Marie d’Agréda et la Cité mystique de Dieu.
11ème article : La doctrine lumineuse de la Cité mystique. Exégèse du livre. Ses sources. Existence des révélations privées. Le scotisme de Marie d’Agréda. Objections faites au livre. Comparaison du livre avec les Apocryphes et les écrits antérieurs de femmes qui eurent également des révélations. La comparaison avec Anne-Catherine Emmerich. Pensée de Benoît XIV sur les révélations privées.
(11° article — Voir les n°s des 23 mai, 6 et 20 juin, 18 juillet, 1er et 15 août, 13 et 27 septembre, 10 octobre et 21 novembre.)
L’analyse que nous avons donnée des trois livres de la Cité mystique a pu aider le lecteur à se faire une idée de la vaste narration que renferme ce livre ; toutefois, le peu d’espace dont nous avions à disposer, et aussi la crainte de nous laisser entraîner par le charme des récits, nous ont contraint, d’omettre mille traits aussi intéressants que ceux que nous avons produits. Mais ce que nous n’avons pu rendre en aucune manière, c’est la doctrine abondante et lumineuse qui ressort si magnifiquement de l’ensemble de ce livre étonnant ; c’est l’onction admirable dont il est tout pénétré, et qui saisit l’âme du lecteur chrétien, et le dispose à goûter toujours davantage le divin mystère de l’Incarnation auquel aboutissent toutes les grandeurs de Marie ; c’est enfin cette intelligence supérieure des saintes Écritures dont la Sœur fait preuve à chaque pas, qualité qui ouvre un nouveau jour sur cette âme aussi distinguée par la science acquise que sublime par les vertus héroïques et les dons de la grâce.
Le lecteur demandera peut-être maintenant ce qu’il faut penser de la source d’où procède ce livre, que je ne crains pas d’appeler sans égal. Est-on en droit de le considérer comme un produit purement humain du génie joint à la piété ? Ou faut-il considérer cette épopée de la Mère de Dieu, comme un corps de révélations célestes qui n’a souffert aucun mélange, et qui se montre à nous dans une certitude complète, tant sur le fond que sur les détails ? On verra plus loin que tel a été l’avis d’un grand nombre de savants docteurs ; sans blâmer leur confiance, qu’ils ont justifiée par des mémoires volumineux, remplis de la plus sérieuse érudition théologique et critique, je penserais que l’on peut dire avec plus de sûreté, peut-être, que de même que tout n’est pas humain dans ce merveilleux livre, tout aussi peut n’y être pas le produit de communications divines. Il y a loin sans doute de cette appréciation modérée au jugement superbe de ceux qui n’ont voulu voir dans la Cité mystique qu’une indigne rapsodie où le blasphème le dispute à l’inconvenance. Mais, franchement, pour un catholique qui a connaissance du décret de Clément XIV, par lequel le manuscrit autographe du livre est reconnu authentique, et qui se rappelle en même temps les héroïques vertus de la Servante de Dieu, ses extases continuelles, ses longues résistances à prendre la plume, sa parfaite obéissance à jeter au feu l’écrit qui lui avait coûté tant de labeurs et de sacrifices, il devient impossible de ne voir dans une telle œuvre qu’un jouet de l’imagination. L’esprit humain, quand il s’égare dans ses pensées, ne procède pas ainsi. Que sera-ce donc si notre lecteur, voulant enfin juger par lui-même, se met à la lecture de la Cité mystique, s’il consent à suivre la Sœur jusqu’au terme de son œuvre, s’il expérimente par lui-même cette marche si pleine d’harmonie, si simple et si sublime selon laquelle elle procède, s’il est homme à sentir cet accent de conviction, ce zèle du salut du prochain qui règnent partout ? L’expérience d’un grand nombre donne lieu de penser qu’il dira comme eux : « Ce n’est pas ainsi qu’on invente. » Il verra par lui-même que la Sœur est d’une bonne foi entière ; et s’il lui vient en pensée que peut-être elle aurait été la victime d’une hallucination, il ne tardera pas à reconnaître l’insuffisance d’une telle hypothèse pour expliquer une œuvre dont la rédaction est aussi calme, aussi suivie dans son vaste cours que l’in-folio scientifique rédigé par le plus grave docteur.
