[Charlemagne et le sacre de Napoléon]
L’affaire du juif Mortara a pu donner la mesure de l’influence que les idées naturalistes exercent sur notre société, quand on a vu l’étonnement et l’embarras dans lesquels la conduite du Souverain Pontife a plongé un grand nombre de chrétiens. Après la digression que je me suis permise sur ce sujet, je reviens à considérer les effets du naturalisme dans l’appréciation des faits de l’histoire. Dans un précédent article, nous avons essayé de montrer l’origine et la conservation surnaturelles du domaine temporel des Souverains-Pontifes sur Rome et son État ; nous avons eu occasion de prononcer le grand nom de Charlemagne ; aujourd’hui, il ne sera pas inutile de poser ici quelques considérations sur le véritable rôle du plus grand des princes chrétiens, rôle méconnu constamment par les historiens naturalistes.
Aucun d’eux, j’en conviens, n’a fermé les yeux sur la grandeur du règne de Charlemagne, si sur les qualités d’un tel législateur et d’un tel guerrier ; mais a-t-on tout dit sur Charlemagne, tant que l’on n’a pas assigné la source de ses hautes pensées, le mobile auquel il a obéi toute sa vie ? Un historien véridique et sérieux doit rendre raison du caractère de son héros, et donner l’explication de sa politique et de ses actes. Or, que trouvons-nous dans Charlemagne, sinon un chrétien, un enfant de l’Église, portant le sceptre et maniant le glaive pour étendre et affermir sur la terre le règne de Jésus-Christ, dont il se déclare en propres termes le Champion ? Nous avons sa législation dans les Capitulaires ; quelle plus haute préoccupation y découvrons-nous, sinon celle de voir ses peuples marcher dans la voie du salut éternel ? Que l’Église soit écoutée et obéie, que les vices condamnés par le christianisme soient proscrits, les vertus chrétiennes encouragées, tel est le but de ses constants efforts. Il règne avec gloire, mais il règne au nom du Christ, et pour le Christ, qui lui a donné l’onction royale. Ses conquêtes ont pour premier but d’étendre l’empire de la Croix ; sa protection sur les chrétiens s’exerce jusque dans les contrées où ses armes et sa domination ne s’étendront jamais ; et le Calife, qui comprend ce serviteur du Christ mieux que ne le comprennent nos historiens, rend hommage à cette foi profonde, à ce zèle d’apôtre, en faisant déposer aux pieds du chef des Francs les clefs de l’Église du Saint-Sépulcre. Assurément, la politique de Charlemagne n’avait rien à gagner à son assiduité aux offices divins du jour et de la nuit, auxquels il assistait avec tant d’intérêt et de ponctualité, même dans le cours de ses campagnes ; ses jeûnes fréquents et rigoureux, le cilice dont on le trouva couvert à sa mort, ne pouvaient seconder humainement les plans de sa monarchie ; les études littéraires si brillantes dont son palais devint l’académie, études employées aux développements de la science sacrée, à la révision du texte de la Sainte Écriture, travail auquel il se livrait lui-même avec assiduité, ne servaient en rien à l’avancement des intérêts humains de son vaste État. Quand il écrivait aux plus doctes prélats de son empire, dont nous possédons encore presque toutes les réponses, pour avoir leur avis sur l’interprétation des rites traditionnels que l’Église observe dans l’administration du sacrement de baptême, était-il mu par un autre sentiment que celui d’un chrétien qui vénère jusqu’aux moindres manifestations du principe surnaturel ? Son zèle pour éteindre l’hérésie d’Élipand, qui s’était élevée hors de ses États, n’attestait-il pas qu’il ressentait en lui-même cet amour de la foi auquel nul des périls qu’elle peut courir, si lointain qu’il soit, n’est étranger ? S’il s’inquiéta à tort, faute de connaître assez la langue grecque, des termes du VIIe Concile relativement aux saintes images, qui ne se reconnaîtrait dans cette méprise passagère la délicatesse de conscience d’un chrétien qui tremble pour la pureté de la doctrine ? Et c’était au milieu des camps, au sein même des détails de l’administration la plus vaste et la plus minutieuse, que cet homme unique se livrait à ces pieuses préoccupations ; certes, quiconque l’a étudié dans ses œuvres demeurera convaincu que rien ne lui fut tant à cœur, dans tout le cours de sa vie, que l’avancement du royaume de Dieu ici-bas.
