Marie d’Agréda et la Cité mystique de Dieu.
5ème article : Règles et principes sur les révélations privées. Leur importance dans le christianisme. Les hérétiques hostiles aux révélations privées. Influence néfaste du naturalisme. La pensée de Fleury en la matière. Pourquoi Dieu choisit-il des femmes pour de telles révélations ? Signes de crédibilité de telles révélations.
(Cinquième article. – Voir les n°s des 23 Mai, 6 et 20 Juin, et 18 Juillet.)
Avant d’entrer dans l’exposé du plan de la Cité mystique, il ne sera pas hors de propos d’établir certains principes sur les révélations privées, et sur l’importance que l’on peut et que l’on doit leur attribuer dans l’économie du christianisme. Faute d’être suffisamment éclairé sur ce point, que la théologie catholique n’a cependant pas laissé dans l’ombre, il arrive assez souvent que l’on repousse trop légèrement et par système toutes ces révélations, ou qu’on leur accorde une confiance exagérée. L’un et l’autre sont répréhensibles, précisément par leur excès ; il importe donc d’établir la doctrine qui régit cette matière.
On ne saurait contester, sans encourir la note de témérité, qu’il ait existé, à diverses époques, dans l’Église, des révélations privées et cependant reconnues pour avoir une source divine. L’Eglise, dans la sainte Liturgie, en rend souvent témoignage, et la chose en elle-même importe trop à la foi et à la morale, pour que l’on puisse soutenir qu’il y ait eu erreur dans le fait. Je ne citerai, en ce moment, que la seule Collecte employée dans l’office et dans la messe de l’illustre sainte Brigitte : l’Église y déclare que Dieu a révélé des secrets célestes à cette sainte, faisant allusion au livre de ses Révélations. Les traits de cette nature sont nombreux dans les Légendes du Bréviaire, qui ne présentent en cela qu’un abrégé de ce qu’on lit dans les Bulles de canonisation, où chaque mot est pesé, comme l’on sait, et offre le résumé des longues et sérieuses procédures qui ont été accomplies avant le jugement. On ne saurait donc, sans manquer gravement au respect dû à l’Église, penser et dire qu’il n’y a pas eu, dans le cours des siècles, de ces divines manifestations faites à certaines âmes saintes, non seulement pour leur instruction et leur consolation particulière, mais aussi pour l’utilité des fidèles, au respect desquels l’Eglise a jugé à propos de recommander les livres qui les contiennent.
La permanence du don des révélations dans le christianisme est reconnue formellement par saint Thomas, quand, après avoir parlé de la Prophétie de saint Jean sur la fin des temps, il ajoute : « A toutes les époques il y a toujours eu quelques personnes douées de l’esprit de prophétie, non pour révéler une nouvelle doctrine de foi, mais pour la direction de la conduite humaine. » (2, 2e quest. 174, art. 6.) Le docte théologien Salmeron (In Evangel., tract. 69) ne fait pas difficulté d’appliquer à ces divines illustrations la parole du Sauveur : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais présentement vous ne les pourriez porter (Johan. XVI) ; » et Salmeron ne fait en cela que répéter ce qui avait été enseigné avant lui par plusieurs docteurs orthodoxes.
Si l’on parcourt les annales de l’Eglise, on est frappé de cette succession de personnages favorisés de lumières surnaturelles. Les Epîtres de saint Paul aux Corinthiens nous révèlent avec quelle abondance ces dons étaient multipliés dans l’Eglise primitive. Les assemblées des fidèles étaient si fréquemment marquées par ces phénomènes de grâce, que l’Apôtre est obligé de donner aux fidèles des règles de conduite pour user avec ordre et discernement de ces faveurs célestes. Plus tard, il en fut de ce don de vision et de prophétie comme du don des miracles ; l’un et l’autre furent restreints par la sagesse de Dieu, mais ils ne cessèrent jamais entièrement dans l’Eglise, dont ils sont restés un des caractères essentiels. On en suit aisément la trace, quant aux révélations privées, à travers les siècles, en commençant par les visions si instructives qui sont contenues dans les Actes des saintes Perpétue et Félicité, et continuant par les Vies des Pères des déserts et les traits nombreux et authentiques qui sont relatés dans les écrits des Pères jusqu’à saint Grégoire-le-Grand. On demeure alors convaincu que les communications directes du ciel avec la terre, au moyen de ces illustrations accordées à des particuliers, ne cessèrent pas durant ces six premiers siècles, qui furent particulièrement l’âge des grands docteurs. Entendit-on jamais ces hommes si graves s’élever contre cette voie toujours extraordinaire d’enseignement, sous le prétexte que les saintes Écritures et la Tradition de l’Église doivent suffire ? Ne les voyons-nous pas s’exprimer avec un respect marqué, saint Augustin, par exemple, sur ces manifestations privées de faits et de vérités qui entretiennent l’élan dans les âmes chrétiennes, et facilitent, en les éclairant, nos aspirations vers le monde encore invisible ?
