Marie d’Agréda et la Cité mystique de Dieu.
25ème article : Les lettres du Cardinal d’Aguirre au Cardinal de Noailles et à Bossuet. L’importance et les audaces de la faction janséniste de la Sorbonne. Le Cas de conscience. La Bulle Unigenitus. Intervention de l’autorité royale. Les attaques jansénistes et gallicanes contre la liturgie romaine et la dévotion mariale. La nouvelle édition de la Cité mystique à Augsbourg. La faculté de Louvain et la Cité mystique. Le rôle de Lenglet.
(25e article.—Voir les n°s des 23 mai, 6 et 20 juin, 18 juillet, 1 et 15 août, 12 et 26 septembre, 10 octobre, 21 novembre, 5 et 19 décembre 1858, 16 et 31 janvier, 13 février, 13 et 28 mars, 11 avril et 15 et 29 Mai, 15 juin et 18 juillet, 7 et 22 août 1859 1 .)
D’Aguirre ne se borna pas à écrire à Louis XIV la lettre si pressante que nous avons reproduite dans l’article précédent ; le désir qu’il éprouvait de voir la Sorbonne, rendue à sa liberté, annuler elle-même la Censure qui se répandait partout sous son nom, porta le savant cardinal à entreprendre d’autres démarches. Il n’ignorait pas la part que Bossuet et Noailles avaient prise dans cette affaire et le crédit dont ils jouissaient. Il se résolut donc, après avoir attendu plus d’un an le résultat de sa lettre au Roi, sans rien obtenir, de diriger ses instances vers les deux prélats. D’Aguirre voulait dégager l’honneur de Marie d’Agréda, et en même temps rendre un bon office à la cour de Madrid ; mais il n’était pas diplomate, et adopta, dans sa négociation auprès des deux évêques français, un mode d’intervention qui prouvait mieux sa bonne volonté que son discernement. Ses lettres à Bossuet et à Noailles sont datées du 4 août 1699 ; il y confesse courageusement l’estime qu’il fait de la Cité mystique ; mais pour obtenir l’abolition de la Censure, il ne s’appuie plus comme il l’avait fait dans sa lettre au roi, sur les irrégularités dont cet acte était entaché ; il fait tout retomber sur le traducteur français, qui, selon, lui aurait constamment altéré le sens des propositions de la Sœur et les auraient par là rendues dignes de censure. On conçoit qu’il eut été difficile, dans une lettre à Bossuet, instigateur de la Censure, d’attaquer celle-ci au point de vue de la loyauté de ceux qui l’avaient rédigée ; mais comme le remarque Benoît XIV dans le Bref dont nous avons parlé, d’Aguirre s’exposait beaucoup en voulant soutenir que la traduction du P[ère] Croset n’était qu’un tissu de contre-sens. Ce moyen de défense n’était acceptable, tout au plus, que pour une seule des propositions erronées ; et enfin, la langue espagnole n’était pas si inconnue qu’il ne fut facile de constater que le traducteur français, s’il n’avait pas rendu toutes les beautés de l’original, en avait néanmoins su exprimer assez constamment le sens littéral. Il est évident que, dans son désir d’obtenir justice pour un livre injustement flétri, et aussi pour correspondre aux désirs ardents de l’Espagne, d’Aguirre s’était trompé sur le moyen à employer, et que sa candeur bien connue l’avait entraîné dans une illusion. Au reste, cette démarche fut la dernière qu’il entreprit en faveur de la Cité mystique ; car il mourut le 11 août 1699, quinze jours après avoir écrit ou dicté les deux lettres en question.
