Dans l’article précédent nous avons reconnu l’inconvénient auquel s’expose l’historien chrétien, si au lieu de signaler les conséquences directes de la venue de Jésus-Christ en ce monde, il se met à insister sur les incontestables progrès que la civilisation a retirés de la prédication de l’Évangile et de son application aux sociétés humaines. À ne considérer la chose qu’au point de vue rationnel, il serait hors de toute proportion que le Fils de Dieu se fût incarné et fût mort sur la croix, dans le but seulement de donner des leçons d’économie politique aux hommes. Il est donc de toute nécessité que notre historien ait le courage de nous montrer Jésus-Christ opérant par son sang la réconciliation de la terre avec le ciel, et apportant aux hommes les moyens par lesquels ils parviendront à l’ordre surnaturel pour lequel ils ont été créés. Quand aux effets secondaires de la Rédemption, il les rangera à leur place, comme des biens d’une nature inférieure et des avantages surajoutés, selon la prophétie de l’Évangile : cætera adjicientur. Il se gardera de les dédaigner et de les omettre ; mais il n’aura pas la lâcheté de taire les autres, ou de mettre ces derniers en première ligne.
Après la mission du Christ, il n’est rien de plus important dans l’ordre chronologique de l’histoire humaine, que le fait et le mode de la propagation du christianisme. Peu d’hommes, relativement, ayant été admis à voir et à entendre le Sauveur, il était nécessaire que la certitude de sa venue et de ses œuvres reposât sur un fait miraculeux, vaste, palpable, accessible à toutes les générations, en sorte qu’appuyés sur un tel fait, ceux mêmes qui n’ont pas vu le Fils de Dieu dans la chair n’eussent rien à envier, pour la solidité des convictions, aux témoins oculaires et auriculaires. Ce fait a eu lieu, et il consiste en ce que le christianisme à son apparition dans le monde, quoique tout ait été contre lui et rien pour lui, a cependant remporté, par l’intervention divine, une victoire complète sur la société romaine et même sur une foule de nations qui ne reconnaissaient pas le joug de l’Empire. L’incrédulité a senti la force de cet argument irréfragable, et a tenté de le détruire, en prétendant prouver que tout était préparé d’avance pour le succès du christianisme, et que rien n’était moins étonnant que cette révolution appelée de tous les vœux, et secondée merveilleusement par l’état moral et politique du monde à cette époque. À l’appui d’une si heureuse théorie, qui a l’avantage de débarrasser l’histoire du miracle des miracles, Gibbon a accumulé toute l’érudition et toute la philosophie qu’il avait à sa disposition : il a eu des successeurs zélés qui ont su embrouiller la question aux yeux des esprits légers et crédules, et qui enfin n’ont rien oublié, sauf le signalement des douze pauvres pécheurs de Galilée, qui, en fin de compte, se sont trouvés les faciles conquérants de la race humaine, si bien disposée, comme l’on sait, à accueillir d’enthousiasme quiconque vient lui prêcher la réforme morale et le détachement de la vie et des biens de ce monde.
L’historien chrétien fera justice de ces puérilités savantes en établissant la véritable situation du monde romain à l’époque de la prédication chrétienne. Il décrira cette corruption sans égale dans les siècles antérieurs, et qui devait amener la destruction de la société, si Dieu n’eût précisément choisi ce moment désespéré pour manifester sa miséricorde gratuite, et rendre à la vie Lazare, déjà en proie à la pourriture du tombeau. Il ne manquera pas de faire observer qu’il est contre l’expérience de prétendre que l’excès de la dépravation morale conduit par lui-même l’homme à la conversion, et que l’extinction du sens moral prépare le pécheur aux plus héroïques sacrifices. Or, le monde s’est converti : une telle réaction ne peut donc être attribuée qu’à l’emploi d’un moyen divin et surnaturel. Notre historien aura à montrer ensuite la politique, la superstition, la philosophie, s’unissant de concert pour rendre impossible le succès de la prédication chrétienne ; l’habile administration de l’Empire, la centralisation, les communications si faciles de terre et de mer, employées à combattre la propagation de l’Évangile, au moins autant qu’elles la servaient ; et comme il aura déjà établi, d’après les prophéties, la prédestination de l’Empire romain à servir de marchepied à l’empire du Christ, il lui restera à montrer que la prise de possession par le Fils de Dieu de ce trône des Césars ne s’est faite qu’au moyen de la plus terrible de toutes les luttes. Ainsi le voulait la souveraine sagesse, afin qu’une telle victoire devint à jamais l’argument invincible de notre sainte foi.
