Lettre aux Amis de Solesmes 1977 – 34
Le 19 avril 1883, le Figaro publiait, sous ce titre, l’article que nous nous plaisons à reproduire et qui illustre certains traits de la vie des hôtes à Solesmes au temps de Dom Guéranger. Signé : « Comte Villiers de l’Isle Adam », il voulait rendre hommage au grand publiciste décédé le 7 avril précédent. Les deux hommes s’étaient rencontrés vingt ans plus tôt à l’abbaye, en août 1863, mais Veuillot n’avait été que médiocrement satisfait d’avoir pour voisin ce jeune « poète » qui troublait son repos. Auguste Villiers de l’Isle-Adam était déjà venu l’année précédente, et Dom Guéranger l’avait ramené à Dieu. Dans la mémoire de l’écrivain, en 1883, le souvenir de ces séjours s’est agrémenté de détails qui doivent bien quelque chose à l’imagination le lecteur d’aujourd’hui, pour peu qu’il connaisse l’histoire de l’abbaye, s’amusera à compter les inexactitudes du récit. Mais la plupart des observations sont justes, et jusqu’à ces reproches amicaux de Dom Guéranger à Veuillot, accusé de se perdre en diatribes sur des points secondaires.
Il y a quelques années, je dus me rendre, en vue de recherches archéologiques, à l’Abbaye des bénédictins de Solesmes.
Donc, un soir d’automne, au reçu d’une lettre d’introduction près de l’illustre Abbé de ce cloître, dom Guéranger, je quittai Paris. Le lendemain matin, j’étais à Sablé d’où l’Abbaye n’est distante que d’une heure. Je descendis, pour mettre ordre à ma toilette, en cet hôtel de la grande place dont l’enseigne étonnante me fit rêver Hôtel de Notre-Dame et du Commerce. Puis, comme il faisait soleil, je me mis en route, mon sac de voyage à la main, pour le monastère, où j’arrivai midi sonnant L’un des frères du portail s’offrit pour remettre à l’Abbé dom Guéranger la lettre qui me présentait à lui. J’entrai sous les arceaux ; j’y rencontrai d’autres pèlerins. Je pris rang, sur l’invitation de l’un des pères. C’était l’heure du déjeuner. L’on traversa les cloîtres.
L’abbé de Solesmes se tenait debout, une aiguière et un plateau à la main au seuil du réfectoire. A ses côtés, le Prieur dom Couturier et l’Économe dom Fontanes, debout aussi, me considéraient, les bras croisés en leurs longues manches noires.
Dom Guéranger me versa de l’eau sur les doigts, en signe d’hospitalité : l’un des frères me tendit une serviette ; je m’essuyai. L’on me montra la table des hôtes, située au milieu de la salle — et entourée de celle des religieux — un peu au-dessous de l’estrade où l’Abbé, le Prieur et l’Économe, seuls, prenaient leurs repas.
Après une prière pour les morts et un Pater noster (dont les deux premiers mots seulement furent prononcés, chacun le devant achever en soi-même), l’on prit place. L’un des pères monta dans une chaire élevée auprès d’une fenêtre, ouvrit un tome des Bollandistes et se mit à lire, à haute voix, l’existence de sainte Lidwine.
Le repas des Bénédictins était plus qu’austère. Un plat de légumes, du pain et de l’eau. Le nôtre me sembla plus recherché. Mais je regardais plutôt mes hôtes que le repas.
Entre les deux autres Pères, dom Guéranger apparaissait comme le pilier d’une abside entre ses deux colonnes. Il portait soixante années d’épreuves, de luttes et de pénitence. Pauvre, à vingt-deux ans, il avait fondé l’abbaye. Son front était haut, plein et pensif. Ses yeux, d’un bleu très pâle, étaient deux lueurs vivantes. Tout dégageait, en sa personne, l’invincible Foi ; sa croix abbatiale brillait sur sa poitrine comme de la lumière. Il n’était point de haute taille, mais quelque chose de mystérieux le grandissait, je m’en souviens, quand il parlait de Notre Seigneur. Plus tard, lorsqu’il m’honora d’une amitié que la Mort n’a pas effacée entre nos âmes, j’ai souvent constaté, dans ses entretiens, un accent de voyance révélant un élu.
