«Nous n’avons pas d’espérance de retrouver les gloires de notre Ordre, si ce n’est par la sainteté, et la sainteté ne saurait être en dehors de la Règle. Notre Père Abbé Dom Guéranger nous a été donné comme un docteur, maintenant il faut justifier ses enseignements par nos vies. Il en va de cette doctrine comme de l’Evangile. En vain aurait t’il annoncé une morale très sainte, conforme en tout au Vrai et au Bien ; si personne ne l’avait pratiqué d’une façon entière et complète, on aurait pu dire : ce n’est qu’une belle utopie. Maintenant ce n’est plus le temps de parler, mais d’agir. Nous avons la responsabilité de démontrer; la valeur des principes monastiques de Dom Guéranger, et je dirai volontiers Facta non verba ». MADAME CÉCILE BRUYERE.
DOMINICI SCHOLA SERVITII
La Règle de saint Benoît a, dans son ensemble, un caractère spécial qu’il importe de bien saisir pour ne rien introduire qui lui soit contraire ou puisse en altérer la pureté primitive dans le gouvernement d’une Abbaye. Les coutumes locales les plus respectables en elles-mêmes, ne sauraient être légitimes et fructueuses pour les âmes que si elles découlent du texte vénérable qui assure aux enfants du glorieux Patriarche une marche pleine de sécurité vers la sainteté. Les usages particuliers doivent abriter sans le violenter ce code immortel, et en conserver la physionomie si noble et si large.
On y remarque, en effet, (dès lors qu’un point vital de la vie monastique n’est pas en cause) une absence significative de délimitations précises, d’organisation administrative ou militaire, d’alignements systématiques. Les anciens, a-t-on dit pour expliquer cette forme très ample, étaient moins méthodiques que ne le sont les modernes ; mais peut-être serait-il plus équitable de dire qu’ils l’étaient autrement que nous, et que l’ordre leur apparaissait sous un autre aspect. Et encore est-ce bien là la raison exacte du caractère de la Sainte Règle et est-il juste de dire que l’esprit de largeur, de sage liberté, de sainte spontanéité qui s’y manifeste n’ait pour cause déterminante qu’une simple question d’époque ? Nous ne pouvons y croire.
La Règle bénédictine n’est point un texte indécis, flottant et incomplet qu’il faut s’empresser de fixer, de compléter et de parfaire. Avant le saint Patriarche, il y eut des esprits méthodiques, comme celui de saint Pacôme, qui surent fort bien admettre les classifications, les détails administratifs et précis. Notre Père saint Benoît les a connus et il ne les a pas suivis.
Mûri par la plus haute contemplation et rempli d’une expérience consommée dans les choses divines et humaines, son choix entre les formes diverses pour arriver à la possession du Souverain Bien et dont il n’ignorait aucune, a été certainement volontaire : d’ailleurs à nous, ses enfants, il nous suffit pour apprécier ce choix, de répéter ce que dit la Sainte Eglise lorsqu’elle implore pour l’Ordre monastique ce Spiritum cui beatus Pater Benedictus abbas servivit. La grande et glorieuse Epouse du Christ ne semble-t-elle pas démontrer par ces paroles que le Vir Dei, comme l’appelle saint Grégoire le Grand, a été sous une dépendance spéciale de l’Esprit-Saint, et que, entre les Patriarches et les législateurs, c’est lui qui s’est approché davantage du procédé de la législation divine qui s’adapte à tous les âges et à toutes les races ?
L’impersonnalité de la Sainte Règle a vulgarisé, en quelque sorte, l’accès de la vie parfaite ; elle en a dilaté l’entrée sans aucun danger, car concentrant toute sa force dans les principes généraux, elle peut, sans crainte d’altération ou de dissolution, embrasser dans son ampleur toutes les âmes de bonne volonté, toutes celles qui ont reçu le baptême et dont saint Paul disait : Quicumque enim in Christo baptizati estis, Christum induistis. Non est Judaeus, neque Graecus ; non est servus, neque liber ; non est masculus, neque femina, omnes enim vos unum estis in Christo Jesu (Gal. 3, 27- 28). On dirait presque que le saint Patriarche avait ce texte présent à la pensée lorsqu’il formulait ainsi les conditions de l’entrée dans la milice monastique :
Ad te ergo nunc meus sermo dirigitur quisquis abrenuntians propriis voluntatibus, Domino Christo vero Regi militaturus, obedientiae fortissima atque praeclara arma assumis (Prologue Ste Règle).
