Autant il importe de prémunir les catholiques contre la tendance naturaliste des idées de notre siècle dans l’appréciation des faits historiques, autant et à plus forte raison est-il nécessaire de les prévenir que ce naturalisme n’existe pas simplement à l’état de théorie, mais encore qu’il se trouve généralement insinué et même appliqué dans le plus grand nombre des écrits qui ont été publiés, depuis longtemps, par des auteurs même orthodoxes d’intention, sur les questions d’histoire générale ou particulière. Rien n’est plus rare, depuis un siècle et plus, que les livres d’histoire dans lesquels le sens chrétien ne fait jamais défaut. Tel historien sera, dans son langage privé, dans sa pratique, le fidèle disciple de l’Église, qui, lorsqu’il tient une plume, ne trouve plus que le verbiage philosophique pour raconter et expliquer les faits. C’est un malheur que ce double langage, que cette double vie ; mais c’est un danger pour les lecteurs, surtout pour la jeunesse. Il en résulte que nous ne rencontrons plus guère de ces chrétiens tout d’une pièce, comme ils étaient autrefois, et comme il serait à souhaiter qu’il en existât beaucoup de nos jours.
Il n’entre pas dans mon intention de faire ici une revue de l’histoire universelle, ni de signaler les mille points sur lesquels on a trouvé moyen d’infiltrer le naturalisme ; je me bornerai à relever en passant quelques traits qui pourront servir d’exemple. En thèse générale, le naturalisme se reconnaît dans un livre, lorsque l’auteur affecte de voiler l’action de Dieu pour relever l’action humaine ; lorsqu’il s’attache aux idées philosophiques de Providence, au lieu de proclamer l’ordre surnaturel ; lorsqu’il raisonne de l’Église comme d’une institution humaine ; lorsqu’il prononce sur les faits, sur les idées, sur les hommes, autrement que l’Église ne prononce elle-même. On aime à aller de l’avant, à passer pour être de son siècle ; en un mot, on est trop pressé de recueillir le genre de succès réservé à quiconque a su mériter le nom d’homme de progrès.
L’histoire de l’ancien monde est traitée dans le genre naturaliste, lorsque le narrateur, au lieu de montrer l’imperfection des vertus païennes, leur consacre une admiration à laquelle elles n’ont pas droit. J’entends ici par vertus païennes ces qualités et actions éclatantes à l’extérieur, dont le principe n’était pas de réaliser la loi divine, mais l’orgueil, la dureté de cœur, le mépris stoïque de la vie, le culte barbare d’une nationalité matérielle. On sait les funestes excitations qu’a produites cette apothéose des vertus païennes à la fin du siècle dernier, et avec quelle rage les monstres d’alors s’inspiraient des exemples de la Grèce et de Rome. Mais il est un autre écueil que l’historien chrétien doit s’attacher à éviter. Disciple de la révélation, qu’il prenne garde de ne pas se figurer que les Gentils se trouvaient dans l’impuissance d’arriver à la connaissance du vrai Dieu et à la réalisation, dans un degré suffisant, des vertus qui l’honorent et qui sont le salut de l’homme. Les moyens d’une Providence surnaturelle pour opérer ce grand but sont l’un des objets de l’histoire chrétienne ; et à côté de l’Église judaïque, la théologie catholique nous découvre l’Église des Gentils, moins visible, moins patente, mais toujours accessible par la grâce, qui ne fut jamais refusée totalement à la créature humaine, même la plus délaissée.
Il ne s’agit pas ici de la philosophie, instrument d’orgueil et de déception, mais de la parole de Dieu transmise d’une manière orale, luttant contre le flot toujours montant du polythéisme, et ravivée par les secours de cette Providence surnaturelle dont nous parlions tout à l’heure, et par mille incidents extérieurs, par mille touches intérieures, que l’infinie bonté de Dieu n’a point réservées seulement, pour les chrétiens. Que l’historien catholique n’oublie jamais qu’il est écrit que « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et arrivent à la connaissance de la vérité », et qu’il s’attache à découvrir par quelle voie, dans l’ancien monde, Job l’arabe possédait l’espoir de reprendre un jour son corps et de voir de ses yeux son Rédempteur ; comment Ninive tout entière savait fléchir la colère du vrai Dieu, à la simple parole de Jonas ; comment Nabuchodonosor, Cyrus, rendaient hommage, dans des édits publics, à la souveraine majesté du Dieu des Juifs ; comment le centurion romain Corneille était devenu mûr pour le baptême, avant même d’avoir connu la mission du Sauveur. Le rôle du peuple juif, le bruit des prodiges opérés en sa faveur, ses relations si étendues à certaines époques, ses migrations en Égypte d’abord, plus tard en Assyrie, en Perse, jusqu’aux Indes ; la traduction de ses livres sacrés en langue grecque, au siècle des Ptolémées ; ses synagogues répandues au-delà des limites du monde connu et florissantes au sein de Rome et de la Grèce, depuis déjà des siècles, lorsque parut l’Homme-Dieu ; tous ces faits sont autant d’éléments à l’aide desquels il est aisé de suivre encore aujourd’hui la trace du surnaturel dans les annales de l’ancien monde.