Les deux religieux, à sa droite et à sa gauche, possédaient aussi des fronts extraordinaires et des prunelles pénétrées d’un rayonnement intérieur tel que depuis je n’en ai jamais rencontré l’équivalent. Leur regard attestait la permanence du cœur et de l’esprit en l’unique pensée de Dieu.
Au dessert, la lecture finie, je me tournai vers mon voisin de table que je n’avais pas encore remarqué. Un passant comme moi, sans doute ? Il me parut, dès le premier coup d’œil, doué d’un sourire sympathique en un visage cependant presque vulgaire. Ses mains d’homme de lettres, aux manières affables, attirèrent mon attention ; elles indiquaient une intelligence.
Donc, à titre de plus nouvel arrivé au couvent, je lui demandai s’il connaissait le nom du religieux qui, revêtu, sur son froc, d’un long tablier de serge, s’empressait et nous servait en silence.
- Oui, me répondit-il très simplement. C’est l’un des plus grands hellénistes d’Europe, l’un des plus savants pères de l’Abbaye. Récemment, il a refusé, par humilité, le chapeau de cardinal, offert par le Souverain-Pontife. Il a préféré ce tablier, comme vous le voyez : — il a choisi de servir les pécheurs que Dieu conduit à Solesmes. C’est dom Pitra.
- Je porte envie à ce serviteur, lui dis-je.
- Moi aussi, répondit-il.
Après un moment, je repris :
- Et ce religieux, en face de nous, dont la figure d’ascète me rappelle celle du saint François d’Assise, au musée de Madrid, et qui a cependant l’air plus joyeux que les autres Pères ?
- Celui-là, nous l’appelons familièrement le Capitaine, me répondit-il en souriant. C’est dom Gardereau — vieux militaire, et grand mathématicien. — Quant à la joie recueillie qui transparaît sur ses traits, c’est qu’il a été condamné, ces jours-ci, par le médecin du monastère : il sait, en un mot, qu’il doit mourir sous très peu de temps.
Le déjeuner était fini.
Après une station à la chapelle cinq fois séculaire de Solesmes et dont l’Abbé dom Guéranger avait relevé les ruines, je descendis au jardin. J’y aperçus mon voisin de table au milieu d’un groupe de bénédictins que présidait l’Abbé lui-même.
L’on était assis sur des chaises, en cercle, dans une grande allée.
Mon interlocuteur du déjeuner avait revêtu, sur sa redingote, un tablier de serge pareil à celui de dom Pitra. Il écossait tout bonnement des pois, avec son entourage qui se livrait à ce même labeur.
Je m’adressai à l’un des Pères qui, une bêche à la main, retournait la terre
- On fait l’honneur à ce pèlerin, là-bas, de le traiter en frère convers ? lui dis-je.
- C’est que ce monsieur, c’est Louis Veuillot, me répondit-il. Quelques moments après, l’Abbé de Solesmes nous présentait l’un à l’autre.
- Je ne m’étonne plus du ton de vos paroles, monsieur, lui dis- je les ai trouvées simples et fortes comme vos écrits.
Ce disant, je pris place dans le cercle où l’on écossait des pois. J’en avisai moi-même, quelques-uns, dans mon zèle, voulant me rendre utile — et surtout ne point rester oisif devant l’exemple.