Comme le baptême s’adapte à tous, ainsi la profession monastique ; et, par une conséquence pleine de logique, de même que la loi chrétienne régit tous les baptisés, de même la Règle monastique doit pouvoir régir tous les moines à quelque lieu et à quelque temps qu’ils appartiennent. Lorsqu’on étudie par quels procédés Dieu ramène vers lui l’homme qu’il a créé intelligent et libre, on y puise de grandes lumières pour saisir l’esprit qui a présidé à la rédaction de la Sainte Règle.
Dieu, en effet, a donné à l’homme des préceptes qui tous sont des moyens de conservation et de perfectionnement. La loi de Dieu est pour l’intelligence un phare qui lui révèle les points précis où se rencontrent les dangers qui pourraient entraver sa parfaite liberté et l’empêcher de porter la volonté vers la perfection de sa nature, et surtout vers le but suprême qui est Dieu : Declaratio sermonum tuorum illuminat, et intellectum dat parvulis (Ps. 118, 130). Le commandement divin est aussi pour la volonté comme une frontière au-delà de laquelle se trouvent tous les périls, toutes les destructions et finalement la mort. La sobriété des préceptes divins auxquels sont tenus les baptisés, suffit néanmoins pour les conduire à la perfection à laquelle ils sont appelés, et Dieu n’emploie pas pour régir l’homme ces lois inéluctables qui gouvernent l’animal, et que nous appelons l’instinct. Là, rien n’est laissé au choix ou à la liberté ; tout est prévu et réglé par une sorte de nécessité absolue. Au contraire, Dieu a compté sur l’intelligence de l’homme, et, après l’avoir instruit, éclairé, assisté dans ses actes, il le laisse trancher en dernier ressort par sa libre volonté.
Notre Bienheureux Père saint Benoît, appelé par Dieu à formuler une loi pour ceux qui embrasseraient la vie parfaite, s’est fait, en quelque sorte, dans cette œuvre, l’imitateur de Dieu, copiant les procédés divins. La puissance de l’inspiration qui lui a été donnée lui a révélé les principes essentiellement vitaux de l’observance monastique ; il a pénétré les points précis qui devaient servir de phares et de frontières au-delà desquels tout est danger dans un état si saint. Ne peut-on pas assurer que c’est ce qu’il exprime ainsi :
Constituenda est ergo a nobis dominici schola servitii ; in qua institutione nihil asperum, nihilque grave nos constituturos speramus. Sed et si quid paululum restrictius, dictante aequitatis ratione, propter emendationem vitiorum, vel conservationem charitatis processerit, non illico pavore perterritus refugias viam salutis, quae non est nisi angusto initio incipienda (Prologue).
C’est un don assurément que ce coup d’œil surnaturel qui fait ainsi discerner les prescriptions maîtresses et vitales sans s’égarer dans les détails qui en ressortent naturellement. Indiquer clairement les causes, c’est dévoiler du même coup les effets, avec l’avantage d’avoir honoré l’intelligence à laquelle on s’adresse, en sollicitant d’elle un acte personnel. C’est ce qui a donné lieu à l’axiome : Intelligenti pauca. Les vrais éducateurs ont le don, non pas de faire parade de leur intelligence, mais d’éveiller celle des autres par le côté où elle est accessible. Saint Benoît qui a fondé une école du service divin, indique dans sa Règle avec une sagacité surnaturelle les points fixes de la perfection au moyen desquels il provoque la spontanéité de l’âme dans une ligne parfaitement ordonnée, mais qui ne peut restreindre en rien la liberté humaine et le jeu varié de l’action divine.
Il faut vraiment que le saint Patriarche ait contemplé toutes les créatures dans un seul rayon de la lumière divine, et qu’il les ait connues dans leur essence plutôt que dans leurs manifestations multiples, pour avoir pu ramener les conditions de la sainteté à une si merveilleuse simplicité de législation. L’âme de saint Benoît se trahit dans la Sainte Règle, non seulement avec ses habitudes de puissante généralisation qui sont le propre du génie, mais surtout avec l’ampleur sobre et tranquille de ceux qu’une action divine directe a touchés ; ce qui faisait dire au prophète Isaïe : Omnis taro foenum et omnis gloria ejus quasi flos agri. Exsiccatum est foenum, et cecidit flos, quia Spiritus Domini sufflavit in eo (Is. 40, 6-7).
