Marie d’Agréda – 28e article

Marie d’Agréda et la Cité mystique de Dieu.

28ème article : Analyse de la censure de la Sorbonne. La théologie française au début du 18ème. Le déclin de la théologie et de la dévotion mariales. Les révélations privées. Examen des diverses articles de la censure.

 

(28e et dernier article.—Voir les n°s des 23 mai, 6 et 20 juin, 18 juillet, 1 et 15 août, 12 et 26 septembre, 10 octobre, 21 novembre, 5 et 19 décembre 1858, 16 et 31 janvier, 13 février, 13 et 28 mars, 11 avril et 15 et 29 Mai, 15 juin et 18 juillet, 7 et 22 août, et 18 septembre et 9 et 23 octobre 1859.)

 

 

    Parcourons maintenant la Censure de la Sorbonne, et considérons les points de la doctrine de Marie d’Agréda sur lesquels ce jugement a porté. La Sœur avait relevé l’importance des manifestations divines contenues dans son livre, donnant à entendre, de la part de Dieu, que la publication de celui-ci était une faveur nouvelle que Dieu accordait aux hommes à la suite du mystère de l’Incarnation ; que dans ce siècle, le plus malheureux qui se fût passé depuis la venue de Jésus-Christ, il avait résolu de manifester avec plus de plénitude son amour pour les hommes, en leur révélant les merveilles cachées qu’il a opérées en Marie, afin de les ramener plus efficacement au culte de sa divine majesté. La Censure taxait de scandale et d’impiété ces assertions, en les prenant en ce sens que la Sœur eût voulu dire que son livre était un bienfait d’une importance supérieure à celui de l’Incarnation. Il est clair que la Sorbonne eût eu raison de qualifier avec cette sévérité la proposition, si elle eût présenté un sens aussi scandaleux ; le fait est que le texte ne présente pas du tout ce sens. Le traducteur français s’était servi d’une expression trop forte, il est vrai, en employant un superlatif démenti par le contexte et par le livre tout entier, où la Sœur ne cesse d’exalter le mystère de l’Incarnation comme le suprême effort de la bonté et de la puissance de Dieu envers les hommes. Le but unique de son livre est de mettre les fidèles à même de mieux goûter ce mystère, en leur donnant une idée plus complète du ministère et des excellences de la Mère de Dieu. Quant à la traduction inexacte du mot espagnol, elle fut rectifiée dans le cours même des délibérations de la Faculté par les partisans du livre ; mais les explications demeurèrent non avenues, et la Sœur dut porter personnellement la peine de l’erreur échappée à son traducteur. On se rappelle que d’Aguirre protesta, dans une lettre à Bossuet, contre ce procédé peu délicat.