On comprend aisément que ces dernières démarches du Cardinal restèrent sans effet aussi bien que les premières. La censure de Marie d’Agréda demeura acquise au recueil des décisions de la Sorbonne ; mais il faut dire aussi que cet acte ne porta pas bonheur à la Faculté. La faction janséniste qu’elle contenait dans son sein en devint plus compacte et plus audacieuse. Elle essaya ses forces en 1700 par la condamnation de plusieurs propositions extraites des Mémoires de la Chine, et parvint encore à entraîner la majorité des docteurs en s’aidant des influences de dehors. Cet épisode peu connu mérite une histoire à part ; mais l’affaire du Cas de conscience montra plus clairement encore quels ravages les mauvaises doctrines avaient produit au sein de cette université célèbre. On y vit en 1702 quarante docteurs s’unir pour signer ensemble une décision pratique par laquelle ils reconnaissaient qu’un respectueux silence, sans conviction, suffisait à l’égard des constitutions apostoliques sur le fait de Jansénius. C’était recommencer la guerre que l’on avait cru éteinte depuis quarante ans par la paix de Clément IX. Le scandale monta au comble, et l’on fut à même de remarquer que parmi les quarante signataires se trouvaient en première ligne le docteur Hideux et les autres fauteurs de la censure de Marie d’Agréda. C’était en attaquant le culte de la sainte Vierge que ces hommes s’étaient enhardis jusqu’à déclarer à l’Église une nouvelle guerre qui allait durer près d’un siècle et devait aboutir à la Constitution civile du clergé. Afin que l’on ne s’y trompât pas, le Cas de conscience, qui supposait un ecclésiastique consultant la Sorbonne sur l’orthodoxie de ses idées en matière de religion, renfermait deux articles dans lesquels l’allusion était évidente. On y lisait, dans le style patelin des Monita salutaria, ces deux articles : « 6° Il ne croit pas que la dévotion envers les saints, et principalement envers la sainte Vierge, consiste dans tous les vains souhaits et pratiques peu sérieuses qu’on voit dans certains auteurs. 7° A la vérité, il ne croit pas à la Conception Immaculée de la Vierge ; mais il se donne bien de garde de rien dire contre l’opinion opposée à la sienne. »
C’est ainsi qu’en approuvant les sentiments exposés dans le prétendu Cas de conscience qui avait été rédigé par Petitpied, l’un des membres de la cabale de 1696, les quarante docteurs violaient indirectement le serment qu’ils avaient prêté de soutenir et de défendre la Conception immaculée, et montraient au grand jour le lien qui unissait le vaste système de l’hérésie janséniste. On se préoccupa surtout de l’article du Cas de conscience, dans lequel était contestée l’infaillibilité de l’Église sur les faits dogmatiques ; mais à la distance où nous sommes des événements, il nous est aisé de reconnaître les affinités de doctrine. L’autorité intervint pour réprimer cette tentative audacieuse. Non seulement Clément XI condamna le cas de conscience ; mais les quarante docteurs, moins deux rétractèrent successivement leurs signatures. Bossuet vit alors que le moment était venu pour lui de sortir de la voie de ménagement dans laquelle il s’était tenu à l’égard de la plus dangereuse des sectes ; il commença alors un grand ouvrage pour venger l’autorité de l’Église, mise en compromis par la faction de la Sorbonne, mais la mort arrêta ce travail, digne d’un si grand docteur. Heureux si, plus ferme et plus prévoyant, il eût employé à la défense des vérités que le jansénisme tentait d’obscurcir, les veilles qu’il consacra durant de si longues années à la Défense stérile et malheureuse de la Déclaration de 1682 !
Cependant, le mal s’étendait toujours au sein de la Faculté. Les vieux docteurs que l’on avait vus si fidèles aux antiques traditions disparaissaient les uns après les autres, et la place restait au pouvoir de la faction. La Bulle Unigenitus, règle de la foi catholique, ayant été publiée en 1714 par l’assemblée du clergé, la Sorbonne reçut ordre, de la part du Roi, d’insérer dans ses registres ce jugement solennel du Saint-Siège. La Faculté résista, et il fallut un nouveau commandement pour obtenir l’insertion demandée. La mort de Louis XIV, qui eut lieu l’année suivante, permit aux docteurs de montrer leur audace au grand jour. Le syndic Ravechet entraîna dans la révolte la majorité de son corps, et l’on vit, le 4 janvier 1716, cette Faculté au sein de laquelle un parti victorieux avait réussi à faire condamner comme hérétiques les doctrines innocentes de la Cité mystique, consommer vingt ans après un acte formel d’hérésie, en faisant biffer de ses registres un jugement doctrinal de l’Église universelle. Les docteurs, en minorité, qui osèrent résister, furent privés d’assister désormais aux séances de la Faculté. Le violent ennemi de Marie d’Agréda, le docteur Hideux, présenta au Cardinal de Noailles une adresse signée de trente curés de Paris, qui proclamaient ce docteur pour leur doyen, et dans laquelle ils protestaient avec éclat de leur résistance à la décision dogmatique qui condamnait les doctrines du livre de Quesnel.