Ce discernement délicat qui révèle à l’âme humaine les seules choses vraiment vivantes, et lui démontre par ailleurs, en dépit des apparences, celles caduques et périssables, vient directement de Dieu. Le saint Patriarche était rempli de discernement, ce qui a fait dire au pape saint Grégoire : Scripsit monachorum Regulam discretione praecipuam, sermone luculentam.
Une telle Règle appelle nécessairement, plus que toute autre, un rouage intelligent ; elle ne saurait fonctionner et fructifier sans lui. Ce grand ressort de la Règle monastique est l’Abbé. Avec cette autorité vivante, saint Benoît entend suppléer à tout ce qu’il n’a pas voulu dire ; et c’est pour cela que l’Abbé doit être choisi, non seulement d’une vie recommandable, mais capable d’un enseignement doctrinal ; ce que ne donnent pas toujours la seule vertu et les années de religion. Et, ajoute encore saint Benoît en insistant : Oportet ergo eum esse doctum in lege divina, ut sciat unde proferat nova et vetera (Ste Règle ch. 64). On dirait qu’il ne se rassure sur les résultats de la loi qu’il a rédigée que tout autant qu’il se rencontrera pour l’appliquer un homme capable de rendre vivante la lettre morte de la Règle, et qu’alors seulement le succès soit assuré.
C’est peut-être dans cette création de l’Abbé que se trouve avec le caractère le plus accentué de la Règle, la cause de son succès universel. Il faut ajouter aussi que la responsabilité des supérieurs, dans notre Ordre, est plus grande que partout ailleurs, à cause de la situation spéciale que leur crée la Règle ; situation telle qu’on peut dire sans crainte : tel Abbé, tel monastère.
De tout ceci il résulte que, dans tout Monastère ou dominici schola servitii, les âmes se développent dans une unité extrêmement variée, à cause de cette autorité intelligente. Rien ne gêne leur essor, et le caractère propre de l’individu en s’assainissant et se purifiant, s’y accuse davantage. Ainsi l’action du soleil en faisant croître les productions naturelles, les développe chacune selon sa forme et sa couleur. Ce qui se manifeste dans les individus apparaît également entre les différents monastères ; et ces nuances diverses se traduisent en usages spéciaux et en coutumes qui sont le caractère propre du personnage collectif. Nécessairement le climat, le milieu, les lieux et les circonstances donnent à l’application pratique de la Sainte Règle une physionomie particulière, mais qui cependant n’en doit jamais entamer l’esprit.
Dom Guéranger, notre restaurateur et notre Père, a laissé un exemple remarquable de cette délicate traduction et application de la Sainte Règle dans les Déclarations qu’il a composées pour l’usage des moniales. L’esprit de la Sainte Règle, loin de s’y transformer sous prétexte de correction ou d’amendement, y demeure tout entier. Pas plus que saint Benoît il ne rêve un fonctionnement mécanique où tout soit prévu, réglé de telle sorte que l’autorité vivante n’ait plus rien à faire, et ne devienne qu’une sorte de pouvoir exécutif inconscient et presque irresponsable. A l’exemple de la Sainte Règle, les Déclarations ne se substituent pas à l’intelligence humaine et ne font pas de l’obéissance une loi pour des automates.
Ainsi une Abbesse bénédictine doit-elle, pour entrer dans l’esprit de la Sainte Règle, s’abstenir de règlements si exacts, si méticuleux, si précis que ses filles se trouvent dispensées de toute initiative et de toute réflexion, et qu’elle-même n’ait plus à intervenir qu’à de très rares intervalles dans le gouvernement de sa maison. Il faut éviter que tout soit tellement prévu et systématiquement aligné, que les moniales deviennent des corps sans âme ou des figures dont tous les mouvements seraient artificiels et suggérés par une impulsion externe et étrangère. Le formalisme n’est pas bénédictin ; tout dans le monastère doit être vrai et procéder du fond des âmes.