Quelle était donc au fond la pensée des docteurs qui rédigèrent ou soutinrent la Censure ? On l’a vu assez par le récit détaillé de leurs séances, que nous avons donné ci-dessus. Ayant perdu de vue, par l’affaiblissement du sens chrétien, ce que l’Apôtre appelle la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur du sublime mystère qui est la clef unique du plan de Dieu sur la race humaine, ils admettaient, il est vrai, la doctrine de l’Incarnation du Verbe ; mais, sous le prétexte de réserver leurs hommages pour l’homme-Dieu, ils réduisaient le ministère de Marie au fait de la maternité divine, et repoussaient toute idée tendant à développer le rôle si vaste que remplit dans l’économie du monde l’admirable créature qui partage avec le Père éternel le droit de dire « mon Fils, » en s’adressant au Verbe divin. Que l’on puisse avoir la notion du mystère de l’Incarnation sans embrasser tout cet ensemble, nous ne le contestons pas ; mais nul n’aura jamais la vue complète de ce chef-d’œuvre de la puissance et de la bonté divines, s’il ne pénètre pas les grandeurs personnelles et l’action de Marie. Les monuments de la théologie chrétienne attestent qu’à mesure que le dogme de l’incarnation s’éclaire à travers les siècles de tous les rayons de la science, la prérogative de la Mère de Dieu se développe et s’étend en proportion. Le docte essai qu’a donné au public le Père] Passaglia à propos de la Conception Immaculée montre assez ce que les Pères ont exprimé à ce sujet, soit par induction savante, soit par l’intuition de leur génie. A Ephèse le dogme de l’unité de Personne ne triomphait pas sans emporter avec lui, dans le même mouvement d’ascension, celui de la Maternité divine ; et saint Cyrille d’Alexandrie, dans sa harangue au Concile, énonçait, sur les prérogatives et sur l’action de la Mère de Dieu, des théories dont la Cité Mystique n’offre guère que l’application et le développement. A la suite des Pères vinrent les docteurs scholastiques, qui scrutèrent, à l’aide de la dialectique, les notions et les faits acquis que la tradition leur transmettait ; ils dégagèrent ainsi la synthèse Mariale ; et ce fut à la gloire du divin mystère de l’incarnation, qui est la seule cause et la source unique des grandeurs de Marie. La première moitié du XVIIe siècle, ainsi que nous l’avons dit, l’entendait encore de cette manière ; en 1696, il en fut autrement. Sans trop s’en douter, on s’engageait insensiblement dans les idées des réformateurs du XVI° siècle, qui n’avaient pas nié, assurément, que le Verbe, prenant la nature humaine, n’eût eu besoin d’une mère ; mais qui s’attachaient avec un zèle opiniâtre à atténuer l’idée de l’importance que l’on aurait pu attacher à la personne de Marie ; et cela, disaient-ils, pour ne pas frustrer l’Homme-Dieu des hommages auxquels il a droit. Rien ne pouvait être plus malavisé, à part le blasphème ; car il suffit de réfléchir un instant pour comprendre que les prérogatives de Marie n’étant que la conséquence du mystère de l’Incarnation, plus la science théologique les étend, plus le mystère lui—même en est glorifié. Mais la théologie ayant accepté le divorce que lui proposait la philosophie à cette époque, en même temps que la politique s’isolait du droit chrétien, ces conclusions cessaient d’être considérées pour quelque chose. Nos docteurs, épris de leur soi-disant Positive, avaient en mépris les Scholastiques, et ne voulaient plus même regarder une proposition qu’ils ne trouvaient pas en termes exprès ou absolument équivalents dans les Pères ; la déduction n’existait plus pour eux. Encore s’ils eussent bien lu les Pères, il est à croire qu’ils eussent reconnu dans ces écrits de l’antiquité beaucoup de traits qui leur auraient révélé le point de contact qui unit avec évidence les résultats de la véritable Positive à ceux de la savante scholastique des XIIIe et XIVe siècles. Le livre du P[ère] Passaglia le prouve surabondamment quant à la grande thèse mariale qu’il est destiné à éclaircir.

