Marie d’Agréda et la Cité mystique de Dieu.
1er article : Introduction. Les raisons de Dom Guéranger pour le choix du sujet de ces articles. Présentation du personnage de Marie d’Agréda. 1
(Premier article.)
Je suspens un instant les études sur le naturalisme dans l’histoire, pour entretenir les lecteurs de l’Univers d’un livre à peu près inconnu en France, mais célèbre cependant à plus d’un titre, et dont la réimpression n’est pas un des faits les moins caractéristiques du moment. Quand je dis que la Cité mystique de Marie d’Agréda est à peu près inconnue en France, je veux seulement exprimer qu’il n’est pas rare, et j’en ai souvent fait l’expérience, de rencontrer des hommes sérieusement voués à l’étude des matières théologiques, et qui ne soupçonnent pas même l’existence de cette Somme merveilleuse que produisit l’Espagne du XVII° siècle ; et qu’il n’est pas rare non plus de trouver des personnes pieuses qui ont mis à contribution les chefs-d’œuvre de la littérature mystique de la France et de l’étranger, et pour lesquels cependant le nom de Marie d’Agréda et l’existence même de son œuvre étonnante, sinon surhumaine, ont été jusqu’ici l’objet de l’oubli le plus profond et le plus étrange. La raison de ce phénomène (car c’en est un) ressortira assez des récits que j’aurai à faire ; mais ce qui importe en ce moment, c’est de signaler cette nouvelle édition d’un livre que la Sorbonne censurait il y a cent-soixante ans, au moment même où Rome, après l’avoir sévèrement, disons même durement examiné, se décidait à le laisser entre les mains des fidèles, en attendant que bientôt elle en encourageât la propagation. Il est vrai que notre siècle vient d’être, par la miséricorde divine, l’heureux témoin de la définition du dogme de l’Immaculée-Conception de la Mère de Dieu ; or, ce grand fait est appelé à réagir puissamment contre les tendances que la dernière moitié du XVII° siècle avait inspirées à la piété française. Le retour à la Liturgie romaine a déjà rejeté derrière nous bien des préjugés ; le solennel oracle de Pie IX, accueilli en France avec un enthousiasme si marqué, achèvera de dissiper les derniers nuages, triste produit d’une époque que les ennemis de notre foi célèbrent avec trop de complaisance, pour que nous n’ayons pas le droit de pressentir que tout n’y fut pas favorable aux véritables intérêts de l’Eglise et de sa doctrine.
Aujourd’hui que le naturalisme a poussé si avant ses racines, les discussions entreprises dans le but de le combattre auprès des hommes lettrés, seraient impuissantes à l’atteindre dans les masses ; c’est alors que la bonté de Dieu intervient, au moyen des faits, pour incliner les esprits et les cœurs vers l’antique manière de sentir et de comprendre l’antique foi ; et pour ne parler d’abord que du culte de la très sainte Vierge, est-il un catholique parmi ceux qui ont vu le jour au commencement de ce siècle, qui ne reconnaisse que la piété française a fait sous ce rapport un pas immense, et que tous les enseignements que nous reçûmes dans notre jeunesse, tous les livres que l’on nous faisaient lire, étaient loin de nous préparer à cette expansion dont nous sommes témoins et à laquelle nous nous associons avec tant de bonheur et de profit pour nos âmes ? Ne voyons-nous pas en même temps la dévotion envers le très saint Sacrement prendre chaque jour des accroissements inespérés, et la piété française tendre de plus en plus à imiter la piété romaine envers le divin mystère ? La réaction bienfaisante qu’il n’est pas possible de se dissimuler a dû commencer par le point où nous avions souffert davantage, parce que là on avait été jusqu’à formuler des doctrines nationales, comme s’il pouvait y en avoir de telles dans le christianisme. Il fallait donc d’abord que le Christ 2 fut pleinement glorifié dans son Vicaire. A peine le retour a-t-il été assuré sous ce rapport, que le besoin d’honorer ce même Christ en sa Mère d’un culte plus fervent s’est manifesté, et les appels d’en-haut ne manquèrent pas. On se souvient de la médaille miraculeuse de l’Immaculée-Conception, et des prodiges de grâces dont l’autel de Notre-Dame des Victoires est devenu la source. Tout étant ainsi préparé, le Christ en personne dans la sainte Eucharistie a réclamé ses droits ; de nombreux fidèles se sont senti appelés à venir plus souvent et de plus près lui rendre leurs hommages ; une nouvelle effusion de grâces est descendue, et déjà l’on peut affirmer que chez nous le très saint Sacrement reçoit plus d’honneurs, une cour plus assidue, dans un seul mois, qu’il n’en obtenait naguère dans le cours d’une année. C’est ainsi que le sublime mystère de l’Incarnation, qui est la destruction de tout naturalisme, est plus goûté, mieux senti dans ses conséquences, et qu’une révolution aussi sérieuse qu’elle est pacifique s’est opérée et s’étend dans les âmes chrétiennes, dont elle vient modifier heureusement les habitudes.
