[L’origine et la conservation surnaturelles du domaine temporel des Souverains-Pontifes sur Rome et son État]
Rentrons dans l’Occident ; plus tard, les nouvelles phases de l’islamisme nous ramèneront en Orient. Un fait de haute importance appelle l’attention de l’historien au VIIIe siècle, fait glorieux pour la France, et qui la recommande, ainsi que ses princes, à la reconnaissance de l’Église entière. Je veux parler de l’intervention de Pépin et de Charlemagne en faveur des domaines temporels du Saint Siège. Le point de vue naturaliste, dans cette question, est celui-ci : Les princes français, moitié par religion, moitié par politique, ont trouvé convenable de rattacher à l’autorité papale certaines provinces de l’Italie centrale, et particulièrement la ville de Rome et son territoire. Sans eux, le Saint-Siège n’eût jamais joui de cette riche dotation ; mais ce fut sagesse à eux de s’assurer par l’influence de la religion une souveraineté réelle sur des territoires éloignés du centre de leur monarchie, et dont, après tout, ils gardaient la souveraineté.
L’historien chrétien verra la chose d’une tout autre manière. À ses yeux, Rome est occupée par le Pape, parce qu’elle est au Pape et ne peut être à un autre que lui. La disposition providentielle qui a élevé cette ville à la dignité de capitale de l’univers n’était pas entièrement accomplie le jour où César Auguste pacifiait le monde et fermait le temple de Janus. C’est alors seulement qu’allaient s’ouvrir les véritables destinées de la cité reine. Rome eut elle-même de bonne heure la conscience de son éternité ; elle inscrivit cette espérance prophétique sur ses marbres, sur le bronze de ses médailles, sans connaître encore le nom de celui qui lui assurerait ainsi le domaine éternel sur toutes les races d’hommes. Quand le jour fut arrivé, Pierre vint au nom du Christ, et il vint prendre possession de la ville aux sept collines dans le nom de son maître. Ce serait une vue bien courte que celle qui s’arrêterait à l’humble condition des premiers pontifes, et qui ne découvrirait pas les destinées du Siège Apostolique dans ces humbles mais invincibles commencements. Autant vaudrait dire que la Rome de Romulus et de Numa n’est pas la même qui dicta plus tard des lois à tous les peuples. Ce qu’il y a de certain, c’est que, dès le IIIe siècle, Décius, au rapport de saint Cyprien, redoutait déjà dans Rome l’élection d’un Pontife des chrétiens plus que l’annonce d’un compétiteur qui se fut élevé contre lui dans l’empire (Epist. ad Antonianum).
Ce fut bien autre chose lorsque le christianisme eut remporté sa dernière victoire, en épuisant les fureurs de la persécution de Dioclétien. Constantin se rendit au Dieu des chrétiens ; mais dès lors il sentit que Rome ne devait plus être la ville des empereurs ; c’était trop de deux majestés dans une même capitale. Il s’éloigna, emportant avec lui les aigles ; et de ce jour Rome put arborer publiquement les clefs, comme le dernier mot de tout son passé, comme la raison de son éternité. L’oracle poursuivait son accomplissement : Tu regere imperio populos, Romane, memento ; mais à la condition que nulle autre puissance temporelle ne siégerait dans Rome, si ce n’est celle qui a reçu d’en haut la domination spirituelle.
Il ne signifierait rien de dire que, plus ou moins longtemps, la puissance des empereurs se fait sentir dans la ville de saint Pierre. Dans l’ordre surnaturel, comme dans l’ordre naturel, Dieu ne recherche jamais les coups de théâtre. Ses plans se déroulent peu à peu, et c’est quand ils sont pleinement développés que nous avons l’intelligence de toute la série de faits qui en ont procuré l’accomplissement. Nul chrétien ne saurait douter que l’empire romain n’ait été prédestiné à servir de marchepied à l’Église chrétienne ; les prophètes de l’Ancien Testament nous l’enseignent d’accord avec les Pères, et l’histoire le démontre. Est-ce à dire pour cela que cette disposition divine fut comprise des Romains, lors même que par leurs efforts ils en étaient les exécuteurs ? On ne peut nier que le départ de Constantin pour Byzance n’ait été le premier signal de cette sublime révolution qui devait élever le Vatican au-dessus du Capitole ; mais que l’on fasse attention ensuite, est-il une circonstance qui ne vienne prêter secours au plan céleste ?