N’est-il pas évident que, lorsque Dieu régit une âme, il l’ordonne ; et que celle-ci à son tour règle tout l’extérieur sans qu’il soit besoin de prescrire les règles détaillées de la bienséance ? N’est-ce pas ce qu’enseignait l’Apôtre par ces paroles : Modestia vestra nota sit omnibus hominibus ; Dominus prope est (PMI. 4, 5). Les hommes voient l’harmonie et l’ordre extérieurs qui proviennent de l’impulsion divine, et ils devinent aux résultats la force intelligente qui régit tout l’ensemble. Si, au contraire, des règlements nombreux imposent cet ordre et cette harmonie, en se substituant en quelque sorte à la motion vivante et interne, quelque parfaits que semblent les résultats à un œil superficiel, on n’en saurait rien conclure au point de vue des âmes, et même on peut dire que les apparences symétriques deviennent alors une sorte de danger. Où les formes sont réglées minutieusement sans dépendance ni relation avec la vie interne, la vie a pu disparaître sans qu’elles cessent de subsister, au moins durant un certain temps. Ainsi la chrysalide quand le papillon s’en est envolé, et le cadavre quand l’âme s’en est échappée. Ce qui subsiste alors n’est plus qu’un simulacre trompeur et, par là même, dangereux ; le travail de la mort se fait en secret, abrité par l’illusion d’optique ; et l’illusion peut être telle qu’on en vienne à s’attacher à ces débris avec une ténacité qui s’augmente en raison inverse de la vie véritable. C’est ce qui explique les obstacles qu’ont rencontrés généralement les réformes ; ainsi se renouvellent les prétentions orgueilleuses des pharisiens, si jaloux d’offrir la dîme de la menthe et du cumin en même temps que sans aucun scrupule transgresseurs du Décalogue.
La Sainte Règle ne peut donc se dispenser d’un interprète vivant puisqu’elle le suppose constamment ; les coutumes locales ne doivent pas à leur tour supprimer ou amoindrir l’autorité intelligente. La sobriété des ordonnances et des prescriptions, la suppression d’une réglementation trop exacte dans les détails ressortent donc absolument de l’esprit général de la Sainte Règle et s’imposent à tout gouvernement monastique.
OPUS DEI
Dans un monastère, il faut constamment veiller à ce que la célébration publique de l’Office divin ne manque jamais ; mieux encore, il faut s’efforcer de lui donner toute la solennité possible, et pour cela il est indispensable que l’on acquière une connaissance étendue de la langue latine, des rubriques et des cérémonies, ainsi que du chant grégorien. Un temps suffisant et normal doit lui être consacré, car la portion des journées employée à cette sainte fonction est celle qui doit échapper le plus à toute diminution ou amoindrissement. De même s’il s’agit d’affronter la fatigue, ce doit être premièrement pour l’Office divin. Jamais aucune prière ni même aucun exercice de piété ne doit être placé au-dessus de lui, ou partager avec lui l’estime ou le zèle des moniales. Il faut même bien prendre garde de laisser s’introduire des dévotions ou des pratiques qui pourraient nuire en quoi que ce soit à la célébration solennelle de l’Office divin et qui, à la longue, tendraient peut-être à lui donner moins de place dans la préoccupation de chacune.
Tout travail intellectuel ou matériel, toute culture d’art qui entraîneraient une diminution quelconque dans la célébration ou la solennité de l’Office divin, devraient être impitoyablement retranchés ; car aucun devoir monastique n’est plus strict et plus absolu.
Cette obligation est si étroite et si glorieuse tout ensemble, que l’Eglise n’a pas craint pour la confirmer, de se contredire elle-même en quelque sorte, quant à la règle du silence que les femmes doivent garder dans l’Eglise, selon la parole de l’Apôtre saint Paul : Mulieres in ecclesiis taceant ; non enim permittitur eis loqui, sed subditas esse sicut et lex dicit (I Cor. 14). Cette loi que rappelle l’Apôtre n’est autre, en effet, que la sujétion de la femme promulguée par Dieu même après la première faute dans le paradis terrestre : Sub viri potestate eris, et ipse dominabitur tui (Gen. 3, 16) et la rendant ainsi inférieure à l’homme. Mais lorsque l’Eglise vient de consacrer solennellement une vierge, elle n’a rien de plus pressé que de lui rendre, au nom du Seigneur qui l’a affranchie en lui mettant au doigt l’anneau de son alliance éternelle, une partie des prérogatives d’Eve avant le péché en lui donnant le pouvoir de présider l’Office divin :
Accipe librum, ut incipias legere horas canonicas et legas Officium in Ecclesia.
