13ème article : La commission créée par Benoît XIV. Le Bref de Benoît XIV de 1748. La France prend connaissance du livre de Marie d’Agréda. Le Père Croset.
(13° article. — Voir les n°s des 23 mai, 6 et 20 juin, 18 juillet, 1er et 15 août, 13 et 27 septembre, 10 octobre, 21 novembre, 5 et 19 Décembre 1858.)
Benoît XIV avait donc réservé à la Congrégation des Rites le jugement ultérieur sur la Cité mystique, mais uniquement au point de vue de la béatification de la Sœur. Il ne s’agissait plus d’une approbation à donner au livre, mais simplement de savoir s’il ne renfermait rien qui pût mettre obstacle au succès de la cause. La commission choisie au sein de la Congrégation des Rites, pour prononcer sur l’ouvrage, était composée des cardinaux Antoine Gentili, Albert Cavalchini, Fortuné Tamburini et Joachim Besozzi, auxquels étaient adjoints Antoine Gallo, chanoine régulier, Jean-François Baldini, Somasque, et Célestin Orlandi, abbé de l’ordre des Célestins. Louis Valenti, promoteur de la foi, devait remplir son office, en réunissant dans un rapport, à l’ordinaire, toutes les difficultés, de quelque nature qu’elles fussent, dont le livre était susceptible. Le postulateur de la cause était le P[ère] Prudence Iniguez, de l’ordre des Frères Mineurs de l’Observance, définiteur de la province de Burgos.
La commission, ainsi que nous l’avons dit, avait été instituée par décret pontifical du 3 août 1745. Elle tint diverses séances en présence de Benoît XIV, jusqu’à la fin de 1747. Le promoteur de la foi, Valenti, déposa son rapport, dans lequel, selon l’usage pratiqué dans ces sortes de causes, il n’omit aucune objection contre le livre. Les avocats, Philippe Azzon et Joseph Luna, répondirent dans le plus grand détail à toutes les difficultés, et le dossier fut imprimé à Rome, pour l’usage des membres de la commission, dans le courant de l’année 1747. C’est de ce recueil intéressant que nous tirons, comme il a été dit, la plupart des détails que nous avons produits et que nous produirons encore.
Dans une question aussi délicate, le Pape ne se hâtait pas de prononcer. Son attachement à la mémoire de Marie d’Agréda était très vif, ses égards pour le livre étaient visibles ; mais les règles de la Congrégation des Rites sur l’examen des écrits attribués aux Serviteurs de Dieu, portent que l’on ne doit s’occuper de ces ouvrages que dans le cas où il est incontestablement démontré qu’ils sont de la main du personnage dont on poursuit la béatification ; et Benoît XIV ne considérait pas ce point, comme prouvé suffisamment, quant à la Cité mystique et à Marie d’Agréda. Aucune étude ni confrontation des manuscrits n’avait encore été entreprise, et le Pontife sentait le besoin de compléter cette partie de la procédure, afin d’écarter tout examen du livre, et d’avancer la cause de la Sœur, s’il n’était pas évident que le livre fût sorti de sa plume ; ou, dans le cas contraire, de prononcer, enfin, sur la question de son orthodoxie.
Les choses en étaient là, lorsque le Pontife adressa, en date du 16 janvier 1748, au T[rès] R[évérend] P[ère] Raphaël de Lugagno 1 , général des Frères Mineurs de l’Observance, un Bref très étendu, dans lequel il expose avec le plus grand détail la situation de la cause, et la montre arrêtée tout entière sur ce point de l’authenticité du livre. Au reste, comme nous l’avons relevé ailleurs, Benoît XIV professe dans le Bref une sincère vénération pour Marie d’Agréda, et daigne user d’une manière remarquable de son autorité apostolique pour accélérer la marche de la cause. Soit que les documents nécessaires pour appuyer l’authenticité de l’œuvre de Marie d’Agréda aient été longs à produire, soit que des affaires d’une plus haute importance, et il n’en manquait pas alors, aient enlevé au Pontife les loisirs qu’il eût consacrés à terminer enfin cette question, les dix dernières années du pontificat de Benoît XIV s’écoulèrent sans que la cause ait paru faire un pas de plus. Vint ensuite Clément XIII, dont le règne fut si cruellement agité. La cour d’Espagne, livrée à des ministres philosophes, sous Charles III, ne songeait guère alors à pousser en cour de Rome la cause d’une béate du XVIIe siècle ; elle réservait d’ailleurs ses instances, car elle en fit alors pour la cause du vénérable Jean de Palafox, dont on réimprima magnifiquement le dossier aux frais de Sa Majesté Catholique. Sous le pontificat de Clément XIV, la question de l’authenticité de la Cité mystique revint à la surface, et ce fut