce de travail. Il fallait néanmoins subvenir à l’entretien du pauvre ménage. La Vierge-mère se livra au travail avec plus d’ardeur que jamais, et ses nobles mains, que Salomon a louées dans le portrait prophétique de la Femme forte, manièrent jour et nuit le fuseau, et tissèrent la toile et les étoffes. Les trois dernières années de la vie de Joseph furent surtout pénibles. Marie le servait avec une respectueuse tendresse. Les neuf derniers jours de la maladie, des anges ne cessèrent d’exécuter de mélodieux concerts au chevet du mourant, qui, avant de sortir de ce monde, fut favorisé d’une lumière divine, dans laquelle il connut les plus hauts mystères. Marie l’ensevelit de ses propres mains, aidée du ministère de ses anges. Joseph avait atteint sa soixantième année quand il sortit de ce monde ; son âme fut accueillie dans les limbes avec la plus vive allégresse. La Sœur dit qu’il avait été sanctifié dès le sein de sa mère, et elle insiste, comme sainte Thérèse l’avait fait avant elle, sur la grandeur du pouvoir dont il jouit auprès de Dieu, et sur l’empressement et la confiance avec lesquels les hommes doivent y recourir.
Jésus et Marie vécurent dès lors dans la maison de Nazareth. Les communications divines continuaient en faveur de la Mère de Dieu ; mais souvent elles étaient amères à son cœur. Jésus s’entretenait quelquefois avec elle de la douloureuse Passion qu’il devait souffrir et de l’ingratitude dont la plupart des hommes paieraient son sacrifice ; Marie tombait alors dans de cruelles défaillances qui étaient capables de lui ôter la vie, si le pouvoir divin ne l’eût conservée. Souvent Jésus fut obligé de la soutenir dans ses bras. Durant les trois années qui précédèrent sa prédication, il fit quelques excursions avec elle jusqu’aux terres de la tribu de Nephtali. Leur passage fut marqué par de nombreux bienfaits ; mais le divin Docteur des hommes ne se déclarait pas encore : il se bornait à dire à ceux qu’il trouvait disposés à l’écouter que le Messie était venu. La Sœur conduit ensuite son lecteur auprès de Jean-Baptiste. Marie avait pourvu à ses besoins dans le désert par le ministère de ses anges, jusqu’à ce qu’il eût atteint sa neuvième année. Ce saint Précurseur avait dressé dans sa solitude une grande croix, devant laquelle il accomplissait les œuvres de sa pénitence. Lorsqu’il quitta le désert pour ne plus y revenir, les anges apportèrent à Marie ce signe prophétique de la rédemption, et elle le conserva toute sa vie, avec une autre croix qu’elle tenait des mains de son Fils lui-même.
Enfin la carrière publique de Jésus allait commencer. Dieu demanda d’abord à Marie si elle consentait à donner son fils pour le salut du monde. La mère des hommes donna son consentement au Ciel pour un tel sacrifice, comme elle l’avait donné auparavant pour devenir mère de Dieu. En quittant sa mère pour se rendre d’abord au désert, Jésus lui fit les adieux les plus tendres, et lui dit qu’il comptait sur elle pour être sa compagne et sa coadjutrice dans tout ce qu’il devait faire et souffrir pour le salut des hommes. La Sœur décrit la douleur de Marie dans l’absence de son fils, dont elle n’avait jamais été séparée, sinon durant les trois jours qu’il était demeuré à Jérusalem. De fréquents messages, par l’entremise des anges, adoucissaient un peu sa tristesse. Jésus fût baptisé par Jean dans le Jourdain, et il donna alors aux eaux la vertu de purifier nos souillures, établissant le saint Baptême pour être le sceau des membres de son Eglise. Au sortir de l’eau, le Sauveur administra lui-même ce sacrement au Précurseur, après quoi il s’enfonça dans le désert. Marie eut connaissance des scènes de la tentation, et Jésus lui envoya une partie du repas que les Anges lui servirent à la suite de son jeûne, que la Vierge avait imité à Nazareth, en union avec lui. Il demeura dix mois en Judée, sans revenir près de sa mère ; et ce fut durant cet intervalle qu’il choisit ses premiers disciples. Ceux-ci lui demandèrent la faveur d’être présentés à Marie, et il revint avec eux à Nazareth. Ils l’abordèrent avec une extrême vénération, et furent témoins des hommages qu’elle rendit à Celui qui était son Dieu et son fils. Durant le court séjour que fit Jésus près de sa mère, il lui conféra le baptême, afin que celle qui devait être après lui le soutien de l’Eglise fût marquée du sceau qui donne le droit de cité dans son sein.