Ce n’est pas ici le lieu d’approfondir cette situation toute nouvelle de la piété française ; j’y reviendrai ailleurs. J’ai seulement voulu dire que la bonté de Dieu est venue à notre secours dans le besoin que nous avions d’une plus grande estime du surnaturel. Est-il nécessaire d’ajouter que le surnaturel diabolique, par une émulation qui est de tous les temps, a osé risquer au grand jour ses manifestations, et qu’il a su capter plus d’une âme imprudente ? Malheureusement, on était loin d’être en mesure de résister à des ennemis dont on ignorait presque l’existence ; aussi jouait-on avec eux. Proudhon est plus avancé : il dédie son dernier ouvrage à Satan. Il s’en trouvera peut-être encore parmi nous qui ne verront dans cette dédicace qu’une excentricité. Ils se trompent grandement. Notre lutte en ce moment est, comme nous le dit l’Apôtre, « avec les princes des ténèbres », avec les « esprits de malice » ; plus encore qu’avec la force « brute d’ici-bas ». A la faveur du naturalisme, les anges maudits ont reculé leurs frontières jusque sur notre terrain, et c’est parce que la bonté de Dieu a été émue de nos périls, qu’elle a daigné abréger les temps et nous faire jouir enfin de la manifestation complète des prérogatives de Celle qui est l’espoir du monde que son Fils a racheté.
Cette solennelle proclamation du souverain privilège qui nous révèle en Marie la Mère prédestinée d’un Dieu, l’illustre vierge espagnole qui fait le sujet de ces articles n’en a pas été témoin ; mais elle l’a saluée de loin, elle l’a préparée. La noble et catholique terre d’Espagne, au siècle de Marie d’Agréda, adressa plus d’une ambassade au Pontife romain uniquement pour implorer la définition ; une telle démonstration, la cour très chrétienne ne la fit jamais. Il fallait, donc un autre siècle ; d’autres dangers pour la vieille Europe, d’autres épreuves pour l’Eglise, une heure suprême, pour tout dire : nous avons vu, nous avons entendu ; sous nos yeux le symbole chrétien s’est complété. Mais quand nous regardons maintenant derrière nous à la lueur du céleste flambeau, certaines traces des décrets divins qui pouvaient sembler indécises 2 deviennent lumineuses ; on comprend ce qu’on n’avait pas compris, on s’explique l’attrait chez les uns, la répulsion chez les autres, et l’on ne s’étonne plus de voir reparaître la Cité mystique sur les ruines de la Sorbonne qui la censura.