Mais ce qui surtout est caractéristique de Charlemagne, c’est de voir ce prince occupé de l’Église autant que le plus zélé des Évêques de son temps, mais toujours respectueux pour les libertés de cette fille du ciel, et n’ayant jamais abusé contre elle ni de la reconnaissance qu’elle lui porta constamment, ni de l’étendue d’un pouvoir que lui seul était à même de modérer. Jamais l’Église ne fut plus libre sur la terre que sous le règne d’un prince qui, jusqu’ici, est demeuré le plus puissant de tous les princes, après les empereurs de l’ancienne Rome. Terrible à ses ennemis, obéi partout, admiré dans le monde entier, il s’inclina toujours devant la direction du Pontife romain. Adrien 1er, Léon III, sont là pour le dire. Il aima Rome comme un fils dévoué, et il en légua la défense à ses enfants. Un prince aussi profond dans le gouvernement des choses humaines n’ignorait pas que la science des sujets obéit non au prince, mais à la puissance spirituelle ; jamais cependant il n’eut la faiblesse de jalouser une autorité qu’il savait supérieure à la sienne. Il sut se contenter de la part de puissance que Dieu donne aux rois, et de celle que l’Église délègue librement aux princes chrétiens, les faisant Évêques du dehors. C’est dans cette modération, au faîte même de l’autorité et de la considération, lorsque la terre entière se taisait devant lui, qu’il faut sentir et admirer le caractère de Charlemagne, ses égards de toute nature envers l’Église, sa délicatesse à l’endroit de cette reine désarmée. Que l’on cherche dans l’histoire, que l’on compare, et que l’on dise s’il eut jamais son pareil en puissance et en humble déférence pour la suprématie spirituelle.
Charlemagne est là tout entier, et l’historien qui ne saisit pas ces traits, qui ne les met pas en lumière dans ses récits a manqué son but. Mais où trouverons-nous aujourd’hui l’historien fidèle de ce prince ? Sans doute, on ne passe pas entièrement sous silence les faits qui constituent la piété personnelle de Charlemagne ; mais reconnaître cette piété comme la raison de sa vie entière, comme le secret de ses œuvres, comme l’explication de sa politique, c’est ce qu’on ne fait pas. En revanche, on n’omet jamais la mention des femmes dont il a été le mari, sans éclaircir s’il ne les a pas épousées successivement, si celles qui sont appelées concubines n’ont pas pu être légitimes sans être reines ; sans reconnaître que des faiblesses coupables, mais passagères, dans la conduite d’un homme, ne seraient pas de nature à infirmer les convictions auxquelles sa vie tout entière rend témoignage. J’accorde que plusieurs contemporains furent choqués du grand nombre de mariages que Charlemagne contracta ; la sévérité de quelques personnages, sans vouloir se rendre compte de la succession de ces unions, y trouva la matière à un reproche d’incontinence ; mais jamais personne n’en argua d’adultère contre le prince ; et Bossuet a pu dire avec autant de vérité que de courage : « Charlemagne, dont les mœurs furent toujours pures, quoi que l’on en ait écrit dans les bas siècles. »
L’historien chrétien ne racontera pas non plus le couronnement de Charlemagne, comme empereur, à Rome, par les mains de saint Léon III, sans glorifier le pouvoir du Christ en son Vicaire, renouant, dans l’intérêt du christianisme, la chaîne ininterrompue des Césars. Qu’il est beau cet empire inauguré dans Saint Pierre, au jour anniversaire de la Naissance du Christ, et dont le diadème est, pour la première fois, posé sur la tête d’un roi des Francs ! Empire électif comme la papauté elle-même, recevant d’elle la mission de propager la foi chrétienne chez les peuples de l’occident et du septentrion, de servir de boulevard à la chrétienté contre les Barbares ; empire institué, dans la prévision divine, pour préserver le corps européen, objet de prédilection d’en-haut, de la dissolution qui a été la suite, comme nous le verrons, des atteintes portées depuis le XVIe siècle à ce grand œuvre de la papauté ; j’ajouterai empire dont l’importance et même la raison d’être ne seront jamais appréciées par l’école naturaliste, mais se révèlent clairement aux yeux de l’historien qui considère les annales humaines au point de vue surnaturel.