Les noces de Cana eurent lieu peu après. Les époux appartenaient à la famille de la Vierge, par la lignée de sainte Anne. La Sœur déclare que le marié ne fut pas saint Jean, comme plusieurs l’ont prétendu ; cet apôtre était déjà à la suite du Rédempteur. Jésus traita avec une grande bonté les époux et ce fut dans cette circonstance qu’il éleva le mariage à la dignité de sacrement. Dans le miracle du changement de l’eau en vin, Jésus ne donna pas à Marie le nom de Mère ; il l’appela simplement femme ; il voulait exprimer par cette réserve, dit la Sœur, qu’en lui donnant la nature humaine, elle ne lui avait pas transmis le pouvoir divin des miracles, et mettre en évidence les deux natures distinctes qui étaient réunies en lui. Au départ de Cana, Marie s’attacha à la suite de son fils, et n’en fut plus séparée qu’à de rares et courts intervalles. Les Evangiles rapportent que d’autres femmes suivirent le Sauveur ; Marie prenait soin d’elles, et les formait à la foi et aux vertus par ses instructions et ses exemples. Le grand effet que produisait son fils faisait souvent rejaillir jusque sur elle l’admiration des hommes ; son humilité en souffrit, et elle demanda au Sauveur, comme une faveur, d’être davantage laissée dans l’ombre. Ce fut pour condescendre à cet humble désir que Jésus répondit à cette femme qui exaltait avec tant d’enthousiasme celle qui l’avait porté dans son sein et nourri de son lait : « Plus heureux encore ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique. »
Le récit de la Sœur se dirige ensuite sur Jean-Baptiste. Le Précurseur est en prison par l’intrigue d’Hérodiade. Jésus et Marie pénètrent dans son cachot ; ce fut en leur présence, et assisté de son Dieu et de la Mère de son Dieu, qu’il reçut le coup de la mort. Jean l’Évangéliste fut particulièrement cher à Marie ; de tous les disciples il était celui qui l’aimait avec le plus de tendresse. Il l’aidait dans ses travaux, et il fut le premier qui, après l’Ascension du Sauveur, lui donna le titre de Mère de Dieu. Marie avait aussi une affection spéciale pour Madeleine. L’heureuse pénitente la consulta sur l’attrait qui la portait, quand le temps serait venu, d’embrasser la vie du désert. Marie daigna approuver son dessein ; et dans la suite, sur son rocher de la Sainte-Baume, Madeleine fut visitée par la Mère de Dieu. Les autres saintes femmes et tous les disciples étaient l’objet des soins affectueux de Marie, et tous étaient sous le charme de ses discours et de sa présence. Judas seul faisait contraste avec eux. Plusieurs fois il avait été repris par Elle de ses vices ; il méprisa ses admonitions maternelles, et l’éloignement qu’il en conçut pour la Mère l’entraîna dans la voie funeste qui aboutit pour lui à devenir traître envers le Fils. La Reine de miséricorde revint souvent à la charge pour essayer de triompher de ce cœur endurci ; mais ce fut en vain. Lorsque le Sauveur déclara son intention d’établir entre les apôtres un économe chargé de tenir les deniers, Judas se proposa de lui-même pour cet emploi qui lui devait être si dangereux, et il essaya même d’employer la médiation de Marie auprès de son Fils pour l’obtenir.