En tout cas, la théologie française, à l’ouverture du XVIIIe siècle, se présentait aux attaques des ennemis de la révélation avec une idée amoindrie de la Mère de Dieu ; et la piété des fidèles n’étant plus aussi abondamment nourrie sur ce point, comme il est aisé de s’en rendre compte en comparant les livres publiés alors à ceux de la première moitié du XVIIe siècle, et en constatant les modifications qu’avait subies déjà la liturgie ; la piété des fidèles, disons-nous, était attiédie. Or, c’était précisément ce moment que la Sorbonne choisissait pour proscrire un livre plein de vie, où l’antique sève de la foi et de l’amour circule avec surabondance, où les plus riches conceptions de la pensée s’unissent à la profondeur du sentiment et à toutes les magnificences de la plus haute poésie. Elle ne comprend pas que l’Homme-Dieu, voulant relever le monde qui s’affaisse, ait jugé à propos de ranimer le respect envers sa Mère ; il semble à ces docteurs que Marie est trop peu de chose pour que Dieu ait fait d’elle, mieux connue, l’instrument de la régénération d’une nation chrétienne qui se dissout. De concert avec la puissance séculière, ils arrêtent la circulation d’une telle idée comme contraire au respect dû à nos mystères. Le nouveau siècle s’ouvre, et nous savons comment il s’acheva. L’incrédulité et la dépravation des mœurs arrivées au comble, et non plus seulement Marie, mais Jésus-Christ détrôné, chassé de la loi au nom du progrès, et le peu de foi qui reste réfugié au fond de la conscience privée. N’eût-il pas mieux-valu, en 1696, remonter le courant déjà si rapide ? Mais on ne pouvait guère y songer alors. N’avait-on pas, dans une assemblée réunie au nom du Roi, tiré au clair et formulé sur le papier les droits du Vicaire de Jésus-Christ, sans se demander si une nation particulière avait autorité, pour arrêter quelque chose sur un point qui intéressait toutes les autres autant qu’elle et sans avoir l’air de se douter qu’il s’agissait, là aussi, d’une des conséquences les plus graves du mystère de l’Incarnation : le Christ représenté dans Pierre avec une plénitude que les hommes n’ont pas plus le droit de borner qu’ils n’ont eu le droit de la créer. Redisons-le donc : à son début, le XVIIe siècle avait une plus haute idée de la Mère de Dieu et du Pape qu’il ne l’eût, en finissant ; donc, il avait à son début une intelligence plus profonde de l’Homme-Dieu que celle dont il jouissait à son déclin. Mais revenons à la Censure et parcourons-en les divers articles.

Le second article est relatif aux révélations privées en général. La Sœur leur avait appliqué ces paroles du Sauveur à la Cène : « J’aurais encore beaucoup de choses à vous dire ; mais vous ne les pourriez porter maintenant. » Ce passage de l’Evangile est appliqué généralement aux révélations privées par tous les théologiens qui en ont traité, jusque et y compris Benoît XIV ; mais cela n’empêche que les docteurs n’emploient à ce propos les qualifications de proposition fausse, téméraire, scandaleuse, etc. Et parce que Marie d’Agréda, rapporta ces paroles de Dieu qu’elle est censée avoir entendues, exprime que ces paroles renferment une vérité infaillible, ce qui ne saurait être autrement si Dieu a réellement parlé, les docteurs l’accusent de déroger à l’autorité de l’Église, comme si elle exigeait pour son livre une adhésion de foi divine, et comme si elle ne l’avait pas expressément et en plusieurs endroits soumis à la correction de l’Église.

La Sœur est encore traitée de scandaleuse au troisième article pour s’être servie du terme d’adoration en exprimant les honneurs rendus à Marie par les saints anges. Ils conviennent cependant que, dans les Ecritures et dans les Pères, ce terme est employé à l’égard de pures créatures. Sans doute, dans quelques lignes isolées où se trouverait employé ce terme, sans explication, on pourrait en contester l’emploi légitime ; mais dans la Cité mystique, où l’on entend presque à chaque page la sainte Vierge confesser son néant en présence de Dieu, il ne saurait venir à l’esprit de prendre cette expression biblique dans le sens d’un hommage divin. Au quatrième article, la Sœur est qualifiée de malsonnante dans la foi et d’injurieuse à la divinité du Verbe pour avoir, dit que le Fils de Dieu intercéda au nom de l’humanité devant le trône de la Divinité. Il est clair que si Marie d’Agréda avait voulu dire que la seconde Personne de la sainte Trinité aurait professé une infériorité à l’égard des deux autres, elle serait gravement répréhensible ; mais il suffit de voir le contexte pour demeurer convaincu qu’il ne s’agit ici que de la disposition du Verbe divin à prendre la nature humaine pour sauver l’homme et de l’amour qu’il a daigné professer éternellement au sein de son Père pour notre race, à laquelle il devait se dévouer dans le temps sous une nature créée et mortelle.