D’abord, la conservation de Rome. Cette ville a beau être foulée sous les pieds des Barbares à plus d’une reprise, elle ne meurt pas. Pouvait-elle périr ? Le choix qu’a fait d’elle saint Pierre lui assure la même éternité qu’an christianisme. Tous les peuples, plus nombreux qu’ils étaient sous le joug des Césars, ont les yeux et le cœur tournés vers ce centre immobile, que la main de l’homme ne saurait déplacer. La Papauté a donc protégé l’existence de Rome ; par la Papauté, Rome survit à tout : il ne peut se faire que la Papauté ne règne pas dans Rome. Il faut un lieu où le Christ exerce, quelque part du moins, une royauté visible, lui « à qui toute puissance a été donnée au ciel et sur la terre » ; où sera son trône, s’il n’est sur les sept collines qui, sans Pierre, son vicaire, ne porteraient plus aujourd’hui que des ruines, visitées de temps à autre par l’archéologue, si tant est que, sans le séjour des Papes, elles eussent traversé les longs siècles du Moyen-Âge ?
Tout a aidé à cette prise de possession par la Papauté. D’abord, la piété des empereurs de Constantinople et leur politique intelligente. Dès le Ve siècle, on voit les Pontifes romains investis dans Rome d’un pouvoir de police que les hérétiques sont contraints de respecter ; saint Célestin, saint Gélase, saint Symmaque en usent ouvertement. Telle est leur autorité jusque dans la province d’Afrique, que saint Augustin (Epist. 209) supplie le pape Célestin de ne pas employer la force armée pour remettre en possession du siège de Fussala, l’Évêque Antoine, qui avait appelé au Saint-Siège d’une sentence de déposition portée contre lui. Saint Léon sauvait Rome deux fois par sa médiation, auprès d’Attila d’abord, plus tard auprès de Genséric. Au siècle suivant, saint Agapet était chargé de négocier la paix, pour le compte de l’empire, avec Théodat, roi des Goths. Peu après, Vigile intervenait auprès de Justinien, et en obtenait une pragmatique portant confirmation des donations faites aux Romains par les rois goths Athalaric et Théodat. Bientôt saint Grégoire-le-Grand montait sur le Saint-Siège, et déjà il reconnaissait que le Pontife romain, au milieu des devoirs multipliés de sa charge, était en droit de douter « s’il faisait l’office de Pasteur ou celui de seigneur temporel ; utrum pastoris officium, an terreni proceris agat » (Regest., lib. I. Epist. 25). Dans sa correspondance, nous le voyons s’occuper fréquemment de l’administration et de la défense des villes, envoyer des gouverneurs, des commandants, stimuler la vigilance des Évêques pour la garde des remparts et pour l’approvisionnement des places, traiter de la paix avec les Lombards. C’est ainsi que les Papes, tout en ménageant avec la plus extrême délicatesse les débris de l’autorité des empereurs sur l’Italie, s’exerçaient à la souveraineté directe que les conseils de Dieu leur avaient préparée depuis tant de siècles. Mais le temps avait mûri la révolution qui devait enfin s’opérer ; la manie théologique des empereurs hérétiques de Byzance en accéléra le cours. Dès la fin du VIIe siècle, Justinien II voulut faire transporter le pape saint Sergius à Constantinople, afin de lui extorquer la confirmation des décrets du concile in Trullo ; la milice d’Italie arracha ce pontife à un tel péril, et se fût portée aux derniers excès contre les gardes de l’empereur, si Sergius lui-même ne les eût pris sous sa protection. Jean VI, successeur de Sergius, échappa aux violences de l’exarque par la même intervention de la force armée nationale. Mais la crise décisive se déclara lorsque, au siècle suivant, Léon l’Isaurien voulut soumettre Rome et son peuple à la domination de ses officiers iconoclastes ; en vain saint Grégoire II chercha par tous les moyens à comprimer le soulèvement ; l’indignation des catholiques fut plus forte et tout fut consommé. Constantinople perdit Rome et l’Italie : le Pape fut dès lors indépendant dans sa souveraineté, harcelé sans doute pour longtemps encore par les Lombards, mais soutenu, encouragé, rassuré par la confiance des peuples, dont il était l’unique refuge et aux yeux desquels il était en toutes manières le représentant de la divinité. C’est en 726 que la Ville éternelle passe enfin sous les lois du Vicaire de Jésus-Christ, et qu’elle n’obéit plus à un autre prince.