L’écrivain à qui l’Espagne et la catholicité doivent cette œuvre extraordinaire naquit à Agréda, dans la Vieille-Castille, en 1602, la même année où la reine Marguerite, femme de Philippe III, monarque des Espagnes, donnait le jour à notre grande et pieuse Anne d’Autriche. Deux nobles Castillans, François Coronel et Catherine d’Arana, furent le père et la mère de l’héroïne dont je crayonne ici la vie. Ils la nommèrent Marie ; plus tard, en religion, ce nom se compléta ; elle fut appelée Marie de Jésus ; appellation touchante, dont les premiers fidèles de Jérusalem se servaient pour désigner la Mère de Dieu. Avant l’âge où l’enfant est capable de recevoir les premières leçons, la petite Marie fut prévenue d’une lumière surnaturelle qui dans un instant éclaira son entendement et fortifia sa volonté. Dieu se fit sentir à elle comme cause principale de toutes les autres causes, comme créateur de l’univers, conservant et vivifiant tout ce qui a l’être. Dans cette lumière, elle connut l’état primitif de la nature humaine et les dons de la grâce qui l’embellissaient, les ravages du péché dans l’homme tombé, tous les maux comme provenant de cette source malheureuse. En même temps, elle se sentit attirée vers Dieu, comme souverain bien et beauté infinie, et son cœur en fut épris d’un amour qui n’enlevait rien aux profonds abaissements de l’adoration. La connaissance du bien et du mal lui fut aussi donnée, et elle résolut de rechercher constamment le bien et de fuir énergiquement le mal ; mais voyant qu’elle ne pouvait persévérer dans le bien sans la grâce divine, et que cette grâce peut se perdre par le péché, elle conçut alors une vive crainte d’offenser Dieu, et cette crainte demeura en elle comme base de tout l’édifice et comme principe de sécurité. Cette illustration merveilleuse et toute intime à l’âme laissa l’enfant dans un état de vie supérieure dont elle ne sortit plus. Toutes les créatures lui apparurent désormais comme autant de degrés destinés à l’élever à Dieu, et elle comprit l’unité de l’œuvre divine où elle devait occuper sa place en aimant et en servant son Créateur. Un grand calme, une tranquille sérénité avaient été la suite des impressions célestes qu’elle avait reçues ; dans cet état, elle considérait toutes les choses terrestres avec bienveillance, mais sans désir ; les péchés des hommes sans en être ébranlée, tout le mouvement d’ici-bas sans qu’il l’atteignît en rien.
Mais bientôt les communications divines s’arrêtèrent, et Marie se trouva comme au fond d’une solitude désolée. Les convictions qu’elle avait puisées à la lumière divine lui étaient restées ; mais Dieu ne se faisait plus sentir. Son âme se vit alors en proie à la crainte, pensant avoir mérité une telle disgrâce ; car elle ignorait encore les dangers dont la bonté de Dieu préserve les âmes les plus privilégiées, lorsqu’elle interrompt pour elles le cours de ces délices qui sont hors de proportion avec la faiblesse humaine. Marie tomba dans une profonde mélancolie ; diverses maladies vinrent successivement épuiser ses forces. Elle avait à peine atteint sa sixième année, et déjà on eût dit que la coupe des afflictions avait été épuisée, par elle. Sa mère, femme de haute vertu et d’un esprit distingué, se désolait à la vue de cette enfant qui lui semblait aussi chétive d’âme que de corps. Elle attribuait à une incurable indolence l’impuissance où se trouvait sa fille de sortir de l’état pénible où l’avait mise ce nuage qui tout à coup avait dérobé à l’enfant la lumière divine sans laquelle elle ne pouvait plus vivre. « Que ferons-nous de cette fille ? » disait Catherine d’Arana ; elle ne sera bonne ni « pour le monde, ni pour le cloître. » La mère se trompait innocemment, dans l’ignorance où elle était des dons supérieurs dont Marie avait été prévenue. Peu à peu cependant les inquiétudes maternelles se dissipèrent, lorsque Catherine, jugeant qu’il était temps de s’occuper de l’instruction religieuse de sa fille, ne tarda pas à découvrir le riche fond de lumières que Dieu, avant tout enseignement humain, avait placé en elle. Une toile découverte changea totalement les idées de la mère à l’égard de la fille ; elle comprit quel trésor elle avait méconnu, et se consacrant désormais à seconder les desseins de Dieu sur l’enfant de bénédiction qu’il lui avait donnée, elle l’aida de son expérience dans la voie qui s’ouvrait devant elle.