Je ne fais que rappeler ici les principes posés plus haut, savoir : que les révélations privées existent dans l’Églises, qu’elles sont données d’en haut dans le but de produire une influence sur le corps des fidèles ; que l’Église les a reconnues en principe et qu’elle en recommande plusieurs en fait ; qu’il est téméraire de les mépriser en général ; que si elles peuvent être l’objet d’une foi divine dans les âmes qui les éprouvent, elles n’ont jamais qu’une certitude purement humaine pour les autres ; enfin, qu’elles ne nous arrivent pas toujours pures d’alliage naturel, Dieu le permettant ainsi afin que nous ne soyons jamais tentés de mettre leur autorité sur la même ligne que celle des Livres saints. Toute cette doctrine est applicable à la Cité mystique ; c’est aux lecteurs de ce livre d’en apprécier le contenu d’après ces principes. Je me bornerai donc à répondre à quelques difficultés générales que l’on a alléguées contre l’œuvre de Marie d’Agréda.
D’abord, on s’est étonné de rencontrer dans un livre écrit par une femme l’usage familier des termes de la scholastique sur les matières qui tiennent à la philosophie et sur celles qui dépendent de la théologie proprement dite. Faut-il conclure que toute cette terminologie aurait été divinement révélée à la Sœur ? Ou faut-il reconnaître la main de quelque docte Frère Mineur, qui se serait exercé à donner une forme savante aux données qui lui auraient été fournies par Marie de Jésus ? Ni l’une ni l’autre de ces deux hypothèses n’est acceptable. D’abord, l’autographe de Marie d’Agréda a été soumis au Saint-Siége ; on l’a confronté avec les autres écrits de la Sœur, et le jugement apostolique est intervenu sur la parfaite authenticité de l’écriture. En outre, cet emploi des termes scholastiques n’affecte qu’un nombre assez restreint de passages dans la Cité mystique. Quant à les attribuer chez la Sœur à une illustration divine qui l’eût mise en possession de ces mots et de leur définition, il semble que ce serait multiplier le merveilleux sans aucune nécessité. II est bien plus simple de reconnaître ici ce fond naturel toujours très riche dans les âmes que la grâce élève à des lumières supérieures ; et quant à la manière dont ce fond a pu se former, de se rappeler que Marie de Jésus, douée comme elle l’était d’une intelligence supérieure, et concentrant toutes les facultés de son âme sur les choses de l’ordre surnaturel, a été en rapport suivi avec de savants franciscains dans les entretiens desquels elle était à même de puiser les notions philosophiques et théologiques qui lui étaient nécessaires pour l’analyse de ses pensées et de ses impressions.
On a donné comme fin de non recevoir aux révélations de Marie d’Agreda sa prédilection pour les doctrines de l’École scotiste, dont les conceptions acquerraient ainsi une sorte de consécration au détriment des droits de l’École opposée. J’ai eu ci-dessus occasion de prévenir cette objection, en faisant voir que tout dépend ici de la réalité des révélations. Si elles sont fondées, Dieu, qui n’ignore pas lequel des deux systèmes contradictoires se trouve exprimer la vérité, ne s’est pas interdit de manifester, quand il lui plaira, ce que nous en devons croire. On conçoit que l’Église s’abstienne de décider sur des matières que la tradition n’élucide pas ; mais il serait un peu hardi de vouloir limiter le pouvoir révélateur de Dieu à la mesure d’autorité qu’il lui a plu de conférer à son Eglise. Quant au fait en lui-même est-il exact de dire que Marie d’Agréda abonde constamment dans le sens de l’École scotiste ? Je sais qu’on l’a dit très haut, et très durement ; mais, en attendant, voici le résultat des recherches sur le livre qui a été soumis à la Congrégation des Rites dans le procès de béatification de la Servante de Dieu : En vingt-neuf endroits de la Cité mystique, la Sœur s’énonce dans le sens thomiste, opposé à celui de l’École de Scot ; en sorte qu’il est, en tout, deux points seulement sur lesquels elle enseigne dans le sens de cette dernière : savoir la Conception immaculée de Marie, et l’Incarnation du Fils de Dieu, dans le cas où Adam n’eût pas prévariqué. Sur le premier point, l’Église a confirmé depuis par une définition solennelle le sentiment, si cher à Duns Scot ; et quant au second point, sainte Marie Madeleine de Pazzi le professe expressément dans ses révélations, au sujet desquelles l’Église dit dans la Légende du bréviaire : « Diuturnas et admirabiles extases passa est, in quibus arcana cœlestia revelavit. » Il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter excessivement du penchant que Marie d’Agréda aurait montré pour le Scotisme.