Et certes, quand on considère qu’en cette année 1858, après tant de changements survenus à toutes les époques, la Papauté est encore souveraine dans Rome et dans l’Italie centrale, il faudrait douter de la Providence pour n’y pas voir l’application d’un dessein irrévocable de Dieu, pour ne pas sentir que le Christ a posé là son trône temporel après des siècles de préparation, et qu’il est décidé à l’y maintenir. Que n’a pas tenté la politique humaine pour en finir avec cette souveraineté gothique, comme l’appellent quelquefois nos utopistes ! Les empereurs d’Allemagne ont souvent traqué le Pontife, lui laissant à peine le temps de s’enfuir vers la France, l’heureux asile des Vicaires du Christ ; ou l’obligeant à cette vie nomade par l’Italie, dont le Bullaire porte la trace par tant de lettres apostoliques datées, pour ainsi dire, de toutes les localités de la péninsule. Est venu ensuite le séjour de soixante-dix ans à Avignon, durant lequel Rome abandonnée fut en proie aux plus dangereuses factions, aux séditions les plus inquiétantes ; puis le grand schisme, durant lequel la Ville sainte savait à peine à qui elle pouvait appartenir. Enfin réinstallée au Vatican, la Papauté assistait à la défection d’une partie de l’Europe ; il lui fallait s’entendre appeler l’antéchrist, et sa ville Babylone ; pendant ce temps-là, elle bâtissait l’église de Saint-Pierre. La Réforme portant ses fruits, on vit renaître la philosophie païenne, et l’on sait quelle haine et quelles espérances cette dernière conçut et exprima de voir tomber enfin des mains du Christ ce sceptre qui fut celui des Césars. Rappelez-vous Joseph II, lors de son voyage à Rome, sous Pie VI, comptant les pulsations de l’antique idole, et prévoyant à coup sûr le jour où son cœur aura cessé de battre. Quelle n’eût pas été sa joie, s’il eût assez vécu pour lire le traité de Tolentino, pour s’entendre dire que le vieillard dont il avait bravé les cheveux blancs et la majesté mourait loin de Rome captif des Français, et que la République était proclamée dans la ville des Papes ? Pourtant, le retour devait être assez prompt. Rome ne verra pas le conclave, il est vrai ; il se tient à Venise, et il dure des mois, comme en pleine paix ; après quoi le deux cent cinquante-quatrième Pape s’en va tranquillement prendre possession de Rome affranchie par les forces anglaises et russes. Il ne recouvre pas pour le moment toutes les provinces qui forment le domaine du Saint-Siège ; mais, patience ; encore quelques bouleversements, et la main de Dieu conduisant celle des hommes, la Papauté rentrera dans son complet héritage.