Le cinquième article censure, sans les détailler, cinq passages du livre comme offensifs des oreilles chastes. Nous avons déjà parlé des susceptibilités qui s’élevèrent en France au sujet d’un des chapitres du livre. La Cité mystique n’est en aucune sorte un livre destiné aux enfants ; la hauteur des idées, la gravité du ton, la rigidité de l’enseignement moral, rebuteraient vite ceux qui en essaieraient la lecture. Ce livre, dans lequel on peut puiser pour tout le monde, n’est propre en lui-même qu’aux personnes d’un esprit mûr, et les détails qu’il renferme ne peuvent leur offrir aucun danger. On n’y trouve ni peintures sensuelles, ni expressions libres ; tout y est grave et sérieux. Des jugements innombrables ont été formulés sur le livre depuis sa publication ; les personnages les plus doctes et les plus recommandables l’ont loué et admiré, et jusqu’aux critiques français de 1696, il n’était venu à l’esprit de personne de le signaler comme immoral. Mais tout devait être employé pour perdre un livre que repoussaient malheureusement les instincts et les préjugés du temps et du pays.

La sixième proposition censurée exprime que Dieu donna à la sainte Vierge « tout ce qu’il voulut, et lui voulut donner tout ce qu’il put, et lui put donner tout ce qui n’était pas l’être même de Dieu. » Ceci est noté comme faux, téméraire et contraire à l’Evangile !!! Nous avons vu que Amort lui-même, le fougueux adversaire de la Cité mystique, défend cette proposition contre la Sorbonne. Elle n’a rien qui ne se rencontre dans les théologiens scholastiques qui ont scruté l’importance du ministère de la Mère de Dieu ; mais l’on se demande en quoi l’Evangile surtout lui peut être contraire.

L’esprit de nos docteurs continue à se montrer à découvert dans leur septième article. Ils y censurent la Sœur pour avoir dit que toutes les prérogatives de Marie tirent leur origine de ce qu’elle a été conçue immaculée, et que « sans ce privilège tous les autres paraîtraient défectueux, ou comme un superbe édifice sans un fondement solide et proportionné. » Ces propositions sont notées comme fausses, téméraires et contraires à la solidité de la foi ; attendu, disent les censeurs, que la doctrine de l’Immaculée-Conception, qui est celle que professe la Sorbonne, n’appartient pas à la foi catholique. On a vu plus haut quel était sur ce point le sentiment privé des auteurs de la Censure, et en quel sens quarante d’entre eux se déclarèrent dans l’affaire du Cas de Conscience ; quant au fond, Marie d’Agréda, écrivant d’après la révélation divine (car c’est à ce point de vue qu’il faut se placer pour juger sa doctrine), pouvait dire que telle vérité non encore définie authentiquement est en réalité la base de telle autre qui a été l’objet d’une définition solennelle. Il suffisait qu’elle n’exigeât pas la foi divine pour la première de ces deux vérités. Depuis, l’Église, en définissant le dogme, est venue renverser la Censure par le pied ; mais, en se mettant au point de vue de la Sœur, son assertion était parfaitement soutenable dès 1696 ; Amort, qui n’est pas suspect, l’a compris lui-même, et a blâmé la Censure.

Ce que dit la Sœur sur le gouvernement de la sainte Église qu’aurait exercé la sainte Vierge depuis la Pentecôte jusqu’à son Assomption, lui vaut, dans le huitième article, les notes de doctrine fausse, téméraire et erronée. Cette censure tombe sur un nombre immense de docteurs catholiques qui ont pensé que Dieu n’avait pas laissé Marie sur la terre après l’Ascension de son Fils, pour qu’elle y demeurât inerte et sans aucune action sur les fidèles et sur les apôtres. L’effusion de l’Esprit-Saint sur la Mère de Dieu dans le cénacle avait sans doute pour but de la rendre propre au ministère nouveau qui lui était réservé ici-bas ; et loin de trouver étrange que Marie, dont le pouvoir est au-dessus de toute créature, ait exercé sur l’Église une autorité à la fois souveraine et maternelle, on devrait bien plutôt trouver étonnant qu’il en eût été autrement. Les récits de Marie d’Agréda concilient d’une manière admirable la soumission de la sainte Vierge à l’égard des autorités établies par le Christ pour le gouvernement de l’Église militante, avec la dépendance que professèrent et durent professer envers la plus élevée de toutes les créatures saint Pierre et les autres apôtres ; mais, comme nous l’avons dit, en 1696, on ne recherchait plus si avant les conséquences du mystère de l’Incarnation.