En 1720, l’autorité royale intervenant, selon son devoir, pour arrêter de tels scandales au sein de la première faculté de théologie du royaume, par l’exclusion des principaux meneurs, les désordres cessèrent peu à peu, et l’orthodoxie, sur les matières de la Grâce, finit par se rétablir dans cette célèbre école. Peu de personnes se demandèrent quel avait été le principe d’une si effrayante révolution, qui avait montré l’hérésie triomphante là même où elle aurait dû rencontrer ses plus constants adversaires ; par quelles influences elle avait accepté le joug d’une faction qui ne respirait que le mépris et la haine de Rome ; enfin, à quelle occasion ses dédains pour l’antique piété envers la Mère de Dieu avaient paru au grand jour. Les dogmes importants que le jansénisme cherchait à saper plus directement attiraient toute l’attention des orthodoxes, et la vaste étendue du système de la secte échappait trop souvent à leurs regards. Les articles du fameux Cas de conscience dont on s’était le moins préoccupé étaient ceux qui avaient rapport à la sainte Vierge ; et cependant il était visible, et tout le monde le comprend aujourd’hui, que les quarante docteurs signataires avaient voulu, au moyen de ces articles, lier la censure de la Cité mystique à l’acte solennel de jansénisme qu’ils accomplissaient en signant le Cas de conscience. Mais la révolution était déjà faite dans la piété française. Les monita salutaria, patronnés par un évêque aussi respecté que l’était Gilbert de Choiseul, le livre de Baillet condamné à Rome et réhabilité à Paris, l’altération de la Liturgie dans le Bréviaire de Harlay à l’endroit du culte de la Mère de Dieu, tant de livres plus ou moins savants dans lesquels on battait en brèche les traditions les plus vénérées de la piété catholique : enfin le triste sort qu’avait éprouvé le livre de la Sœur d’Agréda, livre dont la police empêchait la vente, en même temps que la Sorbonne était censée lui imprimer la plus odieuse flétrissure ; toutes ces circonstances n’expliquent que trop la déviation qui s’établit alors. On a vu plus haut comment la fervente dévotion au divin mystère de l’Incarnation, qui avait fécondé toute la première partie du XVIIe siècle, s’était refroidie, dans la seconde, et comment le système cartésien sur l’isolement de la philosophie à l’égard de la théologie avait amené le discrédit et bientôt l’abandon de ces grandioses et lumineuses conceptions qu’avaient produites, en s’unissant, le génie et la foi des docteurs scholastiques.
Ce fut au milieu de cette situation que le jansénisme, qui avait pu prendre à Paris tous ses ébats, durant le long épiscopat du Cardinal de Noailles, jugea que le moment était venu de se servir de la liturgie pour porter un nouveau coup à la piété des fidèles envers la sainte Vierge, en réduisant son culte à des proportions plus étroites encore que celles qui lui avaient été laissées dans le Bréviaire et le Missel de Harlay. On sait que ce fut en 1736 que parut la nouvelle liturgie parisienne. Ses auteurs n’avaient tenu aucun compte des livres antérieurs, afin d’appliquer plus largement leur système de doctrine tout entier ; et ils ont célébré eux-mêmes, dans les Nouvelles ecclésiastiques, l’importance du triomphe qu’ils remportèrent par le succès de cette œuvre habile. Le nouveau Bréviaire, sous le prétexte de venger les droits du Christ, enlevait à la Mère de Dieu le titre populaire de deux de ses principales fêtes. Ce n’était plus, au 25 mars, l’Annonciation de la sainte-Vierge, mais l’Annonciation du Seigneur ; Annunciatio Dominica ; au 2 février, on lisait ainsi le titre de la fête : Présentation du Seigneur et purification de la sainte Vierge ; comme si l’Église universelle eût manqué de respect envers le Christ, en n’exprimant pas son nom dans l’appellation de cette solennité. Baillet triomphait ainsi après sa mort. La fête de la Conception était maintenue au 8 décembre ; mais on avait osé supprimer son Octave. L’office du 1er janvier, qui, jusque-là, était employé presque tout entier à célébrer la maternité divine, avait perdu jusqu’aux dernières traces de son antique composition. Ses magnifiques antiennes, qui remontent au Ve siècle, avaient été effacées ; celles de l’Assomption et de la Nativité, transmises jusqu’à nous par l’Antiphonaire de saint Grégoire, avaient fait place à d’autres, où le nom de Marie n’était pas même prononcé. Les leçons tirées de saint Jean Damascène, qui, au jour de l’Assomption, proclamaient la résurrection de la Mère de Dieu, étaient remplacées par d’autres qui n’en parlaient pas. L’Ave maris Stella était banni de l’office des vêpres de toutes les fêtes de la saints Vierge ; on l’avait relégué au Petit-Office, qui ne se chante pas ordinairement devant le peuple ; encore cette hymne avait-elle été indignement travestie par les altérations les plus malveillantes, à ce point qu’il fallut rétablir l’ancienne leçon au moyen d’un carton. On eût dit que les auteurs du nouveau Bréviaire tendaient à réaliser le vœu de ce docteur de Sorbonne que nous avons entendu déclarer, dans les discussions sur la Cité mystique, qu’il n’était pas besoin, après tout, de donner à la sainte Vierge d’autres titres que ceux qu’on trouve littéralement dans l’Evangile. Le sentiment des grandeurs de Marie ne pouvait manquer de diminuer en France lorsque, dans la plupart des diocèses, l’innovation liturgique s’étendit et vint déshabituer les fidèles de tant d’usages et de formules que les siècles avaient consacrés au culte de la Mère de Dieu et qui se maintenaient dans le reste de l’Église. En retour, combien devons-nous remercier la divine bonté qui daigne nous rendre en ces jours les vénérables formes de la piété de nos pères, la vraie liturgie qui procède de l’autorité, de l’antiquité et de l’universalité, et qui porte avec elle la lumière et la vie !