Ce qui fait la merveille de tous ces retours, c’est qu’ils s’accomplissent à l’encontre de tous les événements ordinaires de notre temps. La vieille société s’en va pièce à pièce, et la souveraineté papale sur Rome persévère et s’affermit. Tout le monde est entraîné à mettre la main pour la soutenir. En vain Napoléon Ier réunit par un décret fameux les États-Romains à l’Empire français ; en vain, après avoir fait subir au Pontife une captivité de cinq années, il vient en personne à Fontainebleau pour surprendre à son prisonnier une renonciation tacite à des droits sacrés ; ce sera lui-même, à la veille de ses malheurs, qui rouvrira à Pie VII la route de Rome, Dieu ne voulant pas que son Vicaire fût délivré par la main des alliés. Bientôt le Congrès de Vienne se réunira ; une politique perfidement hostile à l’Église y dictera la loi ; on livrera à la Prusse les provinces rhénanes, et la Belgique à la Hollande ; mais on y subira pas moins cette volonté surhumaine qui sait s’imposer aux rois comme aux nations. En dépit des convoitises de l’Autriche, les traités remettront la papauté en possession des Légations et des Marches, sur lesquelles, après quinze années de pontificat, Pie VII n’avait pas régné encore. Est-il besoin maintenant de rappeler comment, lorsque toutes les monarchies de l’Europe étaient ou renversées ou ébranlées, lorsque Rome avait contraint son pontife de fuir, et déclaré aboli pour jamais le pouvoir temporel des successeurs de saint Pierre dans la Ville éternelle, les armes de la République française vinrent relever ce trône de la plus auguste monarchie qui fut jamais ? Jusqu’aux âges les plus reculés l’Église conservera la mémoire des admirables discours qui furent alors prononcés à la tribune française, du vote de l’Assemblée, de l’expédition chevaleresque qui en fut la suite. Depuis lors, la France veille au maintien de cette souveraineté qu’elle a eu l’honneur de servir encore une fois ; en retour, Dieu a voulu montrer que l’énergie sacrée du chrême dont Pie VII consacra une dynastie en Napoléon n’était pas épuisée, et le neveu du captif de Sainte-Hélène règne avec gloire.
L’histoire du domaine temporel des Papes en est à cette page ; qui oserait dire que tout cet ensemble n’est qu’une application des lois de l’histoire et des conditions de la nature humaine ? Si le surnaturel n’est pas là, je le demande, où est-il ? L’aveu s’est échappé plus d’une fois de la bouche de ceux mêmes qui semblaient ne jamais devoir le faire. M. Ampère, dans son précieux travail intitulé l’Histoire romaine à Rome, où il ne se montre rien moins que partisan du surnaturel, se laisse séduire un moment et parle comme nous. C’est à propos de Murotorto. « On nomme ainsi, dit-il, un pan de muraille qui, avant de faire partie du rempart d’Honorius, avait servi à soutenir la terrasse du jardin des Domitius, où fut la sépulture de Néron, et qui, du temps de Bélisaire, était déjà incliné comme il l’est aujourd’hui. Procope raconte que Bélisaire voulait le rebâtir, mais que les Romains l’en empêchèrent, affirmant que ce point n’était pas exposé, parce que saint Pierre avait promis de le défendre. Procope ajoute : Personne n’a osé réparer ce mur, et il reste encore dans le même état. Nous pouvons en dire autant que Procope, et le mur, détaché de la colline à laquelle il s’appuyait, reste encore incliné et semble près de tomber. Ce détail du siège de Rome (au temps de Bélisaire) est confirmé par l’aspect singulier du Murotorto, qui semble toujours près de tomber, et subsiste dans le même état depuis quatorze siècles, comme s’il était soutenu miraculeusement par la main de saint Pierre. On ne saurait guère trouver pour l’autorité temporelle des Papes, au moment où j’écris, un meilleur symbole. » (Revue des Deux-Mondes, 15 novembre 1857.)