Le neuvième article montre à quelles aberrations se trouvaient entraînés les novateurs de l’époque. La Sœur avait appliqué à la Mère de Dieu, en même temps qu’au Verbe incarné, le Chapitre VIIIe du livre des Proverbes ; ceci lui vaut la note de fausseté et de témérité. La raison qu’en donnent les Docteurs est que l’interprétation unanime des Pères attribue exclusivement au Verbe divin ce célèbre passage. On aurait pu demander d’abord aux censeurs de vouloir bien désigner un seul des Pères qui, en interprétant le VIIIe chapitre, des Proverbes, ait déclaré que le passage mystérieux dont il est question exclut la Mère de Dieu ; ensuite on les eût priés de vouloir bien répondre à cette question : La liturgie que Bossuet appelle le principal instrument de la tradition de l’Église, entend-elle ce passage dans le sens auquel l’a entendu Marie d’Agréda ? Si, par hasard, il en était ainsi, il suit que les notes de fausseté et de témérité, s’en vont atteindre non plus seulement la Voyante espagnole, mais l’Église elle-même. 0r, il est de fait que, depuis la plus haute antiquité, la liturgie latine et celles de l’Orient ont appliqué à Marie le VIIIe chapitre des Proverbes. Qu’en conclure ? sinon que la Sœur d’Agréda se trouvait en bonne compagnie sous la censure des docteurs de Paris. On pouvait bien, en France, effacer des Missels et des Bréviaires toutes les Epîtres, Antiennes et Répons qui avaient exprimé jusqu’alors l’interprétation mystérieuse dont il s’agit ; mais la France n’est pas toute l’Église catholique ; elle n’avait pas non plus le droit de renoncer de son propre chef à l’une des formes les plus sacrées et les plus antiques de la doctrine mariale ; et enfin, par la miséricorde divine, le jour devait venir où, par le retour à la liturgie romaine, elle rentrerait en possession de cette même forme qui ne lui avait été ravie que pour un temps.

Marie d’Agréda raconte que la sainte Vierge, dans le cours de sa vie mortelle, fut plusieurs fois enlevée au ciel par le ministère des saints anges ; Dieu voulant, à cause de son immense amour pour elle, lui donner ainsi un avant-goût de la vision béatifique. Ces assertions dans le dixième article sont qualifiées de fausses, téméraires et contraires à la parole de Dieu. La raison qu’en donnent les censeurs consiste en ce que le ciel n’a été ouvert aux hommes que par Jésus-Christ dans son Ascension glorieuse. Il était facile de répondre que le mode dont la rédemption a été appliqué à Marie lui étant tout spécial, ainsi que nous le constatons dans le fait de l’Immaculée-Conception, il n’y a pas lieu de s’étonner que diverses faveurs lui aient été accordées qui ne pouvaient l’être aux autres membres de l’humanité. Les docteurs attaquent, dans l’article onzième, et qualifient pareillement, de fausse, téméraire et contraire à la parole de Dieu, la doctrine de la Sœur qui enseigne que sainte Anne, après avoir enfanté la Mère de Dieu, n’était pas tenue, en rigueur à se soumettre aux purifications que la loi de Moïse imposait aux femmes qui devenaient mères. La question est de savoir si cette loi avait une autre raison que de confesser l’humiliation qu’entraîne avec soi la conception de chaque individu de la race humaine, à cause du péché d’origine qu’il y contracte. S’il en est ainsi, et qui pourrait en douter ? il suit clairement que la fille d’Anne ayant été conçue sans la tache originelle, la mère n’était pas comprise dans la prescription de la loi, et que, par conséquent, en s’y soumettant, elle remplissait un acte auquel elle n’était pas strictement obligée.