Sans cette clef nécessaire, on ne s’explique pas la constance des pontifes romains à soutenir, durant tant de siècles, un édifice toujours prêt à s’écrouler sur eux, ni le zèle avec lequel ils ont tenu si longtemps à donner des successeurs à tant de princes dont un si grand nombre les avaient abreuvés de dégoûts, harcelés de persécutions ; espérons qu’un historien viendra qui saura nous révéler tout ce que l’âme de ces pontifes, par un instinct céleste, renferma de dévouement à la société chrétienne, d’abnégation, et ajoutons, de pressentiments inspirés.
L’empire n’existait déjà plus en réalité depuis longtemps, lorsqu’il perdit même jusqu’à son nom par l’effet d’un des traités du commencement de ce siècle. Sur cet article du moins, le congrès de Vienne se garda de relever ce que les armes avaient abattu : le Saint Empire était un souvenir trop catholique, et rappelait trop un passé que l’on voulait anéantir. Il manquait un dernier article au traité de Westphalie ; la sainte alliance de 1815 se chargea de l’ajouter, et on eut décidément un empire d’Autriche. Dans toute l’Europe, une seule voix protesta : celle du Souverain Pontife, par l’organe du cardinal Consalvi, plénipotentiaire de Pie VII, au congrès de Vienne. Dans une note adressée aux princes alliés et datée de Vienne, le 14 Juin 1815, le Cardinal, exprimant ses doléances sur les désastres de l’Église en Allemagne, auxquels les traités n’avaient pas satisfait, s’énonçait ainsi : « Le Saint Empire romain, ce centre de l’unité politique, vénérable et par son antiquité et par l’auguste caractère dont l’a revêtu la religion, et dont la destruction est un des plus funestes résultats de la Révolution, n’est pas sorti de ses ruines. » Le même jour, le plénipotentiaire romain signait et déposait une protestation « au nom de Sa Sainteté le Pape Pie VII et du Saint-Siège apostolique, contre toutes les déterminations prises et maintenues au Congrès de Vienne, contraires aux intérêts des Églises d’Allemagne et du Saint-Siège. » On y lisait ces paroles : « Enfin, l’empire romain, qu’on peut regarder comme le centre de l’unité politique, et qui était consacré par la religion, n’est pas encore rétabli ». L’historien chrétien sait tenir compte d’un si haut avertissement ; il y reconnaît l’importance d’une institution qu’il a suivie dans le cours des siècles, qu’il a toujours vue maintenue par l’Église, et dont l’altération d’abord, puis la décadence et enfin la chute, ont amené ces situations impossibles au milieu desquelles l’Europe se débat pour longtemps encore. Nous aurons occasion de revenir sur un si grave sujet : aujourd’hui, j’ai voulu seulement, à propos de Charlemagne, réveiller l’attention du lecteur sur cette magnifique forteresse qu’éleva la papauté pour le salut commun, et que trop souvent nous avons considérée, nous autres Français, comme étrangère à nos sympathies, parce que la faiblesse des successeurs de Charlemagne ne permit pas à l’Église de leur en assurer la garde.
L’historien chrétien n’aura pas été non plus sans reconnaître la part que l’élément surnaturel a obtenue dans l’avènement de la race carolingienne au trône des Francs. Une nation aussi énergique que simple dirigeant ses envoyés vers Rome, afin de savoir du Vicaire même du Christ si elle peut s’engager par serment envers celui qui possède de fait la puissance, et refuser son service à celui qui a pour lui la descendance de ses aïeux, mais ne peut ni maintenir le peuple dans la paix, ni le guider dans la guerre ; c’est là, s’il en fut jamais, un spectacle digne d’attention. Le pape saint Zacharie n’avait assurément pas provoqué cette ambassade, elle était le produit spontané de l’esprit chrétien qui animait la nation et qui lui révélait qu’un peuple élevé à l’état surnaturel par la foi orthodoxe possède des ressources pour la vie présente qui sont refusées aux nations dont la politique est purement déiste. On a voulu, dans les meilleures intentions, justifier Pontifes et peuples d’avoir agi, durant de longs siècles, dans la conviction que l’élément spirituel était investi du pouvoir de résoudre certains cas de conscience dans l’ordre temporel ; et on a dit qu’un article fondamental des Constitutions politiques de l’Europe, à cette époque, portait que tout prince rejeté par l’Église perdait le droit de commander à des chrétiens, et que tout prince admis par l’Église devenait par là même légitime. Le texte de cet article n’a cependant pas encore été découvert, ni signalé, malgré les plus doctes et les plus consciencieuses recherches, et je crains fort qu’il n’ait jamais été formulé, par une raison toute simple : c’est qu’alors le christianisme n’étant pas un fait individuel, mais une profession nationale, il régissait le peuple, en dehors de la loi et au-dessus de la loi. L’ordre surnaturel était le centre commun et accepté ; rois et peuples y vivaient ; de là ces faits qui nous étonnent peut-être, mais dont nous ne trouverons jamais la raison dans un droit formulé de main d’homme.