Un autre reproche adressé sérieusement à la Cité mystique, c’est qu’on y rencontre beaucoup de choses nouvelles. J’avoue que cette objection m’étonne, comme elle en a étonné d’autres. En effet, quel est le but du livre ? N’est-ce pas, ainsi que l’annonce l’auteur, de manifester les mystères cachés de la vie et des grandeurs de la Mère de Dieu ? Alors, comment être surpris d’y rencontrer des choses qui ne se trouvent pas ailleurs ? Ou il s’agit de la doctrine, ou il s’agit de faits : s’agit-il de la doctrine ? Il est clair que si cette doctrine est nouvelle, en ce sens qu’elle ne puisse se concilier avec la foi de l’Eglise, nous devons lui dire anathème ; mais si elle s’accorde avec l’enseignement commun, en sorte qu’elle n’en soit que l’application ou la conséquence, il n’y a pas nouveauté : autrement il faudrait arrêter l’essor même de la théologie. Nous reviendrons sur ce sujet quand nous aurons à parler de la censure parisienne de 1693. S’agit-il de faits ? Il n’y a qu’une remarque à faire : ou ces faits impliquent contradiction avec d’autres faits révélés, ou ils répugnent aux perfections divines, ou enfin ils laissent subsister dans leur intégrité les faits révélés et n’offrent rien de contraire à la sagesse et à la puissance de Dieu. Dans les deux premiers cas, il faut rejeter le livre comme mauvais et dangereux ; dans le second cas, il serait contre toute justice de repousser un livre par cela seul qu’il contiendrait des faits inconnus jusqu’alors, quand l’auteur du livre déclare tout d’abord que son but est précisément de produire de tels faits. Pour s’opposer en cette manière à la Cité mystique, je ne vois que deux moyens : ou dire que les révélations privées sont impossibles et n’existent pas ; c’est alors se déclarer contre l’Église, qui en admet la possibilité et l’existence ; ou dire que Marie d’Agréda a été une folle ou une imposteur ; ce que l’on conciliera difficilement avec la haute sagesse qui brille dans tout ce qu’elle a écrit, et avec les sublimes vertus et les dons divins qui ont éclaté en elle, et lui ont concilié entre autres la tendre vénération d’un Pontife aussi éclairé que le fut Benoît XIV.
Mais en voici d’autres, et peut-être les mêmes, qui arrivent et nous disent que la Cité mystique n’est pas soutenable, attendu que plusieurs des faits qui s’y trouvent rapportés se lisent dans les livres apocryphes qui ont été écrits dans les premiers siècles de l’Église. La réponse à cette difficulté est assez facile. Si la Sœur enseignait que nous devons regarder comme inspirés et canoniques des livres que l’Église a exclus du canon des saintes Écritures, nul doute que nous devrions réprouver son œuvre ; mais de ce qu’il peut se rencontrer en quelques endroits de la Cité mystique certains faits que l’on retrouve dans les écrits apocryphes, a-t-on le droit pour cela seul de récuser ce livre ? Il faudrait pour cela soutenir que tout ce que contiennent ces livres est faux et erroné : mais une telle assertion conduirait l’adversaire beaucoup plus loin qu’il ne veut aller. Il est évidemment sous le poids d’une distraction ; autrement, il lui viendrait en souvenir que plus d’une fois les livres canoniques eux-mêmes ont allégué des faits rapportés dans des livres déclarés apocryphes. C’est ainsi que saint Paul, écrivant à Timothée, fait allusion aux deux magiciens d’Égypte, Jean et Mambré, qui résistèrent à Moïse ; que saint Jude parle de la dispute de Satan avec l’archange saint Michel, au sujet du corps du législateur des Hébreux et que le même apôtre allègue la prophétie d’Enoch. Il n’est donc pas démontré qu’un livre, pour être déclaré apocryphe par l’Église, doive être censé contenir autant d’erreurs que de mots ; dans la rigueur des termes, cette qualification n’emporte pas autre chose, si ce n’est que le livre n’est pas canonique ; admettons qu’il contienne des fables, ainsi qu’on est en mesure de le constater pour l’ensemble de ces sortes d’écrits, il ne s’ensuivra jamais en bonne logique que tout y doive être absolument faux et absurde.
D’autres ont relevé les contradictions que les récits de Marie d’Agréda présentent, en quelques points, avec des révélations antérieures. On a cité les révélations de sainte Brigitte, de sainte Madeleine de Pazzi, de sainte Colette, de sainte Elisabeth de Trébie, de la B[ienheureuse] Véronique de Binasco, de la vénérable Marianne de Jésus, comme renfermant quelques détails opposés à ce que contient la Cité mystique. Serait-ce une raison suffisante pour rejeter le livre ? On ne saurait le dire, quand on se souvient que les révélations privées, même les plus graves, ne sont jamais absolument garanties de quelques mélanges d’erreur ou de méprise.
