Lettre aux amis de Solesmes 1977 – 122
Certains visiteurs de l’exposition consacrée à Dom Guéranger, en 1975, se sont étonnés de voir, sur un schéma résumant la vie du grand Abbé, l’indication du « Baptême de Montalembert » sous la date de l’année 1835. Leur surprise est bien compréhensible : imagine-t-on qu’en 1831 l’abbé de Lamennais eût emmené à Rome son plus jeune disciple, si ce dernier n’avait pas été inscrit au nombre des fils de l’Église catholique ?
Il fallait préciser : le baptême de 1835 a été donné « sous condition »… Mais jusqu’à présent, le fait est demeuré caché. Les biographes n’en parlent pas : le P. Lecanuet en 1925, M. André Trannoy en 1947 l’ont ignoré. Dom Delatte lui-même, au début du siècle, l’a passé sous silence, bien que ses sources lui en aient révélé l’existence. De cette discrétion nous donnerons l’explication.
Auparavant, retraçons brièvement la jeunesse religieuse de Montalembert. Nous apporterons ensuite les témoignages concernant le baptême de 1835.
Le premier baptême de Montalembert
Vers la fin de l’année 1808, Marc-René de Montalembert, né en 1777 et émigré en Angleterre avec son père, épousait Élise-Rosée Forbes. Les Forbes descendaient des Comtes de Granard, établis en Irlande sous Charles II et issus d’une très ancienne famille d’Écosse. Charles-Forbes-René naquit à Londres le 15 avril 1810.
Où et quand a-t-il été baptisé ? Nous l’ignorons, et lui-même était dans la même incertitude lorsqu’il vint à Solesmes. Cependant, son père, monarchiste très attaché à Louis XVIII, avait dû veiller à ce qu’il reçût le premier des sacrements. Le grand-père, James Forbes, qui s’est particulièrement occupé de l’éducation de Charles-René, savait que celui-ci devait être instruit dans la religion de son père et c’est même pour cela que, très loyalement, il chercha à mieux connaître le catholicisme. Peu après 1815, il fit un voyage en France avec son petit-fils.
Après la mort de M. Forbes, la formation religieuse du garçon fut poursuivie par son confesseur, l’abbé Busson, professeur aux Missions Étrangères. Ce prêtre fit une forte impression sur Madame de Montalembert, née dans la confession anglicane. C’est alors que Charles-René se prit d’ardeur pour la conversion de sa mère :
« Je me rappelle très bien, écrit-il, que ce fut en écoutant et en transcrivant de ma main d’enfant les éclaircissements réclamés par ma mère, que je fus porté à réfléchir pour la première fois aux preuves historiques de la religion et à prendre goût pour ce genre d’études. »
Le 6 mars 1822, Madame de Montalembert prononça son abjuration solennelle entre les mains du cardinal de Latil. Cette ferveur, malheureusement, se relâcha par la suite : écrivant à Dom Guéranger, le 4 mars 1839, Montalembert remercia Dieu d’avoir pu arriver à temps auprès de sa mère mourante, « pour ranimer dans sa pauvre âme quelques souvenirs catholiques, car, pour comble de tristesse, elle avait à peu près abandonné le culte catholique qu’elle avait embrassé en France. »
Au Collège Sainte-Barbe, à Paris, Charles-René fut moqué par certains de ses camarades, en raison de sa piété. Sa foi stimulait leurs objections et il savait la défendre hardiment. Sa première communion en l’église Saint-Thomas d’Aquin n’eût pas été possible, si l’on n’avait eu au moins la certitude morale de son baptême.
Pourtant, aucune pièce ne semble avoir pu être produite. A quel moment un doute s’éleva-t-il dans l’esprit du jeune homme ? Ses premières conversations avec l’abbé Guéranger, en 1831, ont-elles abordé le sujet ? La suspicion aura peut-être pesé non pas sur la réception d’un baptême en 1810, mais sur la validité de l’acte. Toujours est-il qu’à l’automne 1835, Montalembert trouva à Solesmes le confident et le conseiller qui mit un terme à ses incertitudes.
Le séjour à Solesmes
Le 25 août 1835, Montalembert écrivit à Dom Guéranger, qu’il connaissait depuis quatre ans déjà, lui demandant de venir faire un séjour à Solesmes, pour se consacrer à un « travail d’histoire religieuse » (la biographie de sa chère sainte Elisabeth de Hongrie). Les questions qu’il énumère (« Avez-vous une chambre où vous pourriez me prendre en pension ? Me permettrez-vous de partager votre table frugale ? etc. ») semblent prouver que Dom Guéranger, lors de ses conversations avec le comte, n’avait pas songé à l’inviter, ou n’avait pas osé.