Marie renaissait à la vie, et Dieu, sans lui rendre encore les faveurs qu’il lui avait prodiguées dans son bas âge, se fit de nouveau sentir à elle par des touches intérieures qui la dirigeaient vers le but auquel elle devait tendre, et qui la reprenaient sévèrement des imperfections dans lesquelles la fragilité humaine l’entraînait quelquefois. Elle saisissait mieux l’harmonie des mystères divins, l’économie des vertus surnaturelles, les relations du monde extérieur avec le monde invisible ; en un mot, elle croissait pour de hautes destinées dans l’ordre de la grâce. Dieu lui révéla de bonne heure le prix dont la virginité jouit à ses regards, et en la fête de Noël de l’année 1610, Marie, âgée de huit ans, se sentit inclinée à prendre pour époux à jamais le divin Rédempteur, qui, en ce jour, était né pour elle et pour le genre humain à Bethléem. Une joie tranquille l’avertit que son offrande avait été agréée. Dès lors, on reconnut en elle un progrès extérieur qui frappa tous les yeux ; ce ne fut plus seulement la famille qui était passée du dédain à l’admiration envers la petite Marie ; la ville d’Agréda tout entière se réjouit de posséder dans son sein cet ange visible que Dieu avait donné à son peuple. Le confesseur de cette enfant extraordinaire racontait des prodiges de vertu, et les dons miraculeux commençaient à poindre. Les gens de la maison aimaient à redire un fait qui s’était passé sous leurs yeux et qui montrait déjà de quelle faveur la petite Marie jouissait auprès de son Créateur. Un jour, plusieurs pauvres s’étaient présentés à la porte de la maison de François Coronel. Celui-ci, ayant cherché en vain la clef du meuble où était renfermé l’argent destiné aux dépenses de la maison, s’adressa à Marie, dont il connaissait la tendre compassion pour les malheureux : « Eh bien, Marie, lui dit-il, comment nous y prendre pour faire l’aumône à ces pauvres ? Je ne trouve pas la clef du coffre. Vois si tu peux l’ouvrir. » L’enfant, sans se faire prier plus longtemps, détache une des épingles qui ajustaient ses vêtements, et l’insérant dans la serrure, ouvre le meuble avec autant de facilité que si elle se fût servie de la clef. Les pauvres furent soulagés, et la sainteté de la jeune fille brilla d’un éclat nouveau.
Parvenue à l’âge de douze ans, elle déclara à ses parents son intention de se consacrer à Dieu dans la religion. Cette ouverture ne surprit personne, au sein de cette famille si profondément chrétienne. On proposa à Marie l’entrée du monastère de Tarracona, et elle se disposait à profiter de cette faveur, lorsque tout se trouva changé par l’intervention divine. Catherine d’Arana était arrivée à un haut degré d’oraison ; un jour, Dieu lui fit connaître ses desseins sur elle et sur sa famille. Il lui manifesta qu’elle et son mari devaient embrasser, ainsi que tous leurs enfants, la vie religieuse ; que François Coronel et ses deux fils vivraient sous la règle du séraphique saint François ; qu’elle-même et ses deux filles pratiqueraient la vie religieuse dans leur propre maison, qui allait être convertie en monastère. Étonnée d’une communication si inattendue, Catherine d’Arana alla consulter son confesseur, le P[ère] Jean de Torrecilla, de l’Observance de Saint-François, homme d’une grands sainteté. Il avait reçu dans l’oraison les mêmes manifestations ; il fut donc dès lors impossible à sa fille spirituelle de douter que Dieu ne fût l’auteur d’un dessein si merveilleux. On se mit à l’œuvre : la maison de François Coronel était loin d’être assez spacieuse pour la fin à laquelle elle allait être consacrée, les revenus de la famille semblaient insuffisants ; mais avec l’aide d’En-Haut, tout s’organisa. Le père et les deux fils se dirigèrent, quand le moment fut venu, vers le noviciat des Franciscains, et le 13 janvier 1619, Marie, âgée d’un peu plus de seize ans, s’enferma avec sa mère et sa jeune sœur sous la clôture régulière, dans cette maison qui avait été son berceau et où devait se passer sa vie tout entière. L’église que l’on avait dû bâtir avait été achevée dès les premiers jours de décembre de l’année précédente, et on y avait célébré pour la première fois les saints mystères à la fête de l’Immaculée-Conception. Un institut religieux établi sous ce même titre de Marie Immaculée, et placé sous la direction de l’Ordre de Saint-François, dont il suivait en partie la règle, existait alors en Espagne. Par une disposition particulière de la Reine du Ciel, ce fut à cet institut que la mère et les deux filles s’adressèrent pour en obtenir les servantes de Dieu qui devaient les initier à l’esprit et aux pratiques du genre de vie qu’elles voulaient embrasser. Trois religieuses du couvent de l’Immaculée-Conception de Burgos vinrent prendre la conduite du monastère, qui fut bientôt peuplé de l’élite des jeunes vierges de la ville d’Agréda.