alors qu’on la vit tranchée définitivement pour l’affirmative, ainsi que je l’ai raconté plus haut. Cet acte solennel est le dernier que le Saint-Siège ait rendu dans la cause de Marie d’Agréda. On était à la veille de ces commotions terribles qui ont fait perdre de vue tant de questions d’un intérêt secondaire ; moins que jamais la cour d’Espagne, bientôt livrée aux intrigues de Godoy, se montrait disposée à renouveler près du Pontife romain ses instances si longtemps héréditaires en faveur de la sainte amie de Philippe IV ; d’un autre côté, l’ordre de Saint-François, agité successivement par les plus furieuses tempêtes, et succombant, sous le vent des révolutions, dans un si grand nombre de ses provinces, avait assez à faire de se maintenir debout après tant d’orages. La Cité mystique et son Vénérable auteur semblaient devoir tomber dans un oubli éternel, lorsque, dans ces derniers jours, une nouvelle édition française a paru et nous a donné l’idée de consacrer quelques colonnes dans ce journal à relever l’importance et les vicissitudes d’un livre que nous nous estimons heureux d’avoir pu de bonne heure connaître et étudier. Il eût fallu peut-être quelque courage, il y a vingt ou trente ans, pour oser relever le mérite et l’importance d’un ouvrage de Mystique qui succomba, pour la France du moins, il y a un siècle et demi, sous les anathèmes de la Sorbonne. Aujourd’hui que le sentiment des grandeurs de Marie s’est ranimé dans un si grand nombre de cœurs catholiques, et que la Conception immaculée de la Mère de Dieu, reconnue et proclamée dogme révélé, a étendu si largement les horizons de la foi, il n’y a pas grand mérite à relever certains points de vue qu’une autre génération moins favorisée avait méconnus.
L’essentiel était d’apprécier, avant tout, les actes du Siège apostolique relativement au livre lui-même, et de s’assurer si Rome en avait laissé libre la lecture aux fidèles. Nous avons vu d’abord un décret du Saint-Office proscrivant la Cité mystique, puis bientôt Innocent XI arrêtant l’exécution de ce décret, « contrairement, dit-il, aux usages de l’Inquisition. » Alexandre VIII vint ensuite, qui déclara que le livre pouvait être lu impunément par tout fidèle. Clément XI, par ordre exprès, le fit effacer de l’Index, dans l’une des éditions duquel il avait été frauduleusement inséré. Sous le même Pape, l’Évêque et l’inquisiteur de Cénéda, qui avaient cru pouvoir en défendre la lecture dans ce diocèse, virent supprimer leurs édits par le Saint-Office lui-même, qui déclara dans la sentence que le décret suspensif d’Innocent XI « avait force dans toute l’Églises. » Benoît XIII ajouta, à tant de marques de la tolérance apostolique en faveur du livre, un décret exprès qui portait que la Cité mystique pouvait être lue et retenue par tout le monde ; Clément XII et Benoît XIV, sans avoir égard à un prétendu décret du Saint-Office, qui eût de nouveau évoqué le livre à son tribunal, le font examiner en dehors de cette Congrégation par des commissions qui ne doivent en référer qu’au Pontife. Dans le même temps, la traduction italienne de la Cité mystique circulait librement à Rome et dans tout l’État pontifical. En voilà, sans doute, plus qu’il n’en faut pour conclure que si le livre extraordinaire dont nous écrivons l’histoire a été un signe de contradiction, du moins la lecture en est demeurée libre à tout fidèle soumis au jugement du Saint-Siège. Mais, au risque de répéter ce que j’ai dit ailleurs, j’ajouterai qu’il est assez difficile d’échapper à un raisonnement qui se présente de lui-même après l’inspection des faits ; c’est que si, d’un côté, la haute sainteté de Marie d’Agréda ne peut être douteuse, et si, de l’autre, l’authenticité du livre comme écrit de sa main n’est pas moins certaine, on ne peut s’empêcher de conclure que la Cité mystique a droit au respect de tous ceux qui croient à l’existence des révélations privées. Or, nous avons prouvé que l’Eglise admet expressément, non seulement la possibilité, mais le fait de telles révélations, bien que les fidèles demeurent libres de les admettre ou de les récuser, sans porter atteinte à la foi essentielle au salut. On ne saurait donc blâmer ceux qui comptent pour rien le jugement de la Sorbonne, indépendamment des circonstances plus qu’étranges avec lesquelles il fut rendu. Il est temps d’aborder maintenant cet épisode fameux ; mais préalablement, on me permettra d’insérer certains faits antérieurs à l’année 1696, qui est celle de la censure.