C’est qu’ils avaient présente à la pensée cette règle de l’Apôtre : « N’éteignez pas l’Esprit, ne méprisez pas les prophéties ; éprouvez tout, et retenez ce qui est bon. » (1. Thess. v.) » Il est clair que saint Paul ne parle pas ici des prophéties de l’Ancien et du Nouveau-Testament ; sous aucun prétexte, il ne pourrait être permis au chrétien de choisir entre ces divins oracles, de les éprouver, de les peser, et d’en retenir ou rejeter, à volonté ce qui lui semblerait acceptable. Quand l’Apôtre recommande de ne pas éteindre l’Esprit, il ne parle pas de l’Esprit-Saint en tant qu’il a dicté les prophéties à David, à Isaïe ; car l’œuvre de son inspiration est reconnue et publiée dans le monde entier par la sainte Église, avec obligation pour tous les fidèles de la recevoir avec la soumission de la foi ; mais il entend ces illustrations particulières que « ce seul et même Esprit » produit en certaines âmes, et qui étant accueillies par d’autres avec mépris peuvent s’éteindre, c’est-à-dire être privées en partie des effets qu’elles étaient appelées à produire.
Les révélations privées ne devaient pas être le partage exclusif des six premiers siècles. Nous en suivons la trace lumineuse dans les Actes des Saints ; mais elles deviennent plus abondantes, et si je puis parler ainsi, plus volumineuses, en approchant de nos temps ; comme si Dieu voulait par ce moyen soutenir l’élément mystique menacé par les approches du rationalisme. Le siècle d’Abailard eut les révélations de sainte Hildegarde, dont l’esprit fut jugé et approuvé par le pape Eugène III. Au siècle suivant, saint Dominique et saint Francois dont la mission était de relever si puissamment chez les peuples le sens surnaturel, ne furent pas moins illustres comme Voyants que comme Thaumaturges. La fin du siècle qui eut la gloire de les posséder, présente les précieuses révélations de la B[ienheureuse] Angèle de Foligno. La première moitié du XIVe siècle, où l’Eglise courut tant de périls, nous offre la grande sainte Gertrude avec sa sœur sainte Mechtilde, et sur la fin, la célèbre sainte Brigitte avec l’immortelle sainte Catherine de Sienne. Au XVe siècle, nous trouvons sainte Françoise Romaine, dont les révélations contribuèrent tant à soutenir la piété dans la capitale du monde chrétien, et au déclin du siècle sainte Catherine de Gênes. Le XVIe siècle est suffisamment rempli par la séraphique Thérèse, et par la sublime Marie Madeleine de Pazzi, qui appartient à cette période, bien qu’elle ait continué de vivre jusqu’à l’année 1607.
Cette énumération est très incomplète ; je n’ai voulu y faire entrer que les œuvres les plus célèbres. Telle qu’elle est, elle suffira à montrer en action cet important caractère de l’Eglise que j’ai signalé plus haut, en vertu duquel elle a possédé dans son sein, à toutes les époques, des âmes auxquelles il plaît à Dieu de communiquer des lumières extraordinaires dont il rejaillit quelques rayons sur la société des fidèles. On n’aura donc pas lieu de s’étonner que ce phénomène de grâce se soit produit en Espagne, au XVII° siècle. Il y a plus : les extases et les ravissements étant des faits incontestables et assez communs, dans une certaine mesure, pour arriver de là aux révélations dont nous parlons, il n’est besoin que d’une chose : c’est que Dieu prescrive aux forces privilégiée qui passent par ces états sublimes d’écrire ce qu’il leur fait connaître dans ces heures de communication. Il est rare qu’un tel ordre soit donné ; mais on conçoit qu’il le puisse être, et il n’en faut pas davantage pour expliquer l’existence des révélations écrites.