Mais ce n’est pas assez dire encore pour un monastère érigé sous la Règle de saint Benoît. Là il est essentiel de se souvenir toujours de l’axiome : Ergo nihil operi Dei praeponatur (ch. 43), de telle sorte que jamais dans l’appréciation de personne au monastère, ni dans les prières, ni dans les études, ni dans les travaux, rien ne soit égalé à L’Œuvre de Dieu. Que dès la première heure, les moniales soient formées à faire découler de cette source toutes leurs oraisons ; qu’elles y rattachent et y subordonnent toutes les connaissances qu’elles souhaitent d’acquérir, afin que ces connaissances elles-mêmes, pour ainsi dire, les amènent à mieux comprendre l’Office divin et à le célébrer avec une intelligence plus complète. C’est ainsi que doit se réaliser la parole de notre saint Patriarche : Sic stemus ad psallendum ut mens nostra concordet voci nostrae (ch. 19). La Règle prescrit encore : Cantare autem aut legere non praesumat, nisi qui potest ipsum officium implere, ut aedificentur audientes (ch. 47).
Il en résulte que dans le monastère les sœurs qui ont reçu de l’Eglise le pouvoir de célébrer l’Office divin, ont en conscience le devoir de prendre tout le soin nécessaire pour être en mesure de s’acquitter de leur ministère avec une parfaite convenance et une science suffisante : Quod cura humilitate, et gravitate, et tremore faciet, et cui jusserit Abbas (ch. 47).
Il faut exercer en outre une surveillance continuelle, afin que les rubriques et les lois de l’Eglise soient toujours très exactement observées dans le monastère, et n’y tolérer aucun abus ni aucune innovation. En ces matières, tout est fixé et la garde des vraies traditions est un devoir. Jamais la mode et la fantaisie ne peuvent s’introduire sur ce terrain. La vigilance doit pareillement s’étendre au mobilier sacré et aux ornements, afin que tout soit accompli avec convenance et suivant les règles canoniques et les règles de l’art, n’oubliant pas que Dieu ne trouvait pas au-dessous de lui de remplir Béséléel spiritu Dei, sapientia et intelligentia, et scientia et omni doctrina ad excogitandum et facienclum opus in euro et argento… (Ex. 35, 31.32) afin qu’il pourvût aux exigences du culte sacré selon toute la dignité qu’il requiert.
L’Ecriture Sainte, en effet, nous montre partout l’importance que Dieu attache au zèle pour le culte sacré ; David y est loué pour lui avoir donné des soins assidus : Et stare fecit cantores contra altare, et in sono eorum dulces fecit modos. Et dedit in celebrationibus decus (Eccli. 47, 11-12). Il faut même généraliser cette louange ; et dire qu’une des caractéristiques des hommes vraiment grands devant Dieu est le soin qu’ils ont mis à exécuter les hymnes saintes et à leur donner un plus grand éclat : In peritia sua requirentes modos musicos, et narrantes carmina Scripturarum (Eccli. 44, 5).
Une preuve contradictoire nous est, par ailleurs, donnée dans l’Ecriture lorsque le psalmiste parlant des solennités liturgiques, nous montre le démon et ses satellites comme tenant ce langage : Quiescere faciamus omnes dies festos Dei a terra (Ps. 73). L’ennemi de tout bien cherche donc sans cesse à fermer les lèvres de ceux qui louent Dieu et à entraver la prière publique. Il sait bien que cet hommage rendu à Dieu, outre qu’il est une dette de l’humanité envers lui, est un paratonnerre pour cette terre, et la source de toutes les faveurs dont elle a besoin pour correspondre à la fin de sa création.
C’est donc une responsabilité indéclinable et une sollicitude continuelle pour une Abbesse bénédictine que de faire célébrer les heures canoniales dans son Eglise, comme aussi de s’appliquer à les entourer de toute la splendeur et de tout l’éclat qui lui est possible. Elle doit sans cesse animer ses filles à y mettre tout le soin, toute l’intelligence et tout l’art dont elles sont capables, et leur faire comprendre que là se trouve pour elles l’intérêt principal et le centre de leur vie. Elle doit, autant qu’elle le peut, y apporter, par sa présidence les jours de fête, plus de solennité.