Déjà la prédication du Sauveur avait duré deux ans et demi. Jésus se trouvait en Galilée ; il monta sur le Thabor, où s’accomplit le grand fait de la Transfiguration. Marie était alors retirée, pour quelques jours à Nazareth ; les Anges reçurent ordre de la transporter sur la sainte montagne, où elle fut témoin, avec les trois apôtres, de la gloire de son Fils. Le Sauveur vint ensuite à Nazareth, et il ne tarda pas à partir de cette ville pour Jérusalem, en la compagnie de sa mère. La douloureuse Passion approchait. Je passe sur la résurrection de Lazare, sur l’onction du Sauveur, dans la maison de Béthanie, sur l’entrée triomphante de Jésus dans Jérusalem. Lucifer et les autres démons s’inquiétaient de plus en plus au sujet de Jésus ; divers indices leur faisaient redouter qu’il ne fût le Messie ; et prévoyant qu’on traînerait sa mort, ils essayèrent d’arrêter ces odieux projets, en agissant par des terreurs sur Judas, sur la femme de Pilate, sur Caïphe et sur le Sanhédrin Mais ces efforts furent inutiles ; les passions humaines avaient pris leur cours, et rien ne les pouvait plus arrêter. Les démons entrèrent en rage, et comprenant qu’ils n’arriveraient pas à entraver le sacrifice du Juste, ils se résolurent de le faire du moins périr de la mort la plus cruelle. Cependant, Marie était plongée dans une mer de désolation à la pensée de tout ce qui se tramait contre son Fils. Elle fut présente au cénacle, au moment de l’institution de la divine Eucharistie, mais dans un appartement séparé de celui où Jésus faisait la Pâque avec ses disciples. Après le repas de l’agneau pascal, on dressa une table plus élevée, en forme d’autel, et on plaça dessus la coupe et la patène, qui étaient formées chacune d’une superbe émeraude. Jésus posa le pain azyme sur la patène, et versa lui-même du vin dans la coupe. Les Anges amenèrent dans le cénacle Enoch et Elie, afin que ces deux pères, l’un de la loi de nature, l’autre de la loi écrite, assistassent au mystère de la loi de grâce. Le Père et le Saint-Esprit manifestèrent leur présence comme au Jourdain et sur le Thabor. Marie adora le divin mystère du lieu où elle était ; quand il fut opéré, et lorsque le Christ eut communié lui-même, il détacha un fragment du pain sacré et le confia à Gabriel pour le porter à sa mère. L’auguste mystère demeura dans la poitrine de la Vierge comme dans un tabernacle, jusqu’au jour où le sacrifice étant offert par les mains de saint Pierre, elle fut admise à renouveler en elle la présence de la sainte Eucharistie. Ce fut saint Pierre à qui le Christ remit le soin de donner l’hostie à Enoch et à Elie, qui furent ensuite rapportés par les Anges au lieu qu’ils habitent. Judas avait reçu dans sa bouche, le pain sacré, et il se proposait de le soustraire pour le livrer aux ennemis du Sauveur. Marie connut ce dessein, et elle commanda à ses Anges d’enlever le divin mystère de la bouche du traître, et d’y substituer un morceau de pain ordinaire.
Quand la nuit fut descendue, Jésus sortit du Cénacle, après avoir pris affectueusement congé de sa Mère. Le maître de la maison offrit à Marie de rester dans le lieu qu’elle avait occupé ; elle accepta, et c’est de là qu’elle assista et qu’elle participa à tout ce qui arriva à son Fils dans le cours de cette nuit terrible et de la matinée qui la suivit. La Sœur décrit l’agonie du Sauveur, et dit que l’ange envoyé près de lui fut Michel. Les démons, qui avaient été refoulés dans leurs retraites au moment de l’institution de l’Eucharistie, cessèrent de ressentir la force qui les avait comprimés et s’agitèrent beaucoup. Au moment où Jésus, dans son agonie, éprouvait la sueur de sang, Marie, dans l’asile où elle était retirée, ressentit, par l’effort de sa compassion, un effet semblable. Lorsque Judas eut consommé sa trahison, cette Mère de miséricorde obtint une dernière grâce pour toucher son cœur ; mais le traître étouffa l’inspiration du repentir qui lui était envoyée, et son endurcissement fut consommé. Quand les valets du grand prêtre enchaînèrent Jésus, Marie se sentit garrottée elle-même dans des liens tout semblables. Dans la défection des Apôtres, Pierre et Jean furent ceux dont le courage se soutint le plus longtemps. Jean était le disciple connu d’Anne, beau-père de Caïphe. Marie souffrit cruellement de voir les apôtres se détacher de son Fils ; elle fit pour eux des prières ardentes, afin de leur obtenir un retour, et durant cette éclipse du Collège apostolique, la foi, l’espérance et la charité se maintenant en elle avec une ardeur toujours croissante, elle représentait à elle seule toute la vitalité de l’Eglise devant le Très-Haut. Dans son désespoir, Judas alla se pendre à un arbre, hors de la ville, à l’heure de midi du vendredi, et son corps resta accroché ainsi durant trois jours, après lesquels les démons le dépendirent et l’entraînèrent avec son âme dans une horrible caverne.