Au reste, il n’est pas nécessaire de remonter jusqu’aux temps de Pépin-le-Bref, pour reconnaître dans notre propre pays la trace de ce droit public supérieur, dont notre sécularisation tant vantée n’a pas encore entièrement débarrassé la France. Au sortir de la révolution de Juillet, des instances furent faites auprès du Pape Pie VIII, de sainte mémoire, dans le but d’obtenir la solution du cas de conscience qu’avait fait naître le changement violent de gouvernement, et la substitution d’un roi à un autre. De vénérables évêques avaient successivement consulté l’oracle romain sur cette question délicate, et l’élu de l’Hôtel-de-Ville, investi de la royauté depuis le 7 août, attendait, non sans anxiété, la réponse qui devait émaner du successeur de saint Zacharie. Cette réponse avait plus d’un trait de ressemblance avec celle qui permit à Pépin-le-Bref de s’asseoir sur le trône des Francs. Les temps étaient changés : mais les règles de la conscience du chrétien étaient demeurées les mêmes. Les Brefs, après avoir reconnu la gravité des circonstances, portaient que, le nouveau roi donnant au Saint-Siège l’assurance d’une protection pour l’Église, et la tranquillité ayant fait place à l’agitation (nunc autem tranquillatis rebus), il pouvait être licite de reconnaître et de servir son nouveau gouvernement. Pour Pépin, avouons-le, il y eut quelque chose de plus ; mais convenons que nous avions, en 1830, moins que le fils de Charles-Martel. Zacharie ne tarda pas à donner commission à l’illustre apôtre et au martyr saint Boniface de venir oindre de l’huile sainte, au nom du Siège apostolique, l’élu de la nation franque, et le règne qui commença en ce jour fut le prélude de celui de Charlemagne.
L’historien chrétien n’aura garde de négliger la portée de ces faits qui nous retracent les temps de la Bible, où l’on voit le Seigneur charger ses prophètes de répandre l’huile de la royauté sur la tête de ceux qu’il a choisis pour être rois : Samuel sacrant Saül, puis David ; Élie recevant du Seigneur l’ordre d’aller oindre Hazaël pour la Syrie et Jéhu pour Israël. Heureux les peuples dont Dieu marque ainsi les chefs par la main de son mandataire ! Quant aux princes, il ne dépend que d’eux de rendre durable dans leur race la vigueur de l’onction qu’ils ont reçue. Pour avoir détruit Baal et son culte, Jéhu obtint du Seigneur que la royauté demeurait dans sa famille jusqu’à la quatrième génération ; il avait été infidèle en ne renversant pas le veau d’or, et ses fils ne rachetèrent pas l’iniquité de leur père ; c’est pour cette raison que le sceptre, dans cette race, ne se transmit pas jusqu’à la cinquième génération. Ainsi nous enseigne le livre divin, où Bossuet a puisé souvent avec tant de bonheur, les règles de la Politique sacrée. La politique moderne, dont plusieurs parmi nous sont malheureusement les adeptes, s’inspire à d’autres sources.