C’est sur une telle question qu’il importe de ne pas confondre l’ordre providentiel avec l’ordre surnaturel. Le triomphe de l’Évangile, l’établissement de l’Église chrétienne, ne sont pas des faits simplement providentiels, comme l’école naturaliste le prétend ; le miracle y est partout, dans le but, dans les moyens, dans l’issue. Vous venez me dire qu’il y avait dans le monde romain des pierres d’attente pour l’édifice chrétien, et que l’Église s’en est servie ; mais ne voyez-vous pas tout d’abord que ces pierres d’attente avaient été placées dans un dessein surnaturel, et qu’il a fallu ensuite une intervention surnaturelle pour qu’elles pussent servir à leur fin ? Un pécheur est converti et il finit par arriver à la sainteté ; si vous observez le passé coupable de cet homme, vous découvrirez en lui des aptitudes que le Créateur y avait placées et qui ont servi plus tard l’action de la grâce pour laquelle elles étaient préparées ; mais pour amener cet heureux résultat, n’a-t-il pas fallu que cette même grâce livrât d’abord un combat dans lequel tout a été surnaturel, et l’attaque et la victoire ? Et cette préparation dont vous seriez tenté de faire honneur à la nature, qu’est elle autre chose qu’une préordination que la main surnaturelle avait posée d’avance, pour qu’elle remplit son rôle dans la transformation future ? C’est ce que le narrateur chrétien ne doit pas manquer d’exprimer, s’il veut que ses récits soient vrais. Ainsi, la paix générale du monde sous Auguste coïncide avec la naissance de Jésus-Christ : est-ce à dire pour cela que cette paix n’était qu’un résultat politique ? Non ; car cette paix avait été prédite pour cette époque par les prophètes. Elle n’appartenait plus à l’ordre simplement providentiel ; elle s’harmonisait essentiellement avec la venue du Christ, et nulle force humaine n’eut pu lui faire obstacle. Je n’insiste pas davantage sur cette grave question, l’ayant déjà traitée dans ces colonnes, à propos d’un livre célèbre dont l’auteur, tout en s’éloignant d’intention des dangereuses et fausses théories de Gibbon et de ses successeurs, s’était laissé entraîner à des illusions qui seraient de nature à égarer plus d’un lecteur.
Or, ce fut par les miracles et par le courage surhumain que le christianisme triompha. Nous avons traité plus haut des miracles et de l’accueil que l’historien chrétien leur doit faire dans ses récits ; parlons donc des martyrs. Ici, il est besoin encore de prémunir l’écrivain contre une des applications du naturalisme les plus à la mode. Qu’étaient les martyrs, selon plusieurs des nôtres ? Ce qu’ils étaient ? Des vengeurs de la dignité humaine ; des héros qui bravaient la douleur et la mort, et par de tels exemples d’indépendance à l’égard des tyrans, relevaient les caractères abaissés par le servilisme de l’Empire. Apprécier ainsi le dévouement des martyrs et le service qu’ils nous ont rendu par leurs généreux combats, c’est tout simplement, que l’on me permette le mot, fausser l’histoire. Non, les martyrs n’ont pas été, grâce à Dieu, des stoïciens ; leur courage n’a eu rien de commun avec l’orgueil de cette secte qui produisait ses tristes héros en grand nombre, à l’époque même que le Christ combattait dans les siens.
Les martyrs ont été innombrables, de toute nation, de tout âge, de tout sexe ; ils ont épuisé avec une fermeté sublime toutes les tortures et toutes les angoisses de l’âme et du corps ; mais c’est en vain que l’on voudrait ravaler le mobile de leur sacrifice au niveau d’un intérêt humain quelconque, pour en faire des héros dignes d’attirer les regards du philosophe. Tout en eux est surnaturel ; le bénéfice humain de leur dévouement, tout réel qu’il est, n’est qu’un produit secondaire ; cætera adjicientur. Nous connaissons les motifs qui les soutenaient au milieu de leurs effrayantes épreuves. Ils ont parlé, ils ont expliqué les sentiments qui les animaient : nous avons leurs réponses à ce sujet en nombre considérable, à l’aide desquelles nous pénétrons leur pensée intime : impossible de se faire illusion. Or, que découvrons-nous ? Qu’ils ont été soutenus par deux motifs formellement exprimés : la crainte de perdre leur âme s’ils cédaient aux tourments, et c’est là ce que l’on rencontre le plus souvent ; le désir de témoigner au Christ leur amour en souffrant pour sa gloire. Je défie nos naturalistes de montrer dans les actes d’un seul martyr qu’il ait subi les tortures et enduré la mort pour faire montre de la dignité humaine.