Parlerai-je des oracles, des prophètes de la Gentilité, dont l’Écriture nous fournit un type dans Balaam ; des sybilles, en se bornant même à ce que nous en apprennent Cicéron et Virgile ? Fontenelle fut en France l’un des précurseurs du naturalisme, et il ne craignit pas, dans un siècle où la foi régnait encore, de donner un démenti brutal aux plus graves monuments du christianisme primitif, en soutenant que les oracles n’avaient pas cessé à l’avènement du Christ, attendu, disait-il, que les oracles n’ont jamais été qu’une supercherie du paganisme. Il fut aisé à la science chrétienne de démontrer que la thèse de Fontenelle conduisait au pyrrhonisme historique, et de venger le bon sens des peuples de l’antiquité calomnié gratuitement par un homme que travaillait déjà l’antipathie du surnaturel. L’historien chrétien de l’ancien monde rencontrera souvent sur sa route le surnaturel diabolique dont l’empire n’avait pas ressenti encore la force victorieuse de la croix.
Qu’il ne craigne pas de caractériser le dur esclavage de Satan, qui pesa sur nos pères de la Gentilité durant les siècles qui s’écoulèrent avant l’accomplissement de la promesse. Nul homme n’a jamais été le domaine propre de l’esprit de ténèbres sans l’avoir mérité ; mais en ces temps, la puissance de l’empire du mensonge était beaucoup plus étendue qu’elle ne l’a été depuis la victoire du Fils de Dieu ; et refuser cette explication des affreux désordres de l’ancien monde, serait, chez un chrétien, non seulement un acte coupable de respect humain, mais un manque de foi que rien ne peut justifier. Jésus-Christ n’a pas omis de nous parler du diable par son nom : il l’a appelé le prince de ce monde ; et l’on dirait que certains auteurs chrétiens de nos jours ont un parti pris de ne tenir aucun compte des nombreux passages de l’Évangile où cet agent pervers nous est dénoncé comme l’auteur de tous nos maux. On parle du mal, du génie du mal, de l’erreur, du désordre, de la dépravation humaine ; mais toute cette métaphysique couvre mal la répugnance que l’on éprouve à mettre en scène l’être mauvais qui profite si habilement de l’oubli qu’il a su répandre de nos jours jusque sur son existence. Qu’il nous soit donc permis, en finissant sur cet article, de dire qu’une histoire de l’ancien monde où l’on n’articule pas le nom de l’éternel ennemi de Dieu et de l’homme, où l’on s’obstine à vouloir expliquer le mal par le seul effet de la perversité humaine et des passions, n’est ni une histoire chrétienne ni une histoire complète. On y a omis à plaisir la principale cause des désordres qu’on avait à raconter.
J’ai parlé suffisamment ailleurs de la succession des empires, de l’unification des peuples qui devait en être la suite, des prophéties qui avaient tout annoncé ; il est évident que l’historien qui ne sait pas, ou ne veut pas dire quel est le but de toutes ces vicissitudes, qui ne signale pas le règne du Christ approchant toujours plus, à chaque révolution des peuples, est un aveugle qui travaille à maintenir d’autres aveugles dans les ténèbres au sein desquelles il lui plaît d’habiter. C’est là de l’histoire sans but, à la manière des païens qui ignoraient où Dieu menait le monde. Les historiens naturalistes voient bien que tout aboutit à l’empire romain, à cet empire colossal qui doit succomber sans retour ; mais l’empire de Jésus-Christ auquel l’empire romain devait servir de marchepied, ils n’en parlent pas. Est-ce que à leurs yeux, Jésus-Christ a un empire ? Jésus-Christ est le grand civilisateur de la race humaine, celui à qui le monde doit tout ; mais dire qu’il règne, qu’il a un empire, que ce monde est sa propriété, que nul n’y commande désormais qu’en son nom, c’est à quoi l’on n’a jamais songé. Jésus-Christ règne sur les esprits, sur le moral des hommes : son royaume n’est pas en ce monde. On dirait vraiment que telle est la pensée de beaucoup d’historiens, chrétiens pourtant, lorsqu’on les voit dérouler l’histoire des peuples anciens, sans avoir l’air de se douter qu’ils préparent la voie au Verbe incarné. Ils disent bien que la venue du Christ est le plus grand événement des temps, que le Christ est l’auteur de la plus vaste et de la plus salutaire révolution qui se soit accomplie sur ce globe, mais ils ne laissent jamais deviner, encore moins disent-ils, que la terre, durant quatre mille ans, attendit son roi, et qu’elle le possède depuis plus de dix huit siècles.