Maintenant, de quel côté seront l’erreur ou la méprise ? II y a lieu d’examiner dans le détail. Ainsi, on objecte à ce que dit la Sœur sur les trois jours que le corps de Marie demeura dans le tombeau, une révélation de sainte Brigitte qui porterait le nombre des jours à quinze ; Benoît XIV montre que cette prétendue révélation a été faussement attribuée à sainte Brigitte. Marie d’Agréda a vu six soldats qui flagellaient le Sauveur ; sainte Madeleine de Pazzi raconte que soixante étaient présents à cette barbare exécution ; mais elle ne dit pas que tous y aient pris part ; où est la contradiction ? Sainte Colette donne trois filles à sainte Anne, tandis que la Sœur ne lui donne pour fille que la seule Marie, mère de Dieu. Benoît XIV enseigne que la révélation de sainte Colette sur ce sujet est apocryphe. Quant aux révélations de sainte Elisabeth de Trébie, de la B[ienheureuse] Véronique de Binasco et celles de la vénérable Marianne de Jésus, elles n’ont été l’objet d’aucun contrôle dans l’Eglise, les autographes n’ont été ni examinés, ni jugés ; il ne serait donc pas équitable d’en conclure contre la valeur des récits de la Cité mystique. En tout cas, je m’en réfère aux principes généraux exposés plus haut, et qui sont applicables aux unes comme aux autres de ces révélations, dont le but unique est de servir à l’édification des fidèles, et nullement d’accroître le domaine scientifique, à moins qu’il ne s’y rencontre des circonstances particulières dont le concours est fort rare.
Mais il est une contradiction beaucoup plus sérieuse, et qui sera fort remarquée aujourd’hui par les lecteurs de la Cité mystique ; c’est celle qui existe très flagrante sur plusieurs points entre les récits de Marie d’Agréda et ceux de Catherine Emmerich, qui jouissent d’une grande vogue, et qui servent merveilleusement la piété. Je commence par dire que je professe un sincère respect pour tout ce qui vient authentiquement de Catherine Emmerich, personnage dont la sainteté de Vie est incontestable, et qui a l’avantage de nous être contemporaine. Ces égards sont professés également par le P[ère] Faber juge si compétent en cette matière, qui, dans son dernier et précieux ouvrage, intitulé : Le Pied de la Croix, s’énonce ainsi sur les deux extatiques, à propos d’un fait de la Passion au sujet duquel elles s’accordent parfaitement toutes deux : « C’est là, dit-il, ce qu’il y a d’attrayant dans les apparitions que nous font connaître les révélations de Marie d’Agréda et dans le portrait que nous ont tracé les visions de la Sœur Emmerich. Les instincts de la religieuse espagnole étaient même plus vrais que ceux de l’âme artistique de l’extatique allemande. » (Chap. 1, § IV.) On ne saurait mieux caractériser les deux servantes de Dieu : la première l’emporte sur la seconde dans le sentiment ; la seconde est supérieure à la première par le côté artistique. La poésie de l’œuvre de Marie d’Agréda est plus grandiose ; celle de Catherine Emmerich tourne davantage à la peinture de genre. Il semble que la divine Providence ait voulu servir chaque siècle selon son attrait. Les personnages de Catherine Emmerich ne parlent, pour ainsi dire, jamais ; ils exécutent devant le lecteur une sorte de pantomime éloquente qui laisse un peu l’âme dans le vague ; ceux de Marie d’Agréda parlent souvent et longuement, à la castillane ; mais que de vie, que de sentiment, que de lumière, que de doctrine dans ces discours ! Ce n’est pas la concision profonde des interlocuteurs de l’Évangile ; il est aisé de sentir ici toute la différence qui existe entre l’écrivain inspiré et l’âme que Dieu favorise d’une lumière passagère et fugitive, et qui cherche ensuite à retrouver et à rendre, dans son langage à elle, ce qu’elle a vu et entendu. On sort ému de la lecture de Catherine Emmerich ; on est à la fois ému et éclairé, en lisant Marie d’Agréda. Il a fallu passer par la première pour revenir à la seconde ; admirable condescendance de Dieu pour la piété française, qui se trouva cruellement frustrée, à la fin du XVIIe siècle, d’un secours qui l’eût si puissamment aidée au milieu des épreuves qu’elle allait avoir à subir.