En bravant les supplices du temps dans le but d’éviter les supplices éternels, et non pour un intérêt métaphysique quelconque, nos héros mettaient tout simplement en pratique une sentence du Sauveur : « Ne craignez pas, avait-il dit, ceux qui ne peuvent tuer que le corps, mais qui ne peuvent rien contre l’âme ; craignez plutôt celui qui peut précipiter et l’âme et le corps dans l’enfer » (Matth. 10, 28). Animés de cette crainte surnaturelle qui est la base de la sainteté du chrétien et qui contraste déjà si énergiquement avec l’orgueil du stoïcien, les martyrs arrivaient à vaincre la douleur du moment par la pensée des peines éternelles dont elle les délivrait, et affranchie de la sujétion du corps par ce sacrifice d’eux-mêmes au devoir, leur âme s’élevait à la hauteur des récompenses que Dieu réserve à ceux qui ont su glorifier en eux-mêmes son souverain domaine sur la créature. D’autres, moins nombreux, déjà parvenus à un haut degré d’amour, un saint Ignace d’Antioche, un saint Polycarpe, une sainte Blandine, une sainte Perpétue, allaient aux supplices avec une ardeur toute mystique, comme à un moyen de s’unir plus sûrement et plus étroitement au centre de leurs affections. Ce double mobile du martyr se retrouve dans l’Église à toutes les époques, selon la diversité des dons de la grâce ; mais on est à même de l’apprécier avec la plus complète évidence, pour le premier âge du christianisme, dans la multitude des documents qui nous restent ; et quiconque voudra les approfondir demeurera convaincu que ni l’un ni l’autre de ces deux mobiles n’a le moindre rapport avec l’idée qu’on tient à donner à notre siècle sur le ressort qui produisait la résistance dans les martyrs.
Que l’historien chrétien le comprenne donc, et qu’il nous montre ces généreux athlètes tels qu’ils furent, et non tels que le naturalisme voudrait les faire, en dépit de leurs protestations solennelles. Mais quand il viendra à déduire le service que les martyrs nous ont rendu, qu’il ne craigne pas de le définir tel qu’il est en réalité. Il est assez important en lui-même pour mériter d’être célébré avec tout l’enthousiasme des cœurs chrétiens. Les martyrs ont confirmé la vérité du christianisme par le témoignage de leur sang ; c ‘est par eux, et grâce à leur courage, que la foi chrétienne est sortie triomphante de l’épreuve des persécutions, et qu’elle a pu arriver jusqu’à nous. Ils sont nos glorieux ancêtres et les continuateurs de l’œuvre du Christ, leur chef. S’ils avaient cédé aux tourments, nous serions encore plongés dans la nuit du paganisme ; en sauvant les âmes à travers les tortures, ils nous sauvaient nous-mêmes, ils nous transmettaient cet élément surnaturel sans lequel ni l’homme, ni la société, ne pourraient atteindre leur fin. Honneur donc aux saints martyrs, auxquels nous devons tant, et dont la race, par un effet merveilleux de la grâce divine, ne s’est jamais éteinte sur la terre ! Chaque siècle a eu les siens, et les Saintes Écritures nous apprennent que le nombre en sera considérable à la fin des temps.