Reprenons l’histoire du livre auquel nous avons consacré toute cette longue étude qui touche à sa fin. A la veille du jour où la Sorbonne, qui avait voulu le flétrir, s’apprêtait à désoler l’Église par la plus triste et la plus honteuse défection, il obtenait un témoignage authentique d’estime et d’admiration au sein d’une autre Université, dont les décisions étaient depuis longtemps en possession d’intéresser le monde théologien. En 1715, on voulut publier à Augsbourg une nouvelle édition de la Cité mystique, et pour le faire avec plus de sûreté, on eut l’idée d’obtenir l’approbation de l’Université de Louvain. Deux docteurs et professeurs furent chargés de donner un avis motivé sur l’ouvrage ; ce furent Herman Damen, président du collège d’Arras censeur des livres, et Antoine Parmentier, président du grand collège des théologiens. Il est à remarquer qu’ils écrivent dix-huit ans après la censure de la Sorbonne, et que rien, ne les obligeait à donner un avis si longuement motivé ; ils eurent donc l’intention expresse de répondre aux attaques injustes dont le livre a été l’objet, et de braver courageusement le respect humain sur une question où il exerçait si largement son empire. Voici le texte de cette importante approbation :
« Des règlements salutaires et fondés en raison mettent en garde contre les nouvelles révélations ; mais en même temps on est obligé de reconnaître que, jusque dans ces derniers temps, il est libre à Dieu d’en produire ; car son bras n’est pas raccourci. Cependant de telles révélations ne sauraient être considérées comme infaillibles et provenant de Dieu, à moins que notre sainte mère l’Église ne nous les propose à croire en cette manière ; puisque Dieu a voulu que notre foi aux Evangiles mêmes s’appuyât sur la proposition que nous fait la vraie Église à leur égard. »
« Mais en attendant qu’elle approuve ou rejette celles qui nous ont été présentées sous le titre de la Cité mystique de Dieu, après une lecture sérieuse et attentive de cet ouvrage, nous déclarons que, selon notre sentiment, les fidèles peuvent le lire sans aucun péril pour l’intégrité de la foi, ni pour la pureté des mœurs, et qu’on n’y trouvera rien qui tende au relâchement, ni qui entraîne dans une rigueur indiscrète. Au contraire, nous pensons que ce livre servira très utilement à accroître la piété des fidèles, le culte de la bienheureuse Mère de Dieu, et le respect dû aux Mystères de notre sainte foi. Les forts et les faibles, les savants et les ignorants, pourront recueillir d’heureux fruits de sa lecture, car tout ce que la théologie enseigne de plus sublime s’y rencontre traité avec tant d’aisance et exprimé d’une façon si neuve, si simple et si claire, que l’on peut dire qu’il ne faut qu’un jugement sain pour arriver par la lecture de cet ouvrage à l’intelligence des plus hauts mystères. En outre, cette simplicité est accompagnée d’un si grand nombre de raisons, de preuves si lumineuses, que l’on trouverait difficilement ailleurs rien de semblable. Plus de mille textes de la Sainte-Ecriture y sont exposés d’une manière également naturelle et sublime. On rencontre dans tout l’ouvrage des beautés inconnues jusqu’aujourd’hui, et qui, cachées sous la lettre, se trouvent développées, et sont ainsi mises au grand jour. Ce n’est enfin qu’un tissu des paroles et des sentences des Livres-Saints, mais si heureusement formé, que bien que ces paroles et ces sentences appartiennent aux divers Livres de l’Ecriture, il semble qu’elles aient été préparées pour s’unir dans ce livre, et y servir a l’usage qu’en fait la Vénérable Mère d’Agréda. »