Il était naturel que l’hérésie, jalouse d’un don qu’elle ne peut imiter, blasphémât ce caractère de la vraie Église. L’école de Luther n’y manqua pas, et Mélanchton écrivit de bonne heure contre toutes les révélations privées dont s’édifiait la piété des fidèles. Les Centuriateurs entrèrent bientôt dans cette voie, et déversèrent l’injure contre l’Église qui avait loué, après examen, les livres d’une sainte Hildegarde, d’une sainte Brigitte, d’une sainte Catherine de Sienne. Plus tard, l’archevêque apostat Marc-Antoine de Dominis, dans sa République ecclésiastique, poursuivit avec non moins de scandale ces manifestations de la bonté divine. Cependant, le protestantisme ne put se tenir tout entier dans la voie rationaliste sur ce point ; il eut, à son tour et à diverses reprises, ses Voyants ; et la secte de Wesley, par ses ignobles contrefaçons, rend hommage jusqu’aujourd’hui au principe mystique qui forme l’un des éléments constitutif du Christianisme, et qui trouve son expression dans les révélations que les âmes saintes reçoivent dans le calme et l’humilité ; et qu’elles rendent quelquefois publiques, sous la correction de la sainte Église.
Le naturalisme, qui commença à pénétrer chez nous sur la fin du XVIIe siècle, diminua insensiblement l’estime pour les révélations privées ; elles tombèrent en oubli, quand elles ne devinrent pas l’objet du mépris. Sans parler des Vies des Saints de Baillet, était-il possible de n’être pas entraîné, lorsqu’on entendait celui qui était appelé le sage et judicieux Fleury s’exprimer sur ce sujet avec cette candeur étonnante dans un catholique : « Cette dévotion oisive, et par conséquent équivoque, a été la plus ordinaire depuis environ cinq cents [sic] ans : particulièrement chez les femmes, naturellement plus paresseuses et d’une imagination plus vive. De, là vient que les Vies des Saintes de ces derniers siècles, sainte Brigitte, sainte Catherine de Sienne, la bienheureuse Angèle de Foligno ne contiennent guère que leurs pensées et leurs discours, sans aucun fait remarquable. Ces saintes employaient sans doute bien du temps à rendre compte de leur intérieur aux prêtres qui les dirigeaient ; et ces directeurs, prévenus en faveur de leurs pénitentes dont ils connaissaient la vertu, prenaient aisément leur pensées pour des révélations, et ce qui leur arrivait d’extraordinaire pour des miracles. »
Il est clair que Fleury, qui ne veut voir ici que les directeurs de ces saintes, eût mieux fait de se demander à lui-même ce qu’avait pensé l’Eglise au sujet des illustrations divines dont ces servantes de Dieu furent favorisées. Il eût constaté que les Bulles de canonisation reconnaissaient très expressément les dons surnaturels dans lesquels il ne veut voir qu’un résultat de la paresse et de l’imagination, aidées l’une et l’autre par la complaisance des directeurs. S’il eût ensuite ouvert le Bréviaire, il y eût retrouvé en abrégé ces mêmes faits produits et certifiés avec une autorité à laquelle il n’est pas permis, en ces matières, d’opposer la liberté du critique dont on jouit à l’égard des faits purement historiques. Mais on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’un tel langage employé par un homme grave comme l’était Fleury, devait être un dissolvant pour la confiance que les fidèles de France, comme ceux du monde entier, avaient eue jusqu’alors dans ces merveilles de grâce pour lesquelles l’Église professait un si sérieux respect. Je ferai observer en passant que ces paroles sont tirées du VIIIe Discours sur l’Histoire ecclésiastique, qui a rapport à l’état religieux, que Scipion de Ricci tira textuellement de ce même discours tous les principes qu’il mit au jour dans son Synode de Pistoie sur cette matière ; et que ces mêmes principes ont été solennellement et expressément condamnés dans la Bulle Auctorem fidei.