Mais il faut prendre bien garde en même temps, que ni l’art ni la solennité ne versent jamais dans un appareil mondain. C’est le beau religieux dans son austérité la plus sévère qui doit être recherché dans le monastère à l’exclusion de toute autre forme d’art ; de telle sorte que les témoins n’y trouvent jamais qu’un moyen nouveau d’être portés vers les choses saintes, et non une réminiscence des choses profanes. En musique comme en ornementation, c’est un devoir de se montrer sur ce point d’une extrême sévérité, afin que tout demeure, dans le monastère, digne de la Majesté divine à laquelle il est consacré.
Si les vœux sont solennels dans une Abbaye, l’obligation de l’Office divin pour les moniales est personnelle comme celle des sous-diacres. Les vœux simples maintiennent une obligation conventuelle de l’Office divin, c’est-à-dire que l’assistance au Chœur est obligatoire de telle sorte que les heures canoniales ne doivent jamais manquer ; ce qui pourrait arriver si l’Office divin n’était l’objet d’aucun engagement. Il ressort de là que si le manque de zèle ou la crainte excessive de la fatigue venaient à réduire outre mesure l’assistance au chœur de telle sorte que la solennité en soit notablement diminuée, il y aurait certainement une responsabilité encourue par les absentes, cause de cet amoindrissement, lors même qu’elles n’auraient professé que les vœux simples. Toutes sont solidaires de cette obligation, toutes doivent avoir à cœur la louange divine, et l’Abbesse ne doit pas se lasser de le leur rappeler.
Au reste, le meilleur moyen de façonner les moniales est de ne pas limiter la part de l’élément liturgique aux heures de la célébration de l’Office divin, mais d’y rattacher leur existence tout entière en puisant à cette source la vie, la matière de l’oraison mentale comme aussi les principes de la correction et de la sanctification de l’âme. Là se trouve également le commentaire le plus sûr des Saintes Ecritures, qui sont le vrai pain de l’âme après la Sainte Eucharistie, et la vraie orientation de la piété. La liturgie est une merveilleuse école de contemplation par laquelle on évite beaucoup des périls de la vie spirituelle, ou qui les fait traverser dans la sécurité la plus extraordinaire.
Si dans le monastère l’Office divin a la place qui lui est dûe, on verra peu à peu les âmes sortir d’elles-mêmes, se renoncer généreusement sans y prendre garde, commencer à vivre de Dieu et par Dieu d’une manière très haute, très simple et très large qui est le fruit du procédé ancien dont les résultats ont été si complets aux époques où la sainteté s’est montrée si abondante et si forte.
LECTIO DIVINA
De nombreux motifs obligent à conclure que l’éveil de l’intelligence est nécessaire dans une abbaye bénédictine, et que la culture de l’esprit y est indispensable. Le passé démontre avec évidence que la ferveur et le mouvement intellectuel marchent presque toujours de pair chez les enfants de saint Benoît. Non pas, assurément, que nous entendions par science les connaissances de pure érudition ou celles qui semblent n’avoir pour but que de faire la leçon à Dieu et dont l’Apôtre saint Paul a fait justice depuis longtemps, en disant d’après Isaïe : Je détruirai la sagesse des sages, j’anéantirai l’intelligence des intelligents. Où est-il le sage ? Où est-il l’homme cultivé ? Où est-il le raisonneur d’ici-bas ? (I Cor. 1, 19-20).
Il y a longtemps déjà que saint Bernard, en son commentaire du Cantique, a fait la distinction de cette vraie et de cette fausse science. Mais pour n’en dire qu’un mot, nous ajouterons seulement que la première est la recherche de Dieu par l’investigation des choses créées, et que la seconde est la connaissance des choses créées pour en tirer des arguments d’athéisme. Celle-ci est comme un bouleversement de la raison humaine, qui semble avoir été construite pour remonter des effets à la cause. Ce mouvement n’est point au-dessus des forces même naturelles car, disait l’Apôtre, ce qu’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu en effet le leur a manifesté.., mais ils ont perdu le sens dans leurs raisonnements, et leur cœur inintelligent s’est enténébré : dans leur prétention à la sagesse, ils sont devenus fous (Rom. 1, 19, 21, 22). Nous ne saurions parler en rien de cette prétendue science, vaine, dangereuse, presque attentatoire à Dieu, puisque le seul but légitime de toute connaissance humaine est de nous conduire à Dieu ou de nous y ramener.