Les 7 et 22 septembre, Montalembert adressa encore à Solesmes deux lettres, qui témoignent de sa délicatesse ; soucieux de ne déranger personne au monastère, il demande la plus entière franchise : « Je serais désolé si mes opinions, mes liaisons avec M. de la Mennais, enfin quoi que ce soit en moi pût faire de mon séjour à Solesmes un inconvénient pour ce précieux établissement. »
Le 7 octobre, il arrivait au Prieuré. Ce fut bientôt chez lui un émerveillement : Dom Guéranger l’introduisait jour par jour dans la vie monastique, dans la vie liturgique, lui en faisant découvrir la profondeur, l’harmonie, la richesse. Relisons les lignes qu’il envoyait à son ami Rio dès le 12 octobre :
« Voici le cinquième jour que je suis dans cette solitude, et vraiment je m’en trouve à merveille. Je me lève à quatre heures (aie honte de ta paresse en lisant ceci) et vais aussitôt au chœur assister au chant de matines et de laudes, qui dure depuis quatre heures et demie jusqu’à six heures, puis je rentre chez moi et déjeune. A sept heures, prime, pendant une demie-heure ; je n’y vais que rarement ; puis lecture ou travail jusqu’à neuf heures. Alors tierce, la grande messe et sexte jusqu’à dix heures ; — deux heures de travail jusqu’au dîner, à midi. Ce dîner est plus que frugal : on fait maigre quatre fois la semaine, et on n’a jamais que juste ce qu’il faut pour calmer la faim. Il n’y a ni nappes, ni argenterie ; on mange avec des couverts de fer. Après dîner, on va au chœur chanter le Miserere pour demander pardon à Dieu d’avoir tant mangé puis on a une heure de récréation. De deux à quatre, travail, lecture des journaux ou promenade si je voulais ; à quatre heures, vêpres, puis travail jusqu’au souper qui a lieu à sept heures. A huit heures et demie, complies et prière jusqu’à neuf heures un quart : alors chacun rentre chez soi jusqu’aux matines du lendemain. Tous les jours se ressemblent. Je n’aurais jamais cru m’habituer ainsi, mais cela me réussit parfaitement… ».
Les hôtes de 1977 pourront comparer… L’horaire n’a guère varié (il est mentionné par Montalembert selon l’heure solaire). Seule la distribution des offices du matin a été modifiée. Peut-être aussi les appétits sont-ils un peu mieux satisfaits.
Les détails confiés à Rio auraient peu intéressé M. de la Mennais. A ce dernier, Montalembert envoie, le 7 novembre, un jugement plus pesé : le séjour est austère, mais ses fruits seront abondants :
« Je suis venu il y a un mois m’enfermer dans cette paisible retraite, et je m’en trouve assez bien. (…) Je m’ennuie souvent ici, mais je crois que Dieu ne peut manquer de bénir ou au moins d’approuver un séjour où sa pensée m’est infiniment plus présente qu’elle ne pourrait l’être ailleurs. Je mène la vie la plus uniforme du monde, et cela doit être un bon régime pour un esprit vague et agité comme le mien, pour un cœur tourmenté par mille regrets et mille douloureux ennuis. Je suis autant que possible les habitudes de la maison, et j’ai trouvé un très grand intérêt dans l’étude et la connaissance plus approfondie des offices et des cérémonies de l’Église, tels qu’on peut les étudier dans un lieu où une très grande partie du jour leur est exclusivement consacrée. Cet établissement est encore sur un pied très humble ; la vie matérielle surtout y est peu agréable ; mais je crois qu’il prospérera à cause de la grande simplicité et de l’entière pureté de cœur de ceux qui s’y sont dévoués. Vous connaissez le P. Guéranger qui en est prieur. Il me charge de le rappeler à vous et de vous parler de son tendre et fidèle respect pour vous C’est un homme vraiment intelligent, et étonnamment instruit pour son âge : je ne conçois pas comment, à peine âgé de trente ans, et avec une vie aussi remuée que la sienne, il a pu acquérir des connaissances aussi nombreuses et aussi fondamentales. C’est un véritable allemand pour la science. Il y a en outre trois autres prêtres et quatre religieux de chœur ; ce qui fait huit Pères, et il y a de plus quatre Frères convers ; de sorte que cela suffit pour que le chœur soit toujours bien garni, et la maison suffisamment peuplée ».