On sent, en lisant les paroles de Fleury, qu’une des raisons qui le portent à parler avec cette légèreté des révélations privées, est qu’elles sont souvent venues par des femmes. Mélanchton, les Centuriateurs, Marc-Antoine de Dominis, n’avaient pas manqué avant lui de relever cette particularité avec dédain ; de Dominis, dans son latin aisé, va jusqu’à traiter de femella sainte Catherine de Sienne. Le fait est que Dieu semble avoir choisi de préférence des femmes pour ces sortes de communications, dont les premières qui aient été consignées par écrit remontent, ainsi qu’on l’a vu, jusqu’à la grande martyre sainte Perpétue. Citer, ici sainte Thérèse, c’est bien un peu lui donner la parole dans sa propre cause ; mais j’écris pour les catholiques. « C’est une vérité, dit la prophétesse du Carmel, que le nombre des femmes à qui Dieu fait de semblables faveurs est beaucoup plus grand que celui des hommes ; je l’ai entendu de la bouche même du saint Frère Pierre d’Alcantara, et je l’ai vu de mes propres yeux. Ce grand serviteur de Dieu me disait que les femmes avançaient beaucoup plus que les hommes dans ce chemin, et il en donnait d’excellentes raisons qu’il est inutile de rapporter ici, mais qui étaient toutes en faveur des femmes. » {Vie de sainte Thérèse par elle-même, chap. XL.) Au témoignage de la célèbre contemplative, joignons celui du Docteur angélique. « La science, dit saint Thomas d’Aquin, et généralement tout ce qui renferme l’idée de grandeur, est pour l’homme une occasion de se considérer lui-même, et de ne pas se livrer à Dieu complètement. De là vient que la dévotion est souvent arrêtée dans son élan par cet obstacle, tandis que chez les simples et chez les femmes, l’élèvement étant comprimé, la dévotion se développe avec plénitude ; bien que celui qui sait abaisser devant Dieu sa science et ses autres supériorités, puisse retirer de cela même un surcroît dans la dévotion. » (2a 2æ Quest. 82, art. 3.)
Ainsi, la simplicité et l’absence de prétentions servent déjà à expliquer pourquoi Dieu choisit si souvent dans le sexe le plus faible les personnes auxquelles il veut faire les plus hautes faveurs. Il y a là aussi l’application d’une loi primordiale du christianisme que le manque d’espace ne nous permet pas d’exposer et de justifier ici : bornons-nous à rappeler une seule circonstance du saint Évangile. Le dogme de la résurrection de Jésus-Christ est la base de la religion chrétienne : « Si le Christ n’est pas ressuscité, dit l’Apôtre, notre prédication est vaine, votre foi est vaine. » (I. Cor., XV.) Or, à qui Jésus-Christ a-t-il d’abord manifesté sa résurrection ? à des femmes, en récompense de leur amour. Cette manifestation a précédé celle qu’il a faite ensuite aux apôtres, chargés néanmoins de prêcher à toutes les nations le mystère du Fils de Dieu ressuscité. Et comment ces femmes, allant tout droit aux apôtres leur raconter ce qu’elles avaient vu, en ont-elles été reçues ? a-t-on cru à leur témoignage ? Saint Luc nous apprend que ce qu’elles dirent parut aux apôtres comme un effet du délire, sicut deliramentum, et qu’ils n’y ajoutèrent pas foi. (Luc, XXIV.) Cependant, elles avaient reçu l’ordre de remplir cette mission auprès des disciples. N’est-il pas à croire que Fleury, s’il se fût trouvé dans la compagnie des apôtres, qui n’avaient pas encore été éclairés du Saint-Esprit, eût repoussé comme eux le témoignage de Madeleine et de ses compagnes ? Je n’examine pas ici jusqu’à quel point les disciples du Sauveur étaient obligés de s’en rapporter à ce témoignage ; je ne veux certifier qu’une seule chose ; c’est que la révélation était divine, et que Notre-Seigneur ne trouva point au-dessous de lui de la manifester à des femmes. Lorsque, sur le soir, le Sauveur apparut aux apôtres rassemblés, ils durent regretter de n’avoir pas accueilli plus tôt et de meilleure grâce la triomphante nouvelle ; mais ces regrets ne devaient rien changer à la disposition céleste en vertu de laquelle les faveurs d’En-Haut sont distribuées. Au reste, l’Église est moins fière que Fleury ; au XIIIe siècle elle a institué la fête du Saint-Sacrement, par suite d’une révélation que le Sauveur avait daigné faire de ses intentions sur ce sujet à une humble religieuse de la Belgique. Au XIXe siècle, elle jouit enfin de la fête universelle du Sacré-Cœur de Jésus, sur la demande qu’en a adressée au Saint-Siège l’Épiscopat français ; et l’origine de celle solennité est encore une révélation dont le Rédempteur des hommes favorisa une fille du cloître, une Sœur de la Visitation d’un obscur monastère de France.