Mais puisque nous en sommes venus à parler du sacre des rois, il me semble assez à propos de dire ici quelque chose au sujet de deux fragments de lettres de Joseph de Maistre, que l’on lit dans les Mémoires politiques et Correspondance diplomatique de ce profond publiciste, récemment publiés à Turin. Joseph de Maistre s’y exprime, à propos du sacre de Napoléon par Pie VII, dans des termes tellement violents et tellement méprisants pour le Pontife, que ma plume se refuse à les transcrire. Ces deux lettres, l’une de 1804 et l’autre de 1805, sont bien assurément deux mauvaises actions ; et je ne fais nul doute que Joseph de Maistre, fidèle disciple de la grande école de respect, ne les ait regrettées plus tard, et ne s’en soit confessé. Seulement, je ne comprend pas que deux journaux catholiques se soient donné la peine de copier ces phrases où l’immortel Pie VII est traité de polichinelle (et je cite ici ce qu’il y a de moins brutal), et d’en édifier leur public ; on aurait pu laisser ce soin à d’autres. Franchement, le respect filial souffre un peu trop, quand il s’agit de transcrire des injures aussi graves et aussi peu méritées, injures qui s’adressent à un père. Joseph de Maistre écrivait ces lignes ab irato, et dans un transport de passion politique ; deux grands préjugés contre l’équité et la justesse des termes et des jugements. Le sentiment chrétien le plus vulgaire eût fait jeter au feu ou biffer ces deux dépêches ; M. de Cavour, à qui nous les devons, a cru devoir en disposer autrement. Après tout, Pie VII n’en sera ni moins saint, ni moins grand, et les immortels ouvrages de Joseph de Maistre sont placés assez haut par leur valeur propre, pour n’avoir rien à craindre, le jour où l’on apprendra que leur auteur, qui n’était qu’un homme, a ressenti parfois les tristes effets des passions humaines.
M. le comte Beugnot, dans le Correspondant du mois dernier, après avoir rapporté, en toutes lettres, les deux passages en question, blâme l’âpreté des termes, mais, en même temps, il nous apprend que, selon lui, le sacre de Napoléon par Pie VII n’en a pas moins été un acte regrettable. Je doute que l’historien catholique puisse ratifier cette conclusion. Il semble, au contraire, que, dans cette circonstance, le rôle du Pontife, sans même considérer la portée qu’il a eue dans l’avenir, se montre empreint d’une souveraine grandeur et vient puissamment en aide aux principes sur lesquels repose la société. La mission de Napoléon Ier a-t-elle été favorable à la religion et au pays ? Il serait difficile de répondre négativement à cette question, si l’on veut bien se reporter au temps. Je demanderai ensuite si les torts postérieurs au sacre ont la vertu de rendre répréhensible comme une faiblesse regrettable l’action du Pontife, qui n’était venu consacrer que le promoteur du Concordat, l’homme qui avait relevé les autels, détruit l’anarchie et pacifié la France ? Si les torts postérieurs n’ont pas cette efficacité, il n’y a donc ici rien à regretter ! si, au contraire, ils l’ont, il devient nécessaire que nous nous prenions à regretter d’avoir baptisé ou absous tout homme que nous voyons ensuite s’écarter du sentier de la vertu. Nous aurions tort cependant, et d’autant plus tort, qu’il peut arriver que cet homme revienne au devoir ; et c’est même ce qu’a eu le bonheur de faire Napoléon Ier, qui, sur le rocher de Sainte-Hélène, a proclamé avec tant d’éloquence la divinité du Christ, et a rendu son dernier soupir dans la paix de Dieu et de son Église.