« Les instructions que la bienheureuse Reine du Ciel donne à la fin de chaque chapitre contiennent la doctrine des mœurs la plus épurée ; tout en instruisant le lecteur, elles le persuadent et l’entraînent, par une douce violence, à l’amour de la vertu et à la haine du vice, lesquels y sont dépeints sous les couleurs les plus vives ; et non-seulement elles contiennent l’esprit, mais elles sont remplies d’une onction singulière qui enflamme les âmes d’un feu sacré. On éprouve, en les méditant, une grâce spéciale qu’on ne retrouve pas dans la lecture des livres ordinaires ; plus on lit celui-ci, plus on y rencontre de goût et de plaisir. Enfin, tel est l’attrait que ce livre porte en lui-même, qu’un homme qui en a une fois commencé la lecture, éprouve de la peine à l’interrompre. »
« La nouveauté et la diversité des choses qui s’y pressent s’emparent du lecteur tout entier, mais d’une manière agréable, en sorte qu’il n’y sent aucune fatigue. Il demeure persuadé que si la vie cachée et les actions du Christ et de sa sainte Mère n’ont pas été connues jusqu’ici sous les traits par lesquels ils sont décrits dans le livre, non-seulement elles ont pu être telles, mais qu’il convient même qu’elles l’aient été. Tout, dans cet ouvrage, est digne de la majesté divine et des abaissements auxquels elle s’est soumise ; tout répond parfaitement à la sainteté de la très pure Vierge et à la dignité de la Mère de Dieu ; en sorte que l’on n’y saurait rien rencontrer qui ne soit en parfaite harmonie. »
« Nonobstant, nous ne nous étonnons pas que cet ouvrage ait rencontré des adversaires qui l’aient blâmé et traité sévèrement. Quel est le livre qui paraisse aujourd’hui et qui ne soit pas noté par l’esprit critique du temps où nous vivons ? Dieu lui-même n’a-t-il pas permis que les livres sacrés qui contiennent sa divine parole, aient été attaqués par les sages de ce siècle. Les philosophes païens les ont traités de folie, ainsi que le Christ crucifié lui-même, et les audacieux enfants de ce monde en font encore autant aujourd’hui. Nous accordons même que ce livre contient quelques passages sur lesquels on peut aisément élever des difficultés. Il en est quelques uns qui nous ont embarrassés et nous embarrassent encore. »
« Mais lorsque nous considérons ce que nous venons de déclarer sur la beauté et l’utilité de l’ouvrage, nous pensons que ces quelques endroits ne doivent pas nous empêcher de lui décerner l’éloge qu’il mérite d’autant plus que nous pouvons nous—mêmes nous tromper. Cette conduite nous semble d’autant plus raisonnable que, dans cet ouvrage, tout nous porte à croire qu’il y a quelque chose de plus qu’humain. On ne saurait sans légèreté attribuer à une vaine imagination un livre si exquis, si sublime et si constamment le même. Il est impossible de se persuader qu’un imposteur aurait pu, conduire un ouvrage d’une telle étendue, où l’auteur marche d’un pas égal à travers tant de matières les plus difficiles et les plus disparates, sans jamais s’égarer ni se démentir, bien qu’il entre dans des détails innombrables de faits et de circonstances. »
« On rencontre dans cette divine histoire des choses si élevées, si propres à ravir le cœur, si parfaitement enchaînées, que l’on n’arrive pas à comprendre qu’elle pourrait être seulement une œuvre de génie. D’autre part, on ne saurait attribuer au démon une œuvre qui, d’un bout à l’autre, ne respire et n’inspire que l’humilité, la patience et l’amour des souffrances ; et comme il est démontré que la Vénérable Mère qui a transcrit ce livre en est en même temps l’auteur, ainsi est-il impossible qu’elle l’ait composé sans un secours particulier de Dieu. Nous concluons donc, au point de vue du bien public, qu’il est à propos que la Cité mystique de Dieu voie le jour, à cause de l’immense utilité qui doit en résulter. »
« Tel est notre avis et notre censure, que nous soumettons entièrement au jugement suprême du. Siège Apostolique, à qui seul appartient de prononcer en de telles matières. Louvain. 20 juillet 1715. »