Lorsque, au siècle dernier, nos pères dont l’éducation avait été si fortement imprégnée de christianisme, descendirent dans la lice pour combattre l’école de Voltaire, qui osait prétendre que Jésus-Christ avait fait rétrograder l’humanité et que sa religion conduisait les hommes à la barbarie ; il devint nécessaire alors de soutenir contre les philosophes cette thèse nouvelle et facile à démontrer, que la civilisation moderne est, dans tout ce qu’elle a d’utile pour l’homme et la société, la fille du christianisme, et que les religions païennes, le polythéisme et la philosophie, conduisaient les peuples à l’abrutissement et à la destruction. Ce point de vue incontestable n’avait alors aucun danger ; car ceux qui le soutenaient n’ignoraient pas que la mission de Jésus-Christ a encore eu pour objet d’autres intérêts bien plus précieux pour l’homme et la société que ceux qui se rapportent à l’économie politique ; on savait que les fruits du christianisme qui, même dans la vie présente, placent les nations chrétiennes si fort au-dessus de celles qui ne le sont pas, ne sont que de pures conséquences de ces autres bienfaits d’un ordre infiniment supérieur que Jésus-Christ est venu nous apporter. On savait par cœur l’Évangile, on ne le lisait pas pour y chercher les versets que l’on s’imagine pouvoir détourner dans le sens des idées du jour, en passant les autres sous un discret silence ; on acceptait tout, et l’on savait parfaitement que si Jésus-Christ annonce que « le prince de ce monde sera chassé de son empire », que le sang rédempteur sera versé pour la réparation du péché, que le genre humain sera appelé à ne plus former qu’un seul troupeau sous la houlette du bon Pasteur, qui donne sa vie pour ses brebis, pas un mot n’était dit sur la régénération politique des peuples, sur la civilisation à venir, sur les futures conquêtes de l’intelligence, sur le progrès des sciences et des arts ; tous avantages qui nous sont venus par le christianisme, et qui ne seraient pas venus sans lui. Dans tout l’Évangile, il n’y a qu’une seule parole du Christ qui désigne ces biens du temps : « Cherchez, dit-il, le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera ajouté de surcroît. » Le reste, cætera, voilà comment le Christ en parle, dans la crainte que nous n’en fassions la chose principale, la chose même comparable. Les défenseurs du christianisme, au siècle dernier, savaient tout cela, comprenaient tout cela, et s’ils s’attachaient à relever ces bienfaits extérieurs du christianisme que Julien l’Apostat lui-même commençait déjà à saisir dès le IVe siècle, et que la Turquie aujourd’hui nous envie, sans pouvoir jamais y atteindre, ce n’était pas qu’ils cessassent d’attacher la première importance aux bienfaits surnaturels dont le divin mystère de l’Incarnation été la source.
Depuis, le temps a fait un pas ; la société moderne, dont quelques-uns d’entre nous sont si fiers, a commencé ses destinées tant soit peu orageuses ; le christianisme ne figure plus dans les œuvres publiques ; la législation ne l’avoue pas comme lien social, et si elle lui assure une protection plus ou moins étendue selon les temps, ce n’est pas du tout parce qu’elle le reconnaît pour divin, mais uniquement parce que ce culte est censé représenter l’intérêt religieux de la majorité de la nation. Dans une telle situation, la foi vit encore chez un grand nombre d’âmes, en sorte que les fruits du christianisme continuent de se produire dans une certaine mesure ; mais quel sera le lien des chrétiens entre eux ? Comment s’uniront-ils pour former cette force invincible qui triompha du paganisme ? Sans doute par l’énergie et l’homogénéité de l’idée chrétienne ; c’est là qu’est le besoin et non ailleurs. Je le demande, y a-t-il trace d’économie politique, d’utopies, de perfectibilité humaine, dans les écrits des auteurs chrétiens des trois premiers siècles ? Cependant, au IVe siècle, les chrétiens étaient devenus la majorité, et Constantin, recevant le baptême, n’était qu’un chrétien de plus. S’il ne se fût pas rendu, son successeur eût été plus clairvoyant et plus sage. Comment donc s’opéra la conquête ? Par la foi en Jésus-Christ crucifié, apportant aux hommes des mystères à croire et des vertus surnaturelles à pratiquer. Aux yeux des premiers chrétiens, l’ère du Christ n’était pas l’ère de la civilisation ; trop de crimes et d’abaissements les entouraient pour qu’une telle illusion leur devint possible ; pour eux, l’ère du Christ était l’ère du salut offert à chaque homme, à la condition de sacrifier les biens de la vie présente à ceux de la future, dont le sentier venait d’être ouvert par le Rédempteur. Il ne fallut ni plus ni moins pour régénérer le monde ; de nos jours, il ne faudra ni plus ni moins pour le sauver.