M. Ampère a raison, le symbole est complet ; ajoutons que la volonté du Ciel est là tellement empreinte que nous pouvons envisager l’avenir sans aucune inquiétude. Rome est la ville du Christ, et personne que le Christ y règnera. Il pourra se rencontrer des moments de crise ; ils ne serviront qu’à faire ressortir davantage l’inviolabilité de ce trône. Que sont les années dans la durée de l’Église ? Les droits, pour être suspendus dans leur exercice, ne cessent pas d’être des droits. Dieu, qui a bien su attendre jusqu’au VIIIe siècle pour appliquer définitivement son plan, saurait user de patience, mais ni princes ni peuples ne l’empêcheraient d’arriver à ses fins. Qu’on se rappelle le mot de Pie VII à Napoléon, dont le fils, par malheur, porta le titre de roi de Rome : « Je puis finir mes jours en captivité ; mais sachez que mon successeur rentrera triomphant à Rome »…
Il en est qui demanderont : mais la souveraineté temporelle du Pape à Rome est-elle donc un dogme ? – Non, elle est tout simplement un fait, mais un fait surnaturel. Il n’est pas même nécessaire d’être chrétien pour en être frappé ; mais si l’on est chrétien, pour peu que l’on soit attentif à l’histoire de cette ville, on ne saurait douter que le Christ ne se la soit réservée. Après cela, rassemblez, si vous voulez, toutes les raisons de convenance, montrez l’utilité qui résulte de l’indépendance du Pape, pour le gouvernement de l’Église ; prouvez que si cette monarchie temporelle du Pape n’existait pas, il faudrait l’établir, tout cela est incontestable ; mais en même temps, tenez les yeux ouverts sur la grande synthèse historique qui s’étend de Romulus à Pie IX ; vous verrez mieux encore pourquoi et comment le Christ tient à régner ici-bas sur ce point de notre globe.
Malgré les agitations et les bouleversements, l’Europe tient debout, et par elle le monde ; il y a une cause à cela : c’est que le Christ a daigné ne pas se laisser détrôner à Rome. Dans sa miséricorde, il a résisté à tous les complots, non qu’il ait besoin de ce trône, lui dont la terre n’est que le marchepied ; mais il l’a juré : « Ce trône durera autant que les cieux. » (Psaume LXXXVIII.) S’il s’affaiblissait, toute institution humaine en ressentirait le contrecoup ; c’est la clef de voûte des sociétés. Le monde a pu s’en passer autrefois, quand les temps n’étaient pas mûrs, et à quelles conditions ? Aujourd’hui, le Christ perdant le sceptre de Rome pour toujours, ce serait la fin des temps. Nul catholique ne s’étonnera de ce langage, s’il croit, comme il doit le croire, que ce monde n’est maintenu qu’à cause de l’Église qui recrute les élus dans son sein. Quant aux économistes, nous les ferons souvenir que la propriété particulière a commencé à courir des risques chez nous, le jour où la propriété ecclésiastique a été violée. Maury le disait déjà de l’Assemblée constituante, et on ne l’écouta pas ; on se flattait que, Dieu étant évincé, l’homme ne le serait pas pour cela. Depuis lors, néanmoins, tout chancelle, tout est mis en question. Que reste-t-il des souverainetés, si la plus sacrée, la seule directement divine, venait à s’éteindre pour toujours ? Pense-t-on que Dieu, qui a fait Rome éternelle pour lui-même, se plierait à nos remaniements ? Il est trop tard : le Christ continue de régner à Rome ; s’il était détrôné, la société s’abîmerait dans le chaos. Il y aurait un livre entier à faire sur cette haute question, où l’on montrerait le lien indissoluble de la principauté de Pierre avec la ville de Rome, et cet autre lien mystérieux de la suprématie spirituelle avec la monarchie temporelle dans la ville des Césars. Que l’historien chrétien n’aille donc pas attribuer à la disposition d’une providence ordinaire un fait et un droit qui ont leur racine dans l’ordre surnaturel ; on est ici, j’en conviens, sur un terrain tout mystique ; mais n’oublions pas que le centre des destinées de l’humanité appartient à l’ordre mystique, si on veut l’appeler ainsi : Le Verbe incarné, roi de toute créature et ne pouvant abdiquer son empire. Il peut être poétique de représenter la Papauté retournant aux catacombes ; mais on oublie que le Christ qui ne se séparera pas d’elle, ne peut plus y redescendre.