Ce fut en 1694 que la France fut à même de connaître, par une publication spéciale, les livres de la Cité mystique. Pierre Grenier, d’abord procureur du Roi au bureau des finances de Bordeaux et plus tard conseiller du Roi, personnage d’une haute piété et d’une intelligence remarquable, dont nous aurons encore l’occasion de parler, fut le premier qui se chargea de publier en notre langue non une traduction complète, mais un Abrégé et Examen de la Cité mystique de Dieu ; tel était le titre de son livre, qui parut à Perpignan en 1694. L’ouvrage était muni d’une approbation signée de trois docteurs de l’Université de Toulouse, savoir : Casemaiou, doyen, Rabii et Gisbert, professeurs royaux. Cette pièce, qui est fort longue, est trop importante pour que nous n’en donnions pas du moins quelques extraits ; ils serviront à montrer que toutes nos Facultés de théologie n’obéissaient pas aux préjugés qui triomphaient à cette époque dans l’Université de Paris. Nous aurons à constater le même fait, lorsque le moment sera venu de parler du jugement que la Faculté de Douai eut à prononcer sur la Cité mystique.
« Nous avons lu, disent les trois docteurs, avec une sérieuse application, le livre intitulé Abréqé et Examen de la Cité mystique de Dieu, composé par M[onsieur] Grenier, conseiller du Roi et nous l’avons jugé et le jugeons digne de la piété, du génie et de la réputation de son auteur, déjà connu dans le monde par ses excellents ouvrages. Ce grand personnage, qui consacre les derniers jours de sa vie à faire une traduction en notre langue de la divine Histoire de la Mère de Dieu, Vie admirable que l’on peut croire pieusement avoir été révélée à la Vénérable abbesse d’Agréda, a jugé à propos de donner, par manière de préface, un Abrégé fidèle et judicieux de ce livre, dans lequel abrégé, non content d’une simple exposition, il s’attache à justifier, avec autant de science et de solidité qu’on le peut, la convenance et la possibilité des choses extraordinaires qui y sont rapportées ; et cela avec une onction merveilleuse et très propre à inspirer à ses lecteurs le désir de pénétrer plus avant encore les magnificences de la Cité mystique de Dieu, dont il leur promet ensuite la vue. Nous ne disconvenons pas qu’il ne se rencontre dans cet Abrégé certains faits nouveaux que nous n’avions jamais ouïs, et des révélations extraordinaires qui s’élèvent au-dessus de tout ce que nous avions cru jusqu’à présent ; mais nous n’apercevons rien qui soit contraire à la foi ou aux bonnes mœurs dans ces faits, ni dans ces révélations extraordinaires, rien même qui surpasse la grandeur de Marie ; rien enfin, rien qui ne s’accorde parfaitement avec l’idée générale et implicite que nous concevons de l’excellence de la Mère de Dieu, de celle que les Saints Pères appellent incompréhensible, et que l’Eglise a toujours considérée comme une créature à part, élevée au-dessus de toute autre créature par les privilèges les plus spéciaux et les plus étendus. L’ouvrage n’a pour but que de développer cette idée générale, et de nous mettre à même de percevoir d’une manière plus distincte ce que nous voyons d’une façon confuse ; savoir, la vie divine de la Mère de Dieu et les prodiges admirables qu’il a plu au Seigneur d’opérer en elle. »
« Un tel livre nous est un secours très opportun dans ces derniers temps, pour accroître l’instruction des fidèles, pour appuyer le culte de Marie et le développer, et pour confondre ses ennemis. Cette vie de la sainte Vierge sera comme un exemple universel où chacun trouvera ce qu’il doit imiter, selon le mot de saint Ambroise : Mariæ vita, omnium disciplina. Ces sublimes prérogatives, par lesquelles Dieu l’a exaltée au-dessus des autres créatures, réchaufferont le zèle des fidèles qui commençait à languir, en leur révélant le culte spécial qu’ils lui doivent ; et le spectacle de cette conformité si parfaite de Marie avec son Fils, confondra les ennemis de sa gloire, ceux qui semblent avoir pris à tâche de la rabaisser, de la réduire à la condition des autres créatures, prétendant que la déprimer ainsi, c’est travailler à l’excitation de Jésus son Fils ; de ce fils très aimant qui, au contraire, a employé son pouvoir à la rendre conforme à lui-même, et qui, dans sa divine Majesté, n’a jamais reçu une plus grande gloire extérieure que celle dont l’exaltation de sa Mère bien-aimée a été pour lui la source. »
Dans la suite de l’approbation, les Docteurs de Toulouse félicitent l’auteur d’avoir su préparer les esprits aux choses merveilleuses que contient le livre de la Sœur, en s’accommodant au génie français, et rappellent la doctrine des théologiens sur le genre d’adhésion libre dont les révélations privées peuvent être l’objet. La pièce est datée du 25 novembre 1694.