On ne doit donc pas trouver extraordinaire que Dieu, maître de ses dons, répande sur un sexe plutôt que sur l’autre les mystérieuses faveurs de ses communications intimes ; nous devons laisser ceci à sa disposition, et nous incliner devant les faits qui seuls peuvent nous mettre sur la voie de ses desseins toujours sages. Ce qui importe au chrétien qui désire connaître les choses de Dieu en la mesure qui nous est permise ici-bas, c’est de savoir qu’en sus de l’enseignement général départi à tous les enfants de l’Eglise, il est encore certaines lumières que Dieu communique à des âmes qu’il a choisies, et que ces lumières percent le nuage, quand il le juge à propos, en sorte qu’elles se répandent au loin pour la consolation des cœurs simples, et aussi pour être une certaine épreuve à ceux qui sont sages à leurs propres yeux. On ne peut disconvenir que l’ensemble des notions qui nous sont venues par cette voie ne soit du plus imposant effet, et n’ait eu, depuis les premiers siècles de l’Église, une véritable influence sur une compréhension plus intime du dogme, de la morale et de la doctrine spirituelle ! Que si l’on demande quel degré de croyance on doit ajouter aux détails que l’on rencontre dans les révélations privées, même dans celles que l’Église a louées comme renfermant des « secrets célestes, » les théologiens qui ont traité la matière répondent tout d’abord que ces révélations, en tant qu’elles affirment des choses qui ne sont contenues ni dans l’Écriture, ni dans la tradition de l’Église, ne peuvent, en aucune façon, être l’objet de la foi théologale. Il leur manque la sanction explicite de l’Église, et cette sanction ne pourrait être donnée qu’autant que le fait surnaturel serait produit en confirmation de tel ou tel de ces détails. Nier l’existence de ces révélations privées dans l’Église, serait insulter l’Église qui les honore et les protège ; leur accorder la foi qui n’est due qu’à la parole de Dieu, serait manquer aux conditions dans lesquelles doit s’exercer la première des vertus théologales, qui requiert comme base essentielle le propre témoignage de Dieu. Celui à qui Dieu daigne faire ces manifestations les doit croire d’une foi véritable, si la révélation est garantie par des arguments d’une complète certitude ; ceux à qui le Voyant communique ce qu’il a ainsi divinement appris, étant réduits à un intermédiaire humain et faillible, n’ont à y ajouter que l’assentiment que nous donnons aux choses probables, assentiment auquel on donne le nom de croyance pieuse. C’est peu, sans doute, si l’on considère l’invincible, certitude de la foi ; c’est beaucoup, si l’on songe aux ombres qui nous environnent.
Il n’est pas besoin d’insister beaucoup sur ce principe évident, que les révélations privées doivent toujours être confrontées avec la doctrine de l’Église sur le dogme, la morale, les faits dogmatiques ; et que toute révélation privée qui y contredit doit être par là même abandonnée tout aussitôt. Il peut arriver que ces manifestations, que l’on a de sérieuses raisons de regarder comme divines, semblent, trancher des questions débattues dans l’École ; est-ce un motif de les abandonner comme si l’on était obligé de croire que ces questions demeureront à jamais insolubles ? Il semble que non, puisqu’il est indubitable que Dieu sait ce qui en est au fond, et que rien ne saurait l’empêcher de le manifester, s’il le juge à propos. Et d’ailleurs, n’est-il pas arrivé plus d’une fois que des questions librement agitées dans l’École pendant un certain temps, ont été plus tard définies par l’Église ? Hurtado, Del Rio, Matteucci, vont même plus loin, lorsqu’ils enseignent qu’on ne devrait pas abandonner une révélation privée, par cela seul qu’elle irait contre le sentiment commun des théologiens.
Mais quels doivent être les signes de crédibilité dans la personne que l’on donne pour être favorisée des lumières célestes ? Benoît XIV les résume en cette manière : « Elle ne doit pas avoir demandé ces sortes de grâces ; elle ne doit pas les avoir désirées ; elle doit les avoir communiquées à des hommes doctes en ces matières ; elle doit avoir conservé, au milieu de ces faveurs, la tranquillité et l’aisance de l’âme, avoir excellé dans l’humilité et continué de châtier son corps. » {De Beatif. et canoniz., lib. III, cap. ult.) Ces signes sont aisés à constater, et l’on comprend d’ailleurs combien il est nécessaire de les trouver réunis dans toute personne qui parle au nom du Ciel, en vertu d’une mission extraordinaire.