Le baptême du 31 octobre 1835
Ces lettres ne font aucune allusion au baptême, et cette discrétion absolue se maintiendra. Comment le fait nous est-il donc connu ? Par les allusions contenues dans la correspondance ultérieure de Dom Guéranger avec son ami, et par la narration de Madame Cécile Bruyère, dans ses notes inédites sur l’Abbé de Solesmes. Commençons par ce récit, dont la source est probablement une confidence orale de Dom Guéranger ou de l’abbé de Charnacé :
« Le comte Charles était très peu rassuré quant à l’orthodoxie de tout ce qui avait environné son enfance. Il étudia cette question à Solesmes avec le P. Guéranger, et les deux amis finirent par demander conseil à Mgr Bouvier, qui autorisa le prieur, par une lettre datée du 22 octobre 1835, à baptiser sous condition le comte Charles de Montalembert. Le prélat s’exprimait ainsi : « Vous avez pressenti, mon cher Prieur, quelle décision je vous donnerais touchant le baptême dont vous me parlez. Je ne puis, en effet, que vous dire de le réitérer sous condition et sans éclat. Faites-le ou faites-le faire par qui vous voudrez et quand vous voudrez. » (Lettre aux Archives de Solesmes).
« Muni de ces pouvoirs, le Père Guéranger procéda au baptême, lequel eut lieu, le 31 octobre suivant, à dix heures du soir, dans l’église de Saint-Pierre de Solesmes, devant deux témoins, dont l’un était le luthérien converti, le P. Brandès, et l’autre M. Prosper de Charnacé, qui servit de parrain au néophyte. Le secret en fut bien gardé, car les moines eux-mêmes l’ignorèrent jusqu’à la mort de M. de Montalembert (1870), et même à cette époque, ce ne fut que l’un d’entre eux qui en eut connaissance. Le Père Guéranger garda toujours l’eau qu’il avait employée pour ce baptême, il la conservait dans une fiole assez mal bouchée et s’en servait pour constater la réalité de la parole de sainte Thérèse qui dit quelque part que l’eau bénite ne se corrompt jamais. »
Le choix du Frère Charles Brandès comme témoin s’éclaire par le fait que ce luthérien originaire de Brunswick, arrivé à Solesmes au début de l’année, muni d’une recommandation de Lacordaire, avait abjuré entre les mains de Dom Guéranger, le 25 mars 1835. Dès le lendemain, il était entré au noviciat. Une sympathie très vive naquit entre Montalembert et lui. Tous deux grands admirateurs de l’Allemagne. Orageuse à Solesmes et à Paris, entrecoupée de séjours outre Rhin, la vie monastique du P. Brandès devait se poursuivre au monastère d’Einsiedeln, en Suisse, à partir de 1846.
Quant à l’abbé de Charnacé, issu d’une grande famille enracinée dans la région, il était entré dans le groupe de jeunes catholiques désireux d’une rénovation spirituelle de la France, qu’avait fréquenté Montalembert à Paris. Dès 1833, il avait obtenu de Dom Guéranger la faveur de poursuivre à Solesmes sa formation théologique. Ce prêtre se révéla l’un des plus fidèles amis de Solesmes : le monastère lui dut surtout bien des améliorations matérielles au service de la liturgie.
Dans aucune de ses lettres à Dom Guéranger, Montalembert ne parle ouvertement de son baptême solesmien. L’événement ne pouvait l’avoir marqué profondément, puisqu’il ne s’était agi que d’une précaution et non, à la différence des convertis, du début d’une vie nouvelle. Le comte évoque seulement l’amitié conclue à Solesmes et les bienfaits du séjour.
Dom Guéranger lui-même respecte cette discrétion : « Quand viendrez-vous, écrit-il à son ami le 16 juillet 1836, prier la Madone dans sa chapelle de la Pamoison où vous avez tant de souvenirs, et ceux nocturnes de la veille de la Toussaint, en compagnie du Père Brandès ? »
Le 30 juillet, Montalembert répond en annonçant, dans l’exultation, son mariage prochain avec Marie-Anne de Mérode. La cérémonie est prévue pour le 16 août. « J’ai écrit à l’évêque du Mans, ajoute-t-il, pour qu’il vise votre acte de baptême », c’est-à-dire l’acte dressé par Dom Guéranger, le 31 octobre précédent. Allusion unique dans une correspondance qui s’étend volontiers sur les souvenirs émus de cet automne 1835 sur les bords de la Sarthe : « Ne croyez pas qu’au sein de mon bonheur actuel, j’oublie Solesmes où il a pour ainsi dire commencé à poindre. Je suis moi-même étonné du nombre de fois par jour que ce doux et studieux séjour me revient au cœur et à l’esprit. Oh ! qu’il m’a fait du bien ! Oh ! que je me félicite d’y avoir songé » (lettre à Dom Guéranger, 19 novembre 1836).
Se considérant à son égard moins comme un père que comme un frère ou comme un ami, Dom Guéranger l’appelle désormais son « cher René ». Quand, le 14 janvier 1837, il lui écrit qu’il voudrait baptiser au Latran (le jeune couple est à Rome) l’enfant tant attendu, il donne déjà à celui-ci le nom de « René » : allusion au père, qu’il estime avoir fait « renaître » — pour autant que Montalembert en avait eu besoin — à la vie de la grâce.
fr. Louis Soltner.