Les limites qui nous sont tracées ne permettent pas de décrire ici en détail la marche de notre héroïne dans les sentiers de la perfection religieuse. Trop de temps serait nécessaire pour raconter les divers degrés par lesquels elle dut passer pour arriver à l’union divine, les assauts qui lui furent livrés par l’esprit de ténèbres, les pratiques de mortification au moyen desquelles elle assujettit violemment la chair à l’esprit, les persécutions dont Dieu permit qu’elle devînt l’objet pendant plusieurs années, et qui la consolidèrent dans l’humilité et dans la patience. Sa douceur et sa charité triomphèrent de cette dernière épreuve à tel point que bientôt ses sœurs, passant de la défiance à la plus tendre estime, l’élevèrent malgré elle à la charge d’Abbesse, qu’elle occupa durant trente-cinq années.
Marie de Jésus avait émis sa profession solennelle le 2 février 1620, en la fête de la Purification de Notre-Dame. Ce fut à cette époque que les dons extraordinaires dont elle avait éprouvé un commencement dans sa première enfance reprirent leur cours. Les extases et les ravissements devinrent presque continuels. Dans ses moments d’union avec Dieu, son corps s’élevait de terre, et perdant son poids naturel, il devenait mobile au moindre souffle, comme une plume légère. Les traits du visage revêtaient une nouvelle beauté ; son teint, brun à l’ordinaire, devenait éclatant de blancheur ; on eût dit une forme de séraphin. Une pensée, un sentiment qui traversaient son âme, la rencontre d’une image pieuse, un mot qu’elle entendait prononcer suffisaient pour amener ces états, qui duraient de longues heures, mais qui cédaient toujours, au moment même, à la moindre injonction de l’obéissance, sans que cette injonction eût même besoin d’être manifestée en paroles. Un simple commandement intérieur la ramenait à la vie ordinaire. Ces états sublimes furent promptement connus au dehors, et l’extatique fut soumise à l’examen sévère du P[ère] Antoine de Villacre, provincial des Frères-Mineurs de l’Observance, qui ne tarda pas à reconnaître en Marie de Jésus tous les caractères de la mystique la plus sûre et la plus éprouvée. Ce jugement fut d’une vive consolation pour la servante de Dieu, que des faveurs si extraordinaires avaient inquiétée cruellement ; car elle craignait d’être le jouet de l’esprit de malice, qui sait quelquefois se transformer en ange de lumière. Néanmoins, toujours craintive à l’endroit de ces grâces extérieures, elle obtint, à force d’instances auprès de son Époux divin, qu’elles cessassent peu à peu, sans que pour cela elle perdit rien des épreuves terribles dont il avait permis au démon de la tourmenter. Cette femme, véritablement forte, préférait la lutte au repos ; pleine de confiance en Dieu et de mépris pour elle-même, elle choisissait de souffrir et de combattre plutôt que de goûter par avance des délices qui lui semblaient anticipées et trop au-dessus de sa vertu. Une vie plus commune était l’objet de son ambition, et à force d’efforts de sa part et de condescendance du côté de Dieu, elle parvint à s’y maintenir dans la suite le plus souvent, et put dérober à la connaissance des hommes une partie des merveilles qui s’opéraient en elle et par elle. Il en est une cependant, et des plus étonnantes, qui éclata au moment où elle y pensait le moins, et que je crois devoir raconter avec détail, comme un trait caractéristique des voies dans lesquelles il avait plu à Dieu d’établir Marie de Jésus, et comme étant de nature à éclairer d’une lumière précieuse tout ce qui nous reste à raconter des communications surnaturelles dont elle fut l’objet.
D[om] P[rosper] Guéranger.