On a osé dire que Pie VII était venu sacrer la Révolution en la personne de Napoléon Ier. Qu’importe à Rome cette indigne absurdité ? La suite des événements l’a vengée assez ; mais avant même que cette suite si instructive se fût déclarée, Rome pouvait, sans embarras, contempler et louer même l’acte que Pie VII avait accompli par la volonté divine. On était en pleine restauration, lorsque le Pontife rendit à Dieu sa sainte âme. L’oraison funèbre fut prononcée ; et il n’est pas besoin de dire que tous les termes en furent pesés. Le P. Ventura, à qui la parole fut donnée en cette circonstance si grave, ne chercha pas à éviter l’écueil ; il insista spécialement sur le fait du sacre, dans cette ville où résidaient les ambassadeurs de toutes les puissances restaurées. Qu’il me soit permis de citer ici quelques phrases de ce discours remarquable, qui n’a pas été traduit en notre langue. « La Révolution, ce fléau redoutable de la colère de Dieu, avait parcouru l’Europe avec la rapidité de la foudre, et elle avait abattu tous les trône. Depuis cette époque, plusieurs princes parvinrent bien à commander, aucun ne régna véritablement. La France avait des Consuls, l’Europe ne pouvait avoir de vrais monarques. L’intérêt de l’Europe exigeait donc que le trône de France fût relevé ; et ce trône, par son influence, devait bientôt relever tous les autres. Mais le trône de France ne pouvait être rétabli que par les mains de la religion qui l’avait fondé ; et si le doigt de Dieu n’eût pas consacré de nouveau un pouvoir si profané, la France eût pu avoir encore le fauteuil d’un dictateur cruel, mais non le trône de Charlemagne et de saint Louis, et c’est aussi des dictateurs qu’aurait eus l’Europe. Aussi, pour l’avantage des souverainetés européennes, il était nécessaire que l’unité du pouvoir fût rétablie en France par un fils de la Révolution, d’une manière publique et solennelle, comme d’une manière publique et solennelle elle avait été détruite par les fils de la Révolution. En un mot, Bonaparte devait être couronné. Pie VII, éclairé d’une lumière supérieure, vit bien que ce couronnement, éloigné en un sens des maximes d’une justice ordinaire, était réclamé par le Ciel en vertu des principes d’une justice plus grande et plus universelle, et qu’il tournerait au profit des mêmes personnages dont il semblait d’abord détruire les droits ; et si, dans cette circonstance, les esprits superficiels ne virent que le couronnement d’un soldat, les esprits pénétrants virent la monarchie européenne sortir en ce jour de ses cendres. Pie VII ne consacra pas l’usurpation : il rétablit la souveraineté. Il n’institua pas une monarchie nouvelle, il renouvela l’ancienne pour servir d’appui et de fondement à toutes les autres ; il ne couronna pas le fils de la Révolution, mais l’instrument et le Vicaire de la légitimité. »
En 1823, et dans les conjonctures, il faut avouer que c’était déjà une assez belle manière de prouver que Pie VII avait sacré autre chose que la Révolution. Dès cette époque, on pouvait donc dire, envers et contre tous, que le Pontife était venu rétablir en France le principe d’autorité anéanti par le dogme impie de la souveraineté du peuple. Ceci, certes, valait bien le voyage de Rome à Paris. Depuis lors, nous avons vu 1830, 1848 et le 2 décembre (date du sacre) 1851, qui oserait dire que, le 2 décembre 1804, Pie VII ne sacrait pas une dynastie ? Il est des affaires, en ce monde, dont Dieu se réserve le monopole inviolable, et nous ne discernons ces sortes d’affaires réservées que par la suite des faits. Ne nous pressons donc pas de prononcer.
Au reste, Rome n’avait pas attendu la mort de Pie VII pour protéger son honneur dans la question du sacre. Dès 1817, dans les discussions auxquelles donne lieu entre l’ambassadeur du roi Louis XVIII et le Cabinet pontifical la rédaction du prélude du Concordat qui fut signé à cette époque et qui demeura sans effet, on vit assez que la Papauté ne consentirait jamais à désavouer un acte qu’elle avait consommé et qu’elle laissait à juger aux âges à venir. M. le comte de Blacas proposait ce membre de phrase : puisqu’enfin l’heureux retour du petit-fils de saint Louis sur son trône ; Rome refusa de reconnaître quoique implicitement qu’elle eût consacré l’usurpation ; le gouvernement français dut reculer, et on formula ainsi : l’heureux retour du petit-fils de saint Louis sur le trône de ses aïeux. Avec cette rédaction, tout était sauf, et Rome n’avait rien désavoué.