C’est donc une pauvre manière, pour un auteur chrétien qui écrit l’histoire, que de nous donner la venue de Jésus-Christ dans le monde comme le grand fait social, et de se livrer aux lieux communs plus ou moins rajeunis sur ce sujet. Personne, ou presque personne, ne contestera vos faits ni vos conclusions, d’autant que vous excellez à parler le langage du jour. Mais quand donc vous plaira-t-il d’employer votre talent à écrire pour les chrétiens ? Ne comprenez-vous pas que toutes ces vues d’application à un ordre inférieur, toujours reproduites et avec une variété qui n’est qu’apparente, ont pour résultat de déprendre peu à peu les hommes de l’ordre surnaturel dont nous ne maintenons en nous la prépondérance que par l’effort de la foi ? Les hommes ont plus besoin qu’on leur répète que Jésus-Christ est venu pour les racheter, qu’il n’est nécessaire de leur dire sur tous les tons que l’objet de sa mission a été de les civiliser.
Mais, me direz-vous, faut-il donc cesser d’insister sur les conséquences de l’Évangile ? À Dieu ne plaise que je vous donne un tel conseil. Toute vérité est utile ; mais toute vérité doit être classée selon son importance. Qui, aujourd’hui, encore une fois, ose douter des résultats qu’a produits le christianisme pour le perfectionnement de la condition humaine dans la vie présente ? Quelques impies forcenés avec lesquels on ne dispute pas. Les philosophes, les politiques, les économistes sensés, sont pour vous ; inutile donc de faire assaut avec eux en fait d’éloges pour le grand civilisateur des temps modernes. Ce qui presse, ce qui est à propos, c’est de songer aux chrétiens qui ont besoin d’être soutenus et ralliés. Or, vous ne le ferez qu’en promulguant à haute voix que, sous le règne de César Auguste, le Fils unique de Dieu a daigné prendre chair au sein d’une Vierge et s’offrir en sacrifice pour racheter les péchés du monde et briser le joug de Satan qui tenait l’homme asservi. En parlant ainsi, vous parlerez comme saint Augustin et comme Bossuet ; cela ressemblera bien un peu au catéchisme ; mais ne vous en inquiétez pas ; c’est précisément le catéchisme qui fait défaut aujourd’hui. Le catéchisme a servi de base aux deux grandes œuvres historiques de saint Augustin et de Bossuet ; et l’on ne remarque pas que leur talent ait baissé pour cela. Maintenant, si vous avez quelque chose à ajouter sur les applications de l’Évangile au bien-être de l’homme et de la société, ne vous en privez pas. Nous vous écouterons et nous profiterons. Il est vrai que rien ne nous étonnera ; car nous comptions sur « le reste, cætera » promis par Jésus-Christ même. Ce dont nous avons besoin seulement, c’est que ce « reste, cætera » ne soit pas mis à la première place, qu’il ne soit pas l’unique bien que vous osiez signaler dans la venue du Christ sur la terre. Nous sommes faibles dans la foi, notre éducation a souvent été peu chrétienne, la société qui nous entoure ne reflète pas nos croyances ; et, ce qui accroît le péril, nous vivons au sein d’une révolution sociale qui tient en fermentation tous les orgueils.
On dira peut-être encore que prendre une telle marche, c’est le moyen de peupler de ses livres les rayons des bibliothèques de paroisse et des cabinets de bonnes lectures – Peut-être, en effet, vos livres chrétiennement pensés et chrétiennement écrits courent-ils la chance d’aller rejoindre dans ces humbles dépôts le Discours sur l’histoire universelle, au lieu de vous ouvrir les portes de l’Académie ; mais quel malheur y voyez-vous ? La première nécessité aujourd’hui est de fortifier et de protéger les chrétiens dans leur foi ; la seconde est d’en accroître le nombre : si vous obtenez le premier but, vous