Jésus fut traîné par ses liens dans les rues de Jérusalem avec la dernière barbarie. Lucifer eut l’audace de vouloir mettre la main sur les chaînes ; un commandement de Marie l’arrêta court, et il fut réduit à stimuler la rage des hommes qui remplissaient cet odieux ministère. Ce fut chez Anne que Pierre renia son maître pour la première fois : les deux autres fois chez Caïphe. Cette triste faiblesse du chef des Apôtres fit verser à Marie bien des larmes. Après minuit, les valets du grand-prêtre, désirant prendre un peu de repos, enfermèrent Jésus dans un cachot infect, où ils revinrent plus tard pour l’accabler des plus indignes outrages. Le fils et la mère continuaient de communiquer ensemble, sans que Marie fût encore sortie de sa retraite. Au point du jour lorsque l’on conduisait son fils chez Pilate, elle sortit pour le voir et l’adora à son passage. Elle n’entra pas cependant chez Hérode, bien qu’elle ait suivi toute la scène qui s’y passa. La Sœur dit que Lucifer, toujours préoccupé du dessein d’empêcher le sacrifice dont il redoutait les suites, effraya en songe la femme de Pilate, afin qu’elle le détournât de porter la sentence capitale contre Jésus. Cette femme se nommait Procula. Les répugnances de Pilate à verser le sang du Juste lui furent également suggérées par suite des inquiétudes qu’éprouvait Satan ; mais la crainte plus forte que lui inspiraient les menaces des autorités juives le porta à les surmonter.
La Sœur raconte ensuite la flagellation du Sauveur : les détails en sont effrayants. Elle porte à 5115 le nombre des coups que les bourreaux déchargèrent sur Jésus dans ce supplice. Marie, qui était présente, mais invisible les ressentit tous, et les larmes qui tombaient de ses yeux étaient du sang. Ses traits furent tellement altérés par l’émotion
qu’elle avait éprouvée en ce moment affreux, que Jean et les trois saintes femmes, lorsqu’ils la rejoignirent, ne purent la reconnaître. Après le couronnement d’épines, Pilate présenta le Sauveur au peuple en disant : Ecce Homo ! A ce moment, la Vierge, Jean, les trois femmes l’adorèrent à genoux. Marie priait en faveur de Pilate, et plusieurs bons mouvements s’élevèrent en lui, comme nous le voyons par l’Évangile ; mais il ne les suivit pas. La Sœur donne le texte de la sentence de mort qu’il porta contre Jésus. La croix avait quinze pieds de longueur, et était d’un bois pesant ; le Sauveur, en la recevant, témoigna combien il l’avait désirée, et Marie la salua comme l’instrument de notre salut. Au moment où elle fut placée sur les épaules de Jésus, les démons sentirent leur force s’affaiblir, et ils voulaient prendre la fuite. Marie leur commanda avec empire de rester afin d’être témoins de l’amour que Dieu porte aux hommes, objet de leur envie. Jésus s’avançait ; le visage meurtri et couvert de crachats. Jean ni les saintes femmes ne purent soutenir ce spectacle sans défaillir ; la Vierge garda sa contenance ferme, toute éplorée qu’elle était, et en proie à toutes les douleurs de son fils. Jésus tomba plusieurs fois dans le trajet, car on précipitait sa marche. Le poids de la croix avait creusé une plaie profonde à son épaule. Dans sa tendre compassion, Marie suppliait Dieu d’inspirer aux bourreaux la pensée de charger quelqu’autre d’une partie de ce lourd fardeau. Elle ne tarda pas d’être exaucée. Elle obtint de son fils, par une demande intérieure lorsqu’il fut arrivé au Calvaire, qu’il ne boirait pas l’amer breuvage qu’on lui présenta. Les bourreaux ôtèrent la couronne d’épines avant de dépouiller Jésus de sa tunique ; mais ils la remirent ensuite sur sa tête. Ils procédèrent au crucifiement, la croix étant étendue sur le sol ; et l’on peut dire que la Vierge y fut clouée avec son Fils, par la vive compassion avec laquelle elle sentit en elle-même l’effort des clous, et la cruelle dislocation de tous les membres sur ce lit cruel. La Sœur ne compte que trois clous dans le crucifiement mais elle raconte que les bourreaux retournèrent la croix sens dessus dessous, quand le Sauveur y eut été attaché, afin de river les clous. Cette particularité s’est retrouvée, en ces derniers temps, dans les extases de sainte Véronique Giuliani.