La Sœur avait dit que Marie était « en toutes manières Mère de miséricorde, et Médiatrice de la grâce, sans perdre aucun moyen, aucune opération, ni aucune occasion de la mériter pour soi-même, aussi bien que pour nous. » Croirait-on aujourd’hui que cette proposition est censurée par les docteurs, dans le douzième article, comme fausse, erronée et injurieuse à Jésus-Christ, seul Médiateur, seul Sauveur et seul Médiateur. Amort a lui-même blâmé cet endroit de la Censure que l’on dirait dicté par Baillet ou par l’auteur des Monita salutaria. C’est par de tels moyens que l’on s’imaginait convertir les protestants, après la révocation de l’Edit de Nantes. Il était par trop aisé à ceux-ci de répondre aux docteurs parisiens que la Sacrée Faculté faisait preuve, en effet, d’un louable progrès, mais qu’il était à craindre que l’Église catholique ne fût pas toujours avec elle. Dans le fait, l’Église, sans daigner faire attention à la censure de 1696, n’a pas cessé de nous présenter Marie comme étant en toutes manières, selon tous nos besoins, la Mère de miséricorde et la Médiatrice de la grâce ; et cela, sans croire déroger au caractère de Rédempteur et de Médiateur divin qui est dans le Christ ; attendu que la puissance déléguée, loin d’absorber la puissance dont elle émane, l’atteste au contraire de la manière la plus sensible. Quant à ce que dit la Sœur, que Marie méritait pour nous en même temps qu’elle méritait pour elle, qui ne voit que c’est la pure doctrine catholique sur le Trésor de l’Église, dans lequel la surabondance des mérites des saints fécondés par le sang du Christ, vient se rendre pour former une ressource commune en faveur de l’Église militante, et de l’Église souffrante ? Il faut admettre cependant, selon la doctrine non-seulement de la Sœur, mais des docteurs scholastiques les plus profonds, que l’association de Marie à toutes les œuvres, méritoires du Christ a été incomparablement plus étroite et en même temps plus étendue dans ses effets que celle de tous les élus ensemble ; en sorte que l’on doit regarder la médiation de Marie comme universelle et inépuisable, à raison du caractère de Mère de Dieu, dont la portée s’étend bien au-delà des besoins de tous les hommes ensemble.

Le treizième article poursuit la Sœur de la note de fausseté, de scandale et de sacrilège, pour avoir dit que la lumière qui est en Marie suffirait pour éclairer tous les hommes et pour les conduire par les voies assurées de l’éternité bienheureuse. Selon nos docteurs, c’est attribuer à une créature ce qui ne convient qu’au Verbe. D’accord, si la Sœur enseignait que Marie est par elle-même en possession d’une telle lumière ; mais si elle commence par nous dire que Marie a été tirée du néant comme les autres créatures, et que toutes et chacune de ses prérogatives lui ont été octroyées par la bonté gratuite du Créateur, comment ne pas reconnaître, avec elle aussi que Celle qui est le Siège de la Sagesse incréée, le miroir sur lequel se réfléchit la justice éternelle, pourrait au besoin servir de flambeau aux hommes auxquels elle transmettrait la lumière qu’elle a reçue ? Cesserons-nous de dire que le soleil nous éclaire ici-bas, parce qu’il n’y a en lui d’autre lumière que celle qu’y a placée le Créateur ? Et dans l’ordre surnaturel, lorsque saint Jean, parlant de la Jérusalem céleste, type à la fois de l’Église et de Marie, nous dit que « les nations marcheront à sa lumière, » accuserons-nous cet Apôtre de blasphémer envers le Christ, qui est appelé lui-même la Lumière du monde ?