- Lorsque vous êtes survenu, monsieur, me répondit Louis Veuillot, le révérend père Abbé me reprochait justement la rudesse de mes écrits. — Ah! c’est que je m’adresse à de prétendus athées qui, en flétrissant leurs âmes, sont jaloux de détruire la foi des esprits mal assurés qui les entendent. Un exemple : Nous savons qu’il est plus facile, aux professeurs d’incrédulité, de prendre une barricade que de faire maigre le vendredi (les autres jours, passe encore ! mais l’Église, sachant ce qu’elle proscrit et rien n’étant plus difficile que lui obéir, il est très dur à un mondain de faire maigre juste ce jour-là). — Bien. Si les ventres se taisaient, en faisant gras, peut- être n’aurais-je rien à dire. Mais, c’est qu’ils parlent, ces ventres ! C’est qu’ils se moquent alors, tout haut et bruyamment, du Paradis perdu pour une pomme’ Et qu’ils en font rire les incertains. — Certes, s’ils essayaient de se priver d’abord, en esprit d’Espérance, d’un morceau de viande le jour en question, peut-être pourraient-ils s’apercevoir que la « légende » n’est pas aussi absurde qu’ils l’affirmaient la veille. Or, non seulement, vous dis-je, ils n’essaient rien, sous prétexte que ce serait « trop facile » mais ils prêchent, verre en main, leurs « convictions » aux esprits tièdes qui, bientôt, les imitent; — ce qui conduit ces messieurs et leurs prosélytes à paraître, tour à tour, devant Dieu, sans un fétu dans leur bagage, sinon leur scandale. Encore une fois je n’aurais pas à les juger n’était leur propagande! C’est là ce qui me donne le droit et me fait un devoir, à moi, chrétien, d’en être le préservatif dans la mesure de mes forces. Ce n’est pas contre leur conduite privée, — contre leur lâcheté devant leurs instincts, — mais contre leurs contagieuses paroles, que je me bats. Et je me trouve mission d’en paralyser, comme je le puis, l’action mortelle.
Beau crime, de dégonfler ces ballons en les piquant d’une plume ! J’ai la haine sainte que redoutent ces Jocrisses ; je l’utilise. Pourquoi pas ?
- Vous les prenez à parti avec une violence parfois blessante, mon cher enfant, dit l’Abbé de Solesmes. Avoir beaucoup de charité, cela vaut encore mieux que de faire maigre le vendredi.
- J’enrage, s’écria Louis Veuillot, j’enrage, mon Père, lorsque j’entends mes supérieurs en Dieu me recommander la suavité envers ces empoisonneurs d’âmes ! — Vous ne les connaissez pas ! Toute arme est bonne contre ces souriants gredins. Je suis grossier, dit-on. Si je ne l’étais pas, me comprendraient-ils ? Est-ce que Lacordaire, du haut de la chaire de Notre-Dame, ne s’est pas écrié, en face du Saint-Sacrement, et parlant à l’élite des intelligences catholiques de France : « Quoi ! voici qu’ils enseignent à vos enfants, ces libres-penseurs nouveaux, que l’Homme n’est qu’un tube percé aux deux bouts et je n’aurais pas le droit, moi confesseur de Jésus-Christ, d’écraser sous mes pieds cette canaille de doctrine ! »
Il me semble qu’il ne faisait point là de fleurs de rhétorique non plus, le bon père Lacordaire Et Donoso Cortès, marquis de Valdegamas, ne fut-il pas encore plus rude, un certain jour ? Il fut terrible. Eh bien ! c’est le ton qu’il faut prendre avec eux, à son exemple. Ils savent bien qui ils sont, d’où ils viennent, ce qu’ils font et où ils retournent. Et j’ajoute qu’ils rôtiront bientôt, selon la promesse même du Seigneur. Comment serais-je onctueux envers ces hommes ? Voulez-vous que je dise à Renan, par exemple, à ce rat d’église qui vient la nuit manger le pain bénit : « Mon cher Judas, vous avez peut-être avancé, dans vos livres, des choses un peu trop vives ?.. » Allons donc ! N’est-ce pas à coups de fouet que Jésus- Christ chassa du Temple ces vendeurs ! Comment les appelait-il ? « Race de vipère ! »
Le paysan ne se gante pas pour se saisir d’une trique devant les voleurs. Mon père, je ne suis qu’un paysan, comme le Grand-Ferré, qui tua beaucoup d’Anglais en Bretagne. Laissez-moi, de grâce, continuer ma besogne.
- Saint Benoît nous prescrit la douceur ! dit l’Abbé. Vous feriez un bénédictin rebelle.
- Mais un bon dominicain, je crois !.. hasardai-je en souriant.
Une cloche, sonnant la prière, interrompit cette causerie, dont je me suis souvenu, mercredi dernier, en face du cercueil de ce grand soldat de la foi chrétienne.