Lorsque la croix fut enfin dressée, Marie, à genoux devant l’arbre du salut chargé de son divin fruit, demanda au Père céleste les prodiges qui signalèrent l’instant auquel le Sauveur expira, afin de confondre l’orgueil de la Synagogue. Les princes des prêtres blasphémaient au pied de la croix, et lançaient jusqu’à des pierres et de la boue sur le corps de leur victime. Aux dernières paroles que prononça Jésus expirant, Lucifer, avec toute sa cohorte, fut précipité dans les enfers, et sentit que son pouvoir était brisé. Jusqu’à ce moment, il leur avait fallu demeurer enchaînés sur le Calvaire, mais ils se tordaient comme des serpents. La mort du Christ donna valeur à son testament, comme l’enseigne l’apôtre ; mais Marie fut chargée d’en être l’exécutrice. La Sœur donne la teneur de ce testament que le Sauveur prononça du haut de la croix devant son Père, avant les sept paroles qu’il fit entendre successivement. Au fond des enfers, Satan confessa sa défaite ; il reconnut dans la femme qui avait été montrée aux anges la première cause de ses malheurs ; mais dans sa fierté, il annonça son dessein de renverser l’œuvre du salut qui nous est arrivé par Marie, en suscitant les hérésies et les schismes. A ce propos, la Vierge fit connaître à la Sœur que Satan devait entreprendre contre elle de noires machinations, parce qu’elle aurait raconté ses desseins et ses humiliations ; elle ajouta que si, dans ces derniers siècles, la puissance des démons est plus énergique, c’est parce qu’ils sont sortis peu à peu de la stupeur où les avait plongés le coup violent qu’ils reçurent au moment où le Sauveur expira. Le récit reprend par le coup de lance de Longin dans le côté de Jésus. On procède à la descente de la croix ; Marie vénère la première la couronne d’épines et les clous, puis elle reçoit dans ses bras le corps de son Fils. Ce corps sacré est embaumé et mis dans le tombeau ; puis Marie retourne au cénacle, après avoir ordonné à ses anges de garder le sépulcre de son Fils.
Le samedi, dès le matin, la Vierge commanda à Jean de chercher Pierre et de le lui amener. Le disciple infidèle, qui pleurait son péché depuis la veille, arriva aux pieds de la mère désolée, qui daigna le fortifier et prier avec lui. La Sœur décrit ensuite l’intérieur du globe terrestre. L’enfer en est comme le noyau incandescent ; d’un côté de l’enfer est le purgatoire, qui est beaucoup plus petit ; de l’autre, le limbe, divisé en deux parties, dont l’une était occupée par les saints pères, et l’autre continue à l’être par les enfants morts sans baptême. Après le dernier jugement, ces enfants habiteront un autre séjour. L’âme de Jésus descendit dans le limbe des saints pères, et par sa présence le transforma en paradis. Elle y resta, dans la compagnie de ces justes, jusqu’au lendemain matin dimanche, à trois heures, qu’elle se réunit au corps. Anne, Joseph et Joachim étaient du nombre des saints qui ressuscitèrent au moment de la mort du Sauveur. Adam et Eve, qui ne ressuscitèrent pas, furent admis à contempler dans le tombeau le corps sanglant et déchiré du Rédempteur.
La première apparition de Jésus ressuscité fut pour Marie ; cette présence du Fils à la Mère dura trois heures entières ; il était juste que celle qui avait souffert avec lui partageât son repos et son triomphe. Elle se tint renfermée dans le cénacle durant les quarante jours qui suivirent, et lorsque le Sauveur n’apparaissait pas à ses disciples ou à d’autres, il s’arrêtait là, près d’elle, et la dédommageait de ce qu’elle avait enduré pour s’unir à ses desseins de miséricorde envers les hommes. Peu de jours avant l’ascension de Jésus, les trois divines Personnes se manifestèrent à elle et lui déclarèrent qu’elle devait prendre soin de l’Eglise naissante, et qu’elle en devait être la mère et la maîtresse. Des grâces nouvelles lui furent conférées pour remplir avec plénitude ce nouveau ministère. La Sœur rapporte que Marie usa de son autorité pour recommander aux Évangélistes de ne parler d’elle dans leurs récits que sous les termes les plus simples, et seulement par nécessité. Au moment où son Fils s’éleva au ciel, il l’emmena avec lui, tout en la laissant sur la terre, par ce prodige de multilocation qu’il exerce lui-même dans l’Eucharistie. Marie fut témoin du triomphe de son Fils, et les joies de son cœur de mère et de créature parfaite s’élevèrent à leur comble. La Sainte-Trinité lui offrit de prendre possession dès ce moment du trône qui lui était préparé ; Marie préféra redescendre sur la terre, et différer son bonheur et sa gloire jusqu’à ce qu’elle eût, à l’exemple de son Fils, consacré au salut des hommes les dons que le Seigneur avait mis en elle, pour l’accroissement et la bénédiction de la Sainte Eglise.
D[om] P[rosper] Guéranger.