Lettre aux amis de Solesmes 1975 / 2
Avant de mourir, Dom Guéranger avait exprimé le désir que son cœur reposât à Sainte Cécile de Solesmes. Point n’est besoin d’expliquer la signification de ce vœu Au lendemain du 30 janvier 1875, les moniales rappelèrent discrètement le souhait de leur Père Abbé, et satisfaction leur fut accordée.
Dans la matinée du 1er février, M. Edouard Guéranger, frère du défunt et ancien pharmacien au Mans, et le Dr Rondelou, médecin du monastère, procédèrent à l’embaumement du corps. Ils placèrent le cœur dans un coffret.
Au matin du 4 mars, avant la messe du trentième jour et l’éloge funèbre que devait prononcer Mgr Pie, eut lieu la translation à Sainte Cécile. Précédé des moines en coule et suivi d’une foule déjà nombreuse, Dom Bastide, abbé de Ligugé, assisté de Dom Couturier, nouvel abbé de Solesmes, portait le coffret recouvert d’un voile noir. Le cortège descendit silencieusement la rue du village et remonta vers le monastère des bénédictines, tandis que sonnait le glas. La porte de la clôture s’ouvrit : les moniales étaient à genoux, un cierge à la main, rangées en cercle autour de la croix de procession. Au milieu d’elles se tenait l’abbesse, près d’une petite table qui supportait un brancart tendu de noir ; sur ce brancard on avait placé une grande couronne de roses. Le cœur de Dom Guéranger fut déposé au centre de cette couronne. On récita le De profundis, en alternant avec la foule à genoux. Puis les moniales se levèrent et emportèrent processionnellement le cœur de leur premier père abbé.
Deux mois et demi plus tard, le 14 mai, on procéda à l’inhumation du cœur Très attaché à Sainte Cécile, M. Edouard Guéranger avait offert une urne d’argent ornée de roses. Il avait également fait sculpter un coffret de pierre, destiné à la recevoir. Quatre inscriptions latines y rappelaient les dates de la restauration et de l’érection abbatiale de Solesmes, celles du baptême, du sacerdoce et de la profession de Dom Guéranger, le legs de son cœur à Sainte Cécile, enfin les sentiments d’attachement du donateur, Edouard-Auguste-François Guéranger.
La date du 14 mai avait été choisie parce qu’on fêtait alors en ce jour saint Pascal 1er , pape, confesseur de l’Ordre de Saint-Benoît, qui, en 823, avait retrouvé le corps de sainte Cécile dans le cimetière de Calixte, et l’avait transféré dans la basilique romaine dédiée à la grande martyre. Saint Pascal était en outre le troisième patron de Dom Guéranger (Prosper-Louis-Pascal).
Cette fois encore, les moines se rendirent chez les moniales pour la messe conventuelle que devait célébrer pontificalement Dom Couturier. A la porte de clôture, l’urne d’argent, qui renfermait désormais le cœur de Dom Guéranger, fut confiée à l’abbé de Solesmes. Accompagné de ses religieux, celui-ci se dirigea en silence vers l’église. Il remit l’urne entre les mains de M. Edouard Guéranger, qui la déposa dans le coffret de pierre, aussitôt scellé avec les sceaux de Saint-Pierre et de Sainte Cécile. Le tout demeura exposé sur une crédence pendant la messe.
Puis, les deux plus anciens compagnons de Dom Guéranger encore vivants, Dom Fonteinne et Dom David, prirent le coffret et se placèrent près des marches de l’autel, au bas desquelles une cavité avait été aménagée. Dom Couturier récita les prières de la bénédiction du tombeau et entonna le Benedictus. Il se mit à genoux et déposa le petit monument de pierre dans son caveau.
Le vœu de Dom Guéranger se trouvait ainsi exaucé : son cœur le représentait, dans ce monastère de moniales où il avait retrouvé comme une seconde jeunesse durant ses dernières années. Il le représentait devant cet autel, sur lequel il avait souvent célébré le Saint Sacrifice, dans une joie spirituelle avouée à ses intimes, devant l’effigie de la vierge martyre qu’il avait révélée à ses contemporains.
Aujourd’hui encore, l’inscription sur la plaque de marbre blanc qui recouvre le petit caveau évoque le don de son cœur » à ses très chères filles de Sainte Cécile « :
Rmus in Christo Pater
D. Prosper Ludovicus Paschalis Guéranger
Abbas solesmensis
dilectissimis ad S. Caeciliam filiabus
cor suum legavit
hic depositum
in pace.