Que dire maintenant de Pépin et de Charlemagne ? Deux choses : d’abord, qu’ils ont droit à toute la reconnaissance de la chrétienté pour l’appui généreux qu’ils ont prêté au Saint-Siège et pour les largesses qu’ils lui ont faites. En second lieu, que ni Pépin, ni Charlemagne, n’ont fait cadeau de Rome et de son duché avant même que Pépin eût ceint la couronne des Francs. La confusion, et par suite l’erreur, est commune sur ce point chez les historiens qui ont cours. Il est à propos de rétablir les faits, et cela est facile en peu de mots : il suffit de remonter aux sources. En 755, Pépin marche au secours d’Étienne III, opprimé par les Lombards ; il réduit Astolphe à lever le siège de Rome et à demander la paix. Ensuite, au rapport d’Anastase, il contraint ce prince à abandonner au Saint-Siège Ravenne et la plus grande partie de son exarchat, avec une portion considérable du Picenum : en tout vingt-deux villes avec leur territoire. De Rome, du duché de Rome, pas un mot. Bien plus, Éginhard, qui n’est pas italien, comme Anastase, nous dit en propres termes dans ses Annales, aux années 755 et 756, que cet acte appelé donation n’avait pour objet que de restituer à l’Église de Rome des domaines qui lui avaient été enlevés par les Lombards. Honneur donc à Pépin, le restaurateur du patrimoine du Siège Apostolique.
Charlemagne vient à son tour combattre Didier, qui a jeté ses Lombards sur les terres de l’Église. Il le force dans Pavie, et en même temps il fait aussi sa donation, plus ample que celle de son père. Il y assure pour toujours à l’Église romaine Ravenne et son exarchat, la Corse, les provinces de Parme, de Mantoue, de Venise et d’Istrie, avec les duchés de Spolète et de Bénévent ; de Rome et de son duché, pas un mot. Quant à ces diverses provinces, pas une qui ne fût antérieurement sous les lois du Saint-Siège, auquel elles s’étaient données successivement, afin d’obtenir sa protection contre les Lombards ; plusieurs même, telles que la Corse et le duché de Bénévent, n’avaient encore été atteintes en aucune façon par les armes de Charlemagne. Honneur donc à l’illustre fils de Pépin, vengeur et restaurateur du domaine de l’Église de Rome.
Il y a loin de ces conclusions historiques aux préjugés qui ont fait dire tant de fois que les Papes ont dû la souveraineté de Rome aux rois français. Certes, le rôle de ces princes est assez beau ; mais n’allons pas contre la foi des documents contemporains, l’étendre au-delà de ses limites. Nul autre que Dieu ne peut se vanter d’avoir mis la souveraineté de la Ville éternelle entre les mains du Vicaire de son Fils. Si, dans ce cas, il y a eu un intermédiaire, il est de beaucoup plus ancien que Pépin et Charlemagne. Quant aux provinces plus éloignées de la métropole du christianisme, si la Papauté les posséda et en possède encore une partie, ce sont les peuples eux-mêmes qui les offrirent à saint Pierre.
Rien n’est plus faux que de prétendre que la politique des rois français avait investi les Papes d’une sorte de fiefs au profit de leur couronne, en leur octroyant une capitale et des provinces. Une ignorance profonde pourrait seule expliquer l’existence d’un semblable préjugé. Quant à dire que nos deux grands Carolingiens auraient retenu la suzeraineté sur Rome, c’est oublier bien vite que les pontifes de Rome honorèrent du titre de Patrices des Romains, Pépin et ses deux fils Charles et Carloman, titre que Charles lui-même retint jusqu’à ce qu’il eût reçu de saint Léon III le titre d’empereur. On sait que la dignité de Patrice, créée par Constantin, indiquait la souveraineté dans celui qui la conférait ; il serait donc naturel de se demander comment Pépin et Charlemagne purent l’accepter et la porter. Tout s’explique cependant quand on se rappelle leur profond respect pour la Papauté et son indépendance. Encore un mot sur le testament de Charlemagne. L’Empereur y fait avec détail le partage de ses États entre ses fils, mais il y omet entièrement le duché de Rome et l’exarchat. Il se borne à recommander à ses fils de prendre ensemble le soin et la défense de l’Église romaine, ainsi qu’il a été pratiqué par Charles-Martel, son aïeul, par son père Pépin, d’heureuse mémoire, et par lui-même. Telle est la vérité historique ; telle est aussi la source principale des bénédictions dont la France a été favorisée dans le cours des siècles, jusqu’à ces derniers jours.
D. P. GUÉRANGER.