II y a loin, comme on le voit, du ton calme et digne qui règne dans cette pièce, que nous avons fidèlement traduite sur le latin, aux violentes invectives des docteurs de la Sorbonne, et si l’on joint ce témoignage raisonné de l’Université de Louvain à ceux de la Faculté de théologie de Toulouse et de l’Université de Salamanque, on ne peut s’empêcher de conclure que la Cité mystique, si chère au savant cardinal d’Aguirre, a su réunir autour d’elle un assez grand nombre de théologiens pour ne pas trop redouter les attaques passionnées de quelques autres. Il me resta à parler du docteur Amort et des livres qu’il composa au siècle dernier contre l’œuvre de Marie d’Agréda ; ce sera la matière de l’article suivant. Je terminerai celui-ci en mentionnant deux adversaires de mérite fort divers qui parlèrent du livre avec autant de mépris que d’assurance vers la même époque. L’un est Lenglet du Fresnoy, personnage assez équivoque, comme l’on sait, qui, dans son Traité historique sur les Apparitions, publié en 1751, réimprima le pamphlet de 1696, intitulé : Lettre à MM. les doyen, syndic et docteurs en théologie de la Faculté de Paris, dont il avoua être l’auteur. Lenglet donne à la suite un Mémoire qu’il aurait publié dans le même temps contre une Lettre imprimée du P[ère] Clonseil qui était une réplique à la sienne, et qui ne tarda pas d’être censurée par la Sorbonne ; et se reconnaît aussi l’auteur d’une lettre latine, datée du 30 juin 1697, et adressée au P[ère] Matthieu, prieur des Carmes-Déchaussés de Madrid, sur la Cité mystique.
Dans son Traité sur les Apparitions, Lenglet prétend que la première idée d’une censure contre Marie d’Agréda par la Sorbonne serait venue de lui, et qu’il aurait eu toute la conduite de cette affaire. Il était né en 1674, et avait à peine vingt-cinq ans en 1696 ; son assertion doit donc paraître un peu suspecte, à moins qu’on ne l’entende des intrigues qui préludèrent au sein de La Faculté à l’attaque ouverte contre le livre ; car il est notoire, par tout ce que nous avons dit, d’après les documents officiels, que des influences bien autrement sérieuses que celles de Lenglet s’exercèrent pour amener le résultat déplorable que nous avons raconté. Il faut donc réduire le rôle du jeune docteur à ce qu’il a pu être véritablement, en reconnaissant tout simplement que son caractère inquiet et turbulent, qui l’entraîna plus tard dans une existence si peu conforme à son état et si tristement terminée, aura pu l’entraîner dans certaines démarches qui préparèrent la cabale, sourde d’abord, ensuite plus hardie, que l’on vit bientôt solliciter auprès d’éminents personnages l’appui qui lui manquait, et sans lequel elle n’eût pu rien faire. En tout cas, il faut convenir que le zèle de Lenglet pour Baillet et ses doctrines n’a pas engagé ton existence dans une voie bien rassurante pour son salut. L’autre personnage est le célèbre Muratori. On sait assez quelles préventions cet homme érudit, mais peu théologien, nourrissait en lui-même à propos de certaines croyances catholiques, et particulièrement de l’Immaculée Conception de la sainte Vierge. Benoît XIV, dans son bref au grand inquisiteur d’Espagne, parlant des écrits de Muratori, s’exprime ainsi : « Que de choses dignes de censure renferment ces livres ! Que de traits de cette espèce nous y avons rencontrés nous-même en le lisant ! Oh ! quam multa in eis reperiuntur censura digna ! Quot hujusce furfuris nos ipsi eos legentes offendimus ! » Nous apprécierons donc les services que le savant bibliothécaire de Modène a rendus à la science historique, sans nous croire obligé pour cela, de partager les préjugés qu’il a cherché à répandre sur certaines matières religieuses, tantôt sous le pseudonyme de Lamindus Printanius, tantôt sous celui d’Antonius Lampridius. Le masque peut déguiser l’erreur, il ne l’embellit jamais.
D[om] P[rosper] Guéranger.
- Correction par rapport au texte de Dom Guéranger qui portait 1589 ![↩]