Trente-six passages réunis de la Cité mystique forment la matière du quatorzième et dernier article et sont des traits empruntés aux récits de la Sœur. Ils sont qualifiés in globo de téméraires, de contraires à la réserve qu’imposent les règles de l’Église ; on les accuse de reproduire les fables des Evangiles apocryphes, et d’exposer la religion au mépris des hérétiques. Nous craindrions de fatiguer le lecteur en reproduisant ici ces nombreux passages qui ont scandalisé les docteurs ; en voici seulement quelques échantillons. La cabale de la Sorbonne fait un crime à Marie d’Agréda d’avoir dit que Lucifer et ses démons, aussitôt après leur chute, complotèrent contre l’Homme-Dieu et contre sa Mère, parce que la proposition du mystère de l’Incarnation avait été l’épreuve à laquelle fut soumise la fidélité des Anges ; que Dieu, en créant le premier homme et la première femme, prit pour types, Jésus et Marie, qui devaient être plus tard l’honneur de l’humanité ; que saint Joachim et sainte Anne, qui avaient voué à Dieu Marie, leur fille unique, éprouvèrent une peine très sensible, quand il leur fallut se séparer d’une enfant aussi accomplie ; que sainte Anne connut de bonne heure la future destinée de son heureuse fille, tandis-que saint Joachim n’en eut révélation qu’au moment de sa mort ; que la conception de Marie eut lieu un jour de dimanche ; que des milliers d’Anges furent assignés à la garde d’honneur d’une créature appelée à de si hautes destinées, dès le premier instant de son existence ; que Marie, dans le sein de sa mère, rendait à Dieu ses hommages et versait des larmes sur les malheurs de l’humanité ; que Dieu envoya aux habitants des limbes la nouvelle de la naissance de la mère de leur libérateur, etc. Toutes ces propositions et les autres n’ont d’abord rien de contraire aux perfections divines ; plusieurs d’entre elles sont dans l’analogie évidente de la foi ; il en est qui l’ont été soutenues, avant Marie d’Agréda, par de savants théologiens, par exemple, que l’épreuve des Anges a consisté dans la manifestation du mystère de l’Incarnation ; Bossuet lui-même, approbateur de la Censure, enseigne, d’après les Pères, qu’Adam fut formé sur le type futur de Jésus-Christ. Les docteurs traitent Marie d’Agréda, dans ce XIVe article, comme si elle eût inventé tous ces détails : c’était préjuger fort indiscrètement la question. Que s’ils avaient intention de repousser toute révélation privée comme une rêverie téméraire, on ne voit pas trop ce qu’ils y gagnaient vis-à-vis des protestants ; car enfin l’Église catholique admet en principe les révélations privées, et elle en recommande plusieurs par le fait. Mais on voulait à tout prix alors une doctrine religieuse qui fût nationale. On l’avait déjà, depuis 1682, sur la constitution de l’Église ; il ne faut pas s’étonner de voir cette prétention s’étendre à d’autres points. Mais on se sent le cœur serré en constatant à quelle étroitesse était déjà arrivée en 1696 l’idée française sur la Mère de Dieu. Plus d’enthousiasme, plus d’amour, plus de vie ; tout s’éteint et se glace, et le XVIIIe siècle est à la porte.

J’arrête ici ce long épisode qui m’a entraîné si fort au-delà de toute limite prévue. Il s’agissait de l’inconnu ; c’est la meilleure excuse que je puisse offrir, avec l’intention bien permise à un enfant de l’Église catholique de venger la Reine du Ciel d’un outrage qu’elle reçut il y a bientôt deux siècles, et qui n’avait pas encore été réparé. Je regrette que des erreurs typographiques, bien excusables dans une impression rapide, aient trop souvent obscurci ma pensée et mon expression ; mais, afin de déférer aux nombreuses instances qui me sont faites, j’essaierai de remédier à cet inconvénient en publiant de nouveau et en volume ce fragment d’histoire dogmatique que des juges compétents ont bien voulu croire digne de leur intérêt.