Quoi qu’il en soit, les deux extatiques diffèrent sur des points importants. L’Espagnole ne donne, qu’une seule fille à sainte Anne, elle place sa mort avant le mariage de Marie, elle fait mourir à Jérusalem la Mère de Dieu ; l’Allemande attribue trois filles à sainte Anne, la fait vivre jusqu’à la naissance du Sauveur et place la mort de Marie à Éphèse. Aucun moyen possible de conciliation ; l’une des deux s’est nécessairement trompée. Il ne serait pas difficile de montrer, avec plus de temps et d’espace que nous n’en avons à notre disposition qu’en dehors de toute révélation le sentiment de Marie d’Agréda sur la mort de Marie à Jérusalem est celui qui réunit le plus de preuves historiques et archéologiques en sa faveur, et de tirer de là un préjugé assez avantageux pour la Cité mystique, au préjudice des récits de Catherine Emmerich. De nombreux arguments de convenance, auxquels s’unissent des autorités graves et multipliées, recommandent de préférence le sentiment qui ne reconnaît qu’un seul mariage et qu’un seul enfantement chez cette heureuse femme à qui il fut accordé de donner au monde le fruit immaculé de ses entrailles ; mais il y a autre chose à dire encore sur cette question. L’œuvre de Marie d’Agréda existe tout entière écrite de sa main, reconnue, certifiée ; elle l’a même écrite par deux fois ; de Catherine Emmerich nous n’avons que des dictées entrecoupées, venues péniblement, souvent amendées, dont l’ensemble, il est vrai, est d’une grande beauté, et porte fréquemment la trace d’une lumière et d’une action surhumaines ; mais il semble que, dans le cas d’un conflit, on aurait quelque peine, si l’on tient compte de tout ce qui milite en faveur de la religieuse espagnole, à la sacrifier à la Sœur Emmerich. Au reste, les occasions où elles se contredisent l’une l’autre sont rares, et l’on a lieu d’admirer souvent avec quelle harmonie leurs contemplations se rencontrent et s’entrelacent. En lisant les résumés qui ont été publiés des visions de l’extatique allemande, on ne peut s’empêcher de reconnaître une action providentielle qui s’est exercée d’abord sur la contrée de l’Europe où le rationalisme a fait le plus de ravages, pour arriver ensuite sur nous, et aider puissamment à raviver cette foi pieuse qui languissait depuis trop longtemps, et que l’enseignement abstrait ne donnera jamais.
Je ne sais trop s’il vaut la peine de relever une dernière objection entre celles auxquelles la Cité mystique a été en butte, et qui consiste à trouver mauvais que la Sœur répète çà et là dans son livre qu’elle parle au nom de Dieu, que ce qu’elle manifeste lui vient de Dieu, etc. A ceux qui se sont étonnés de ce langage, on a répondu simplement que, d’après les principes de la théologie, toute personne qui se trouve être le sujet d’une révélation divine est en droit de s’exprimer ainsi, qu’elle est tenue de faire l’acte de foi sur la vérité ou le fait qui lui sont divinement manifestés, et que, dès lors, on ne saurait être surpris de l’assurance qu’elle fait paraître lorsqu’elle rend compte de ce qui s’est passé en elle. Sans doute il ne s’ensuit pas que son témoignage à elle seule puisse autoriser l’acte de foi divine chez ceux qui l’entendent ou la lisent. Tout demeure dans le domaine de la certitude purement humaine, tant que la révélation n’est pas proposée comme divine par l’Église ; or, l’Église peut recommander à la confiance des fidèles certaines révélations privées, comme elle le fait, par exemple, pour celles de sainte Brigitte ; mais elle ne demandera jamais pour elles l’assentiment de la foi théologale, attendu que les motifs de crédibilité qui seuls pourraient déterminer cette foi ne s’élèvent pas assez haut pour lui donner fondement. Ils se réduisent à la sainteté de la personne, à la convenance de ce qu’elle raconte avec l’analogie de la doctrine révélée, à l’absence de toute contradiction avec les vérités divinement connues ; tout cela laisse une entière liberté aux fidèles d’admettre ou de ne pas admettre les révélations en question ; mais, encore une fois, il ne s’en suit pas de là que l’extatique doive parler avec doute et hésitation de ce qu’il a vu ou entendu ; son témoignage n’est sérieux qu’autant qu’il est donné avec assurance ; et ceux qui ont reproché à Marie d’Agréda de parler au nom de Dieu avaient au moins oublié que sainte Brigitte fait la même chose dans ses révélations approuvées.