Nous n’avons pas davantage à nous occuper de cette branche de la science qui appartient à la polémique, et dans laquelle on semble aujourd’hui confiner presque toute la science des choses divines ; car nous pensons qu’il faut d’abord édifier la maison avant de la défendre, et qu’il s’agit surtout dans une schola dominici servitii de former, de perfectionner ceux qui se sont donnés à Dieu et qui, pour lui rendre témoignage sur la terre par leur vie, comme les martyrs lui ont rendu témoignage par leur mort, doivent s’efforcer de le connaître afin de l’aimer plus parfaitement. Tout le programme de notre science doit se résumer dans ces paroles : Le Dieu qui a dit : Que du sein des ténèbres brille la lumière est Celui qui a brillé dans nos cœurs pour faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu qui est sur la face du Christ (II Cor. 4, 6).
Notre glorieux Père saint Benoît, après tous nos anciens Pères, donne dans sa Règle un temps marqué pour que tous les moines s’adonnent à ce qu’il appelle la lecture : lectioni vacent, ou encore : vacent lectionibus suis, aut psalmis ; le dimanche lui-même n’est point exclu de ce labeur intellectuel : Dominico die lectioni vacent ; les paresseux seront surveillés et punis, ne forte inveniatur frater acediosus, qui vacet otio, aut fabulis, et non sit intentus lectioni (Ste Règle ch, 48).
Ce mot de lecture ayant un sens très vaste dans l’antiquité, comprend évidemment non seulement la lecture comme nous l’entendons, mais surtout l’étude. N’appelle-t-on pas encore Lecteur, selon l’ancienne manière, les professeurs d’un haut enseignement ? La tradition a toujours entendu ainsi ces textes et a fini par donner aux enfants de saint Benoît l’apanage de la science, bien que souvent le siècle altère la signification de ces mots et n’y voit qu’un hommage à la science humaine.
Autant donc les prétentions pédantes doivent être antipathiques aux moniales plus que toute autre prétention, autant il leur est nécessaire de se persuader que rien en elles ne peut demeurer improductif, et que leur intelligence doit rapporter à Dieu à la manière d’un talent qu’il leur a confié, talent aussi précieux que leur cœur et leur vie.
D’ailleurs comment seraient-elles capables d’accomplir dignement le très haut ministère qui leur est confié dans l’Opus Dei, si elles négligeaient d’acquérir la somme de connaissances indispensables à cette noble fonction ? Le cercle à parcourir sans sortir de ce cadre est déjà très vaste, et peut s’étendre, en quelque sorte, indéfiniment. L’Ecriture Sainte, la théologie, la liturgie, l’histoire de l’Eglise, forment une sorte d’encyclopédie qui appartient simplement pour elles au devoir d’état. L’Office divin, au jour de la consécration à Dieu, est confié non à un instrument matériel mais à une âme vivante et intelligente, débitrice à Dieu d’une louange parfaite pour laquelle il faut qu’elle soit eruditionibus expleta.
Et de même que l’Abbesse est responsable devant l’Eglise de la célébration de l’Office divin, de même elle doit veiller à ce que ses filles s’instruisent sans cesse de ce qui peut les développer davantage pour rendre cette célébration plus parfaite. Rien ne confine plus à la tiédeur que l’esprit de routine et d’habitude ; la meilleure manière de le combattre est de faire grandir chaque jour la connaissance. L’esprit doit travailler, ou il se fige et s’endort, ce qui ne profite pas plus à l’esprit de prière qu’à la pratique de la vertu.
L’intelligence est le moteur de la volonté ; celui qui ne pense plus finit par ne plus vouloir, et ce qui demeure alors n’est qu’un être machinal, si ce n’est pire.