Dans le même temps, un religieux récollet, nommé Thomas Croset, s’occupait d’une traduction française de la Cité mystique, qui empêcha probablement la publication de celle que préparait Pierre Grenier. Le premier volume du P[ère] Croset parut à Marseille, dès 1695. Le livre se répandit rapidement et eut un grand succès auprès des personnes pieuses, malgré le refroidissement qui se faisait déjà sentir dans le culte de la Sainte-Vierge. Il est remarquable néanmoins que la publication n’en ait pas été faite à Paris, qui était alors le centre du mouvement opposé aux démonstrations et aux sentiments de l’antique piété envers Marie ; le midi de la France avait mieux su se préserver de l’envahissement de cet esprit novateur. Un grand nombre de lettres se lisent au dossier de la cause, toutes relatives à la faveur dont jouit immédiatement la Cité mystique auprès des âmes qui avaient su se préserver de la contagion. Je n’en citerai qu’une seule, c’est celle de la Mère Mechtilde du Saint-Sacrement, dans le monde Catherine du Bar, fondatrice des Bénédictines du Très-Saint-Sacrement, personnage illustre par sa sainteté et par son génie, et dont la vie est une des gloires de l’Églises de France au XVIIe siècle. Voici ce qu’elle écrit au P[ère] Croset, à la date du 27 octobre 1695, au temps où elle était prieure de la maison de la rue Cassette, à Paris.
« Mon très Révérend Père, il est vrai qu’une créature qui n’a point l’honneur d’être connue de Votre Révérence doit passer pour une imprudente de vous importuner de ces lignes ; mais je suis si ravie, mon très Révérend Père, de la lecture du livre de la Mystique Cité de Dieu, que vous avez traduit de l’espagnol en français, que je n’ai pu empêcher de vous en témoigner mes très humbles reconnaissances ; je puis dire que je vous en suis en mon particulier si sensiblement obligée, que je désirerais avoir la capacité de vous le pouvoir marquer par des actions de grâce plus efficaces que les paroles. Vous avez fait, mon très Révérend Père, une faveur à toute la France qui ne se peut exprimer ; j’ai remercié Notre-Seigneur de m’avoir prolongé la vie pour avoir la consolation que j’ai reçue en lisant votre précieux livre : ce qu’il contient est si divin, qu’on ne peut s’empêcher d’être tout enlevé hors de soi-même, voyant les prodigieuses merveilles que Dieu a opérées en sa très Sainte Mère ; tout ce qui me reste à désirer, c’est de voir, avant que je meure, la suite de ce divin ouvrage, qui réveille l’amour et le respect envers cette auguste Reine du Ciel et de la terre, et redouble la dévotion de ceux qui manquaient de vénération pour elle : je vous en renouvelle mes humbles actions de grâce ; je ne doute pas que cette divine Mère ne vous donne des récompenses admirables. Si elle reconnaît si abondamment les petits services qu’on rend à Sa Majesté, jugez quelle sera la vôtre, mon très Révérend Père ; car jamais il ne s’est fait ni rien vu de plus céleste, ni de plus digne de la gloire de la très immaculée Mère de Dieu. Ajoutez, je vous supplie, à la grâce que je reçois de votre bonté, le secours que je vous demande de vos saintes prières, auprès de cette précieuse Mère de miséricorde, pour m’obtenir une parfaite contrition de mes infidélités à son service et ma réconciliation avec son divin Fils, pour que je ne sois point privée éternellement, comme je le mérite, de la possession du fils et de la mère ; je n’ai que cela à désirer ; je l’espère de votre charité, par le crédit de vos prières auprès d’Elle. Elle ne pourra jamais vous refuser, si vous avez la bonté de la prier pour celle qui est, avec un profond respect, mon très Révérend Père, votre très humble, très obéissante et obligée servante.
« Soeur Mechtilde du T[rès] S[aint] Sacrement,
Prieure. »
Au moment où la vénérable Mère écrivait ces lignes, dans lesquelles se peignent si au naturel sa foi et son humilité, elle était loin de se douter que, dans celle ville même de Paris, d’où elle datait sa lettre, un complot était formé, depuis plusieurs mois, pour flétrir et ranger parmi les livres impies et scandaleux ce même livre dont elle avait fait ses délices.
D[om] P[rosper] Guéranger.
- Erreur de Dom Guéranger. Il s’agit non pas de Lugagno en Suisse, mais de Lugagnano dans la vallée du Pô. Voir Bullaire de Benoît XIV, T. 2, vol. 6, Malines 1827, p. 5.[↩]