Je crois en avoir dit suffisamment pour ceux qui seraient portés à dédaigner les révélations privées ; j’ajouterai quelques mots à l’adresse de ceux qui ont en elles une confiance exagérée ; ce qui serait un autre inconvénient. Nous avons établi tout à l’heure que, dans aucun cas, il n’est permis de leur appliquer l’adhésion de la foi théologale ; mais ce n’est pas avoir dit assez. J’ajouterai que, plus, d’une fois, dans ces révélations, des choses fausses peuvent se trouver mêlées à des choses vraies. Les personnes que Dieu favorise d’illustrations surnaturelles ne sont pas pour cela constituées dans un état d’inspiration permanente. Elles se présentent à l’action divine avec leurs facultés naturelles, leurs opinions, leurs idées antérieures, résultat de l’enseignement, des lectures, des réflexions propres. La lumière divine qui les pénètre momentanément n’a pas pour but de rectifier ces imperfections qui ne créent point un obstacle à l’union de Dieu avec l’âme. S’il y a de l’erreur, du préjugé dans ces idées personnelles, cette erreur innocente, ce préjugé, demeurent à leur place, et, s’il arrive que la personne prenne la plume pour décrire ce qu’elle a vu et ressenti au moment où l’illustration se produisait en elle, il lui est difficile, pour ne pas dire impossible, de discerner toujours ce qui n’appartient qu’à la faiblesse de ce qui est le souvenir réel et positif de cette lumière non personnelle qui l’a visitée. Elle sait, elle peut dire en toute vérité ce que ses yeux on vu, ce que son oreille a entendu, ce que son âme a ressenti ; mais, dans cet état, elle n’était pas transformée en un autre, et l’effet surnaturel ayant cessé, elle rentre dans la vie ordinaire, où elle se retrouve pénétrée des choses divines, mais non dégagée des idées inexactes que la lumière céleste n’avait pas pour objet de dissoudre. Dieu donc la laissera écrire ou permettra que l’on écrive sous sa dictée ; et, dans l’œuvre qu’elle produira, il pourra se rencontrer des choses humaines, mêlées aux choses révélées. On signalera certaines contradictions sur des faits d’une nature secondaire qui mettent en désaccord tel livre de révélations avec tel autre. Il y aura quelquefois des assertions qui se trouvent en dissonance avec telle conclusion acquise à la science historique ; il fallait compter sur ces légers inconvénients ; Dieu n’a pas voulu que l’on pût jamais comparer les recueils de révélations privées aux livres inspirés des Saintes Écritures, qui sont sa propre parole. Dans les premiers, il y aura édification et matière à croyance pieuse ; dans les autres, le fidèle cherchera et trouvera l’objet de sa foi.
Ces appréciations, déjà faites par les auteurs qui ont traité des phénomènes de la vie mystique, et qui ont été résumées par Benoît XIV, n’enlèvent rien à l’importance des révélations privées ; seulement elles les mettent dans leur véritable jour ; et d’ailleurs, elles ne se rapportent qu’à un nombre de points assez restreint. Il est même des livres auxquels elles demeurent entièrement étrangères quant à leur application. Ainsi, la Vie de sainte Thérèse écrite par elle-même, quoique remplie de traits de révélations, n’offre pas une ligne à laquelle on les puisse rapporter. Il en est autrement des livres de révélations où des faits plus anciens que le narrateur sont racontés ; on sent qu’il y a là matière à plus d’une méprise, surtout si la personne, avant de recevoir l’illustration d’En-Haut, avait déjà sondé ces mêmes faits à l’aide des livres et de ses propres méditations. Mais restent toujours ce ton surhumain, doux et fort tout à là fois, écho de la divine parole qui a retenti dans l’âme, cette onction qui pénètre le lecteur, et l’oblige, bientôt à dire : ceci n’est pas de l’homme. Le cœur s’échauffe doucement à cette lecture, l’âme y ressent des désirs de vertu qu’elle n’avait pas éprouvés encore, les mystères de la foi lui deviennent plus lumineux, le monde et ses espérances s’effacent peu à peu, et le désir des biens célestes, qui semblait assoupi, se réveille avec une nouvelle ardeur.
D[om] P[rosper] Guéranger.