Dans certains milieux bornés, on semble toujours craindre de voir les femmes trop étudier, sous prétexte qu’elles ne sont pas propres à la science. Le plus grand mal qui pourrait dans ce cas résulter de leurs études serait de n’y pas réussir. Or cet insuccès serait sans grand dommage, puisqu’elles ne sont pas débitrices à l’Eglise de leur science pour l’enseignement des autres, mais seulement pour leur propre édification. Elles y auraient gagné, du moins, d’employer sainement leur temps à des choses saintes. Et d’ailleurs, pour les éloigner de la philosophie et de la théologie, par exemple, comme n’y étant pas propres, il faudrait, ce nous semble, prouver qu’elles ne sont pas appelées à voir Dieu face à face dans l’éternité tout aussi bien que les plus profonds théologiens et qu’il leur est interdit de s’occuper sur la terre de ce qui doit faire leur éternelle possession. Sainte Thérèse avait en ce sens un mot plein de finesse « Ah, mes filles, disait–elle, n’est-ce point assez d’être sottes par nature, sans s’efforcer de l’être encore par grâce ? »
L’intelligence des femmes a certainement besoin d’être cultivée pour faire contre-poids à l’imagination et au sentiment qui tendent à prévaloir chez elles et à rompre l’équilibre nécessaire à une forte vie spirituelle. La clôture, la vie commune peuvent engendrer des misères qui sont entièrement supprimées parmi des femmes intelligentes ; la santé elle-même y gagne, parce qu’on ne vit pas replié sur soi-même. Enfin, comme dans une abbaye tout le monde est ainsi cultivé, il n’y a pas lieu de craindre que la suffisance ou l’orgueil y trouvent matière à développement. D’ailleurs, il faut toujours en revenir à ce que l’Apôtre enseigne : Si quis autem se existimat scire aliquid, nondum cognovit quemadmodum oporteat eum scire (I Cor. 8, 2).
Un autre argument contre la culture de l’intelligence peut être tiré captieusement de la doctrine de certains graves auteurs mystiques ; mais c’est en abuser étrangement. Ce qu’ils blâment, c’est l’immortification de la curiosité ou de la gourmandise intellectuelle, qui peuvent quelquefois, quoique beaucoup plus rarement chez les femmes, être un obstacle à l’oraison surnaturelle. Mais on se demande pourquoi cette immortification serait inhérente à la culture de l’esprit ? Il suffit d’un peu d’expérience pour retrouver cette curiosité dans des intelligences incultes. La sublime ignorance de saint Denys n’a aucun degré de parenté avec l’ignorance ordinaire, et ne lui sert en rien de fondement. C’est le contraire qui demeure plus vraisemblable, et il semble plus exact de dire que Dieu n’introduit guère l’âme dans la connaissance négative que lorsqu’elle paraît avoir épuisé toutes les lumières distinctes qu’elle pouvait recevoir. Mais les anciens ne se préoccupaient guère d’employer l’ignorance comme un moyen, et l’Ecriture ne nous en donne aucun exemple. Il semble même à tout esprit sensé que les ténèbres qui envahissent l’intelligence sont une des suites du péché originel qui doit être combattue. La science d’Adam juste était si profonde qu’elle lui permit de donner à tous les animaux un nom qui traduisait les propriétés de leur organisme ; si maintenant l’homme a une science moins profonde et laborieusement acquise, cela veut simplement dire que l’homme doit reconquérir ses biens à la sueur de son front, mais aucunement que l’accès lui en soit interdit.
Nous ne naissons pas pour regarder les choses créées, mais pour contempler le créateur de ces choses et le considérer par l’esprit. Le Verbe Incarné reprenant la parole qu’avait entendue l’antique Israël l’a renouvelée et consacrée pour jamais en disant : Non in solo pane vivit homo, sed in omni verbo quod procedit de ore Dei. Là est tout le programme de la destinée humaine.
Or cette nourriture spirituelle, plus nécessaire à l’homme que le pain matériel, n’est autre que le Verbe divin, la vérité essentielle, le pain vivant descendu du ciel, qui est aussi le pain des Anges et l’objet de leur éternelle contemplation ; et le grand intérêt de notre vie présente est la communion de nos âmes à cette nourriture mystérieuse qui consiste à connaître le seul vrai Dieu, et celui qu’il a envoyé, Jésus-Christ. C’est ici et nulle part ailleurs qu’il faut rechercher l’objet et la raison d’être de nos études monastiques.