Il semble donc que l’on ne peut dire que le sacre de Napoléon ait été regrettable, par ce motif qu’il aurait été la consécration du principe révolutionnaire. M. Beugnot veut-il dire que l’acte de Pie VII fut regrettable, parce qu’il contenait un passe-droit à l’égard de la dynastie exilée des Bourbons ? Je ne le pense pas ; car M. Beugnot a reconnu et servi le gouvernement de Juillet, qui s’était établi sur une usurpation bien autrement flagrante que celle qu’aurait commise Napoléon, le 18 brumaire, contre une dynastie qui n’était ni présente, ni reconnue en ce moment par la nation. En relisant l’article du Correspondant, je crois reconnaître mieux le sens du terme dont se sert M. Beugnot, en l’interprétant de cette manière que le sacre aurait été regrettable parce qu’il venait consacrer un monarque absolu. Si je ne me trompe pas dans mon explication, il me semble que ce n’est pas à Pie VII seulement que l’on devrait, en ce cas, déclarer la guerre, mais à une foule d’autres saints Pontifes qui, comme lui, ont sacré des rois et des empereurs absolus. L’Église n’a pas coutume d’imposer les formes de gouvernement ; elle traite seulement avec le prince qu’elle consacre, et lui impose comme condition la promesse publique et solennelle qu’il gardera la loi et observera la justice. M. Beugnot peut consulter le cérémonial du sacre de Napoléon, imprimé à l’époque, et il y verra que le Pape demanda préalablement au prince l’engagement d’observer ainsi la loi et la justice envers son peuple, en même temps que la promesse de maintenir la paix dans l’Église et d’honorer ses ministres. L’Empereur, la main sur l’Évangile, prononça d’une voix très ferme le profiteor, nous ont rapporté les témoins de cette scène. Je ne sais si je me trompe, mais je trouve qu’il y avait là quelque chose de très beau et de très grand ; et rien de regrettable. Après les années d’anarchie et de tyrannie qui s’étaient passées, durant lesquelles ni la loi, ni la justice n’avaient été comptées pour rien, c’était un grand spectacle que de les voir rappelées si solennellement par le Pontife et acceptées si résolument par le nouveau pouvoir. Il est vrai que ce n’était qu’un homme qui faisait la promesse ; mais Pie VII était là plus qu’un homme ; et le rôle qu’il remplit en venant, après tant de ruines, exiger le serment à la loi et à la justice, au nom de l’Église et de la nation, est un des plus sublimes que l’on rencontre dans l’histoire.
Je n’ai point à m’occuper de l’article de M. Beugnot dont j’ai extrait le jugement que je crois erroné sur la participation de Pie VII à la monarchie de Napoléon. Le but de l’article en lui-même est de persuader au lecteur que l’on connaît mieux Joseph de Maistre en étudiant sa correspondance diplomatique journalière dans les premières années du siècle, qu’en lisant les écrits qu’il a composés depuis à tête reposée, comme le résumé de ses vues, de ses travaux et de ses expériences. Je crois que M. Beugnot persuadera difficilement cette conclusion aux esprits sérieux. Il peut être intéressant, piquant même, de suivre jour par jour, durant les longs ennuis de son exil en Russie, les pensées et les impressions d’un si grands génie ; mais il me semble que pour savoir à quoi s’en tenir sur le but final de sa carrière de publiciste, il est naturel de s’en rapporter à ce qu’il a écrit dans l’intention qu’on le publiât. M. Beugnot met une grande importance à ce que l’on sache que Joseph de Maistre n’avait pas de sympathie pour l’Autriche. Avouons que c’est une assez mince découverte dans un ministre du roi de Sardaigne ; le contraire aurait droit d’étonner. Joseph de Maistre reconnaissait la nécessité d’une réforme dans l’allure des anciennes monarchies, et l’appelait de ses vœux, au moment où la force des choses allait amener leur restauration ; mais y a-t-il un mot dans ses livres qui démente cette manière de voir ? Joseph de Maistre n’a pas de goût pour le gouvernement arbitraire : on le conçoit aisément ; un gouvernement arbitraire n’est pas un gouvernement chrétien ; mais n’oublions pas que, sous une monarchie constitutionnelle, une nation peut n’être pas plus à l’abri de l’arbitraire que sous une monarchie absolue. M. Beugnot n’a pas oublié sans doute, et les catholiques de France n’oublieront jamais, quel noble concours il prêta personnellement à la cause de la liberté de l’enseignement, du haut de la tribune du Luxembourg, lorsqu’on le vit joindre toute la gravité de son suffrage aux éloquentes et courageuses réclamations de celui à qui demeurera toujours la gloire d’avoir poursuivi l’arbitraire le plus odieux et le plus flagrant dans ce gouvernement même qui avait dit d’abord : « La Charte sera désormais une vérité », et dont il a fallu le renversement pour que le pays pût jouir de la plus vitale des libertés promises dans cette Charte.
D. P. GUÉRANGER.