De même, il n’y a pas lieu de s’étonner d’entendre la Sœur déclarer que son livre est un don du ciel à la terre, une faveur réservée pour des temps malheureux où l’Église a beaucoup à souffrir et où les âmes sont en grand péril. Nous verrons plus loin si l’état de la religion était tel au moment de la publication de la Cité mystique ; mais il est sûr que si la répulsion dont le livre fut l’objet chez nous constituait un certain risque, dans le cas où l’on admet l’origine surnaturelle de la Cité mystique, les recommandations solennelles de la Sœur pour qu’il fût accepté n’établissaient pas à elles seules une obligation stricte de l’accepter.
Une autre question se présente à la suite de celles que nous venons de traiter. La Sœur, admettons-le, a vu et entendu dans ses contemplations célestes tout ce qu’elle veut exprimer ; mais a-t-elle été heureuse dans l’expression ? Malgré sa droiture et sa bonne volonté, n’a-t-elle pas altéré, en voulant les traduire en langage humain, ces communications divines qu’elle a reçues? En un mot, le livre rend-il pleinement les révélations ? L’erreur par excès, ou par défaut, ne s’y serait-elle pas glissée ? Dans cette situation, la Sœur, tout en maintenant d’un côté la fermeté de ses assertions qui répondent à son sens intime, soumet humblement de l’autre toute la Cité mystique au jugement et à la correction de la sainte Eglise romaine. Cette Eglise infaillible n’aura point à prononcer sur ce qui s’est passé entre Dieu et la Sœur ; mais à elle appartient de juger si l’expression est correcte et orthodoxe. Telle est l’admirable et divine constitution de l’Eglise catholique, moyennant laquelle les droits de l’âme qui traite directement avec Dieu dans la contemplation sont respectés et garantis, en même temps que les manifestations publiques qui peuvent être faites de ces divins colloques deviennent tout aussitôt sujettes à ce contrôle infaillible que Dieu a daigné établir lui-même, afin de préserver son troupeau de tout péril d’erreur, là où cette erreur serait le plus dangereuse.
Ces vues générales sur la Cité mystique suffiront, pour le moment. Je n’entrerai pas dans le détail des divers points de ce livre qui peuvent faire difficulté. Il en est qui ont rapport à l’histoire et à la chronologie, d’autres à la physique, d’autres enfin à la théologie. Tout a été mis en question ; d’autre part, il a été répondu habilement et savamment aux objections. Mon intention n’a jamais été de soutenir que tout est absolument d’égale valeur dans le livre ; je propose simplement de la liberté que l’Église me laisse de croire, après une longue étude de la Cité mystique et des volumineux écrits que l’on a publiés pour et contre, surtout après la lecture du dossier de la procédure par devant la Sacrée Congrégation des Rites, de croire, dis-je, que les révélations de Marie d’Agréda sur la vie de la sainte Vierge ont droit au respect et à l’estime de tous ceux qui sont capables d’en entreprendre la lecture, qu’elles méritent d’occuper un rang distingué parmi les écrits de cette nature, et que l’usage discret que l’on en peut faire peut ranimer puissamment la piété dans les âmes, en développant l’intelligence du mystère fondamental de la religion chrétienne, l’Incarnation du Verbe, et en élevant sa pensée sur 1e rôle sublime de Marie mère de Dieu dans toute l’économie du plan divin. Que si l’on me demande d’où me vient cette confiance qui suppose en Marie d’Agréda une si haute connaissance des secrets célestes, je répondrai par ces paroles de Benoît XIV : « Les visions et apparitions divines se reconnaissent d’après la personne à laquelle elles arrivent, d’après le mode selon lequel elles ont eu lieu, et d’après les effets qu’elles produisent Si la personne qui les a éprouvées est remplie de vertus, s’il n’y à rien dans la vision ou apparition qui détourne de Dieu ; bien plus, si tout s y rapporte au culte divin ; si, après les visions et apparitions, l’humilité, l’obéissance et les autres vertus chrétiennes, non-seulement persévèrent dans la personne qui les a éprouvées, mais s’élèvent à un degré plus sublime encore, il n’y a dès lors aucun moyen de douter de leur qualité surnaturelle et divine : De earum qualilate supernaturali et divina non erit ullo modo dubitandum. » (De servorum Dei Beàtific. et de Beatorum Canoniz., lib-. III, cap. LI.)
D[om] P[rosper] Guéranger.