Mais, diront les prôneurs de ce qu’on appelle la dignité humaine, pourquoi ne voulez-vous pas que nous relevions dans les martyrs ce noble élan qui les a rendus si supérieurs aux tyrans qui les immolaient ? Pourquoi ? Parce que j’ai honte pour nos martyrs de toutes ces phrases banales par lesquels vous semblez les rabaisser jusqu’aux Sénèques et aux Épictètes. Dites-moi, y a-t-il un mot dans les Évangiles qui nous propose la dignité humaine comme un but à rechercher en lui-même ? Cette dignité humaine, quand elle n’est pas l’orgueil, qu’est-elle autre chose que le sentiment de l’obéissance à Dieu, par laquelle notre nature obtient toute son expansion, et hors de laquelle elle s’évanouit bientôt dans toutes les bassesses ? Le Christ n’a rien flatté de ce qui est de l’homme seul ; il n’est pas venu faire la déclaration des droits de l’homme, mais celle des droits de Dieu. Il a dit : « Ne craignez pas ceux qui ne peuvent tuer que le corps » ; voulait-il dire : « parce que vous devez vous estimer plus qu’eux ? » Non ; il a dit : « parce qu’il ne faut craindre que Dieu » ; et quiconque a la crainte de Dieu, et n’a que cette seule crainte, sera toujours supérieur en dignité humaine à celui qui ne puise la noblesse de ses sentiments que dans l’estime de soi-même. Si l’on comprenait le mal que l’on fait aux âmes et à la société, dans un siècle léger et passionné, en répétant, et quelquefois avec une certaine autorité, ces déplorables lieux communs du naturalisme, on les repousserait bientôt avec tout le dégoût que mérite l’école qui nous les a transmis. Il en est qui croient avoir tout gagné quand ils se sont mis à l’unisson dans le langage avec les philosophes, sans paraître se douter qu’ils retardent ainsi cruellement l’avènement d’un christianisme pur et sans alliage. Au lieu de tant se préoccuper de la dignité humaine, qu’ils placent, contrairement à l’Évangile, dans l’indépendance à l’égard des hommes, qu’ils songent donc un peu plus à la dignité du chrétien, qui consiste dans la dépendance à l’égard de Dieu, noble servage qui fait de nous autant de rois, fussions-nous constitués par l’ordre de la Providence dans un état d’esclavage à l’égard des hommes. En lisant les Épîtres des Apôtres, dans les endroits où il leur arrive de donner des avis aux maîtres et aux esclaves, je me demande toujours quelle impression doivent produire ces passages sur nos frères atteints de naturalisme, lorsqu’ils voient ces hommes inspirés s’abstenir du moindre blâme contre une institution que nos mœurs repoussent, et ne jamais réclamer pour cette dignité humaine ; mais en quelle manière ? En une manière uniquement surnaturelle. Ils se bornent à dire : « Hommes libres et esclaves, vous êtes frères dans le Christ. » Tout le naturalisme du monde aurait été impuissant à détruire l’esclavage chez les peuples antiques : cette seule maxime surnaturelle devait le dissoudre et l’a dissous en effet, sans effort, sans secousse, sans appel aux droits de l’homme, mais seulement aux droits de Dieu qui nous a faits tous frères en son Fils. L’esclavage a succombé, parce que, au fond, il était antichrétien ; s’il n’eût été qu’antihumain, il durerait encore. C’est l’Évangile qui a rendu à l’homme ses véritables droits, en surnaturalisant son existence.
Notre historien, en décrivant les vicissitudes de l’Empire romain, l’affaiblissement progressif de ce grand corps et enfin sa destruction totale sous les coups des Barbares, n’oubliera pas que cette catastrophe avait été prédite par saint Jean. De même qu’il n’a pas décrit l’absorption successive de tant de peuples dans l’unité romaine, sans éclairer sa marche au flambeau des prophéties de l’Ancien Testament, de même aussi il ne tombera pas dans l’incroyable inconséquence de certains auteurs chrétiens, qui viennent nous dire que l’Empire eût pu être sauvé moyennant ceci et moyennant cela. Soyons donc, au XIXe siècle, aussi au fait des destinées de Rome que l’étaient les chrétiens primitifs, avant l’accomplissement de l’arrêt. Dès le temps de la persécution de Domitien, le prophète de Pathmos avait prédit « que la femme prostituée, assise sur ses sept collines, et qui avait bu jusqu’à l’ivresse le sang des martyrs », devait être un jour humiliée en proportion de son orgueil, et qu’elle tomberait sous les coups de la vengeance de Dieu sans jamais pouvoir se relever, pas plus qu’une meule que l’on jette dans la mer. L’historien chrétien enregistrera fidèlement cette haute justice, qui est l’une des premières clefs de l’histoire, et ne se complaira pas dans des hypothèses, comme ferait un païen qui n’aurait pas lu saint Jean. Je ne sache rien de plus agaçant que cette adoration des peuples antiques, dont on rencontre trop souvent des traces dans les écrits de plusieurs de nos frères, qui semblent doués parfois d’une puissance d’abstraction étonnante. De même qu’ils sont à l’aise dans le commerce des philosophes séparés, ainsi les voit-on s’éprendre par moments d’une tendresse subite pour tout ce qui est grec ou romain, sans avoir l’air de se douter que ces épanchements naïfs sont de nature à produire un effet au moins étrange sur ceux qui les écoutent, et n’aident assurément pas à la démolition du naturalisme.
Quand il se trouvera en face de Constantin prenant la résolution d’abandonner Rome et de transporter le siège de l’empire sur le Bosphore, que notre historien n’ait pas la faiblesse de dissimuler le décret divin et surnaturel qui s’accomplit à ce moment. Qu’il sache dire que Rome est la propriété du Christ, qui y réside dans son Vicaire ; que possession en était prise déjà par Pierre, au nom de son Maître, depuis trois siècles ; et que la seconde majesté ne pouvait plus y trôner à côté de la première, du jour où celle-ci sortait des catacombes pour montrer au grand jour son impérissable dynastie, dont Sylvestre est le trente-quatrième anneau. Désormais il aura à montrer, dans le cours de ses annales, comment l’Occident, qui subit plus directement les influences du pontificat suprême, arrive à toutes les grandeurs, à toutes les forces, tandis que l’Orient s’amoindrit et voit succomber dans son sein l’énergie chrétienne, parce qu’il ressent moins, et aussi parce qu’il évite trop souvent cette touche puissante et maternelle qui maintient chez les peuples la vitalité surnaturelle, et avec elle le gage de la conservation et du véritable progrès.
Vient ensuite la vaste question du monachisme, au sujet de laquelle le naturalisme a su accumuler tant de préjugés : notre historien devra les aborder de front, et la meilleure manière de les réfuter sera d’exposer les faits dans toute leur simplicité ; il lui sera dès lors facile de rétablir le véritable point de vue, dont on s’est si déplorablement écarté. D’abord, il aura à faire voir que l’état religieux ne date pas du IVe siècle, comme l’ont prétendu des critiques intéressés, dont les intentions ne sont plus guère comprises aujourd’hui ; mais qu’il a toujours existé depuis l’origine de l’Église. L’étude de la vie et du caractère des saints personnages que cet état a produits le mettra à même de renverser par les faits les systèmes physiologiques, à l’aide desquels d’autres ont prétendu expliquer une vocation toute divine. Une autre absurdité, qui a prévalu à son tour et qui règne encore, est d’attribuer aux malheurs politiques du temps la merveilleuse floraison de l’état monastique dans les IVe et Ve siècles ; l’inspection des documents contemporains mettra notre historien en mesure d’ôter encore ce subterfuge au naturalisme. Il devra enfin faire justice encore une fois de la théorie utilitaire que l’on continue d’appliquer au monachisme comme au christianisme lui-même, en faisant voir que si les moines ont rendu d’immenses services à l’économie politique et à la science même profanes, ces mérites sont d’un ordre inférieur à ceux que leur institution était appelée à rendre directement et qu’elle a directement rendus. Le langage qui était bon à tenir devant l’Assemblée-Constituante, à la veille du décret qui allait supprimer les ordres religieux, n’est pas tout à fait celui que les catholiques doivent tenir entre eux. Tout ce que l’on pouvait dire alors au point de vue d’utilité sociale demeure vrai, mais il y a plus : Jésus-Christ aussi, le divin Instituteur de l’état religieux, est le grand Civilisateur du monde, mais il est infiniment plus que tout cela pour le monde. Quant aux moines, beaucoup d’entre nous en ont tout dit, quand ils ont vanté leur action dans le défrichement des landes et dans l’ennoblissement du travail, s’il s’agit des temps anciens ; et dans le déchiffrement, le classement et l’emploi des chartes et des diplômes, s’il s’agit des temps plus modernes. On se tient toujours en présence de l’Assemblée-Constituante. Je n’entrerai pas dans plus de détails sur ces questions, devant les traiter à fond dans un travail spécial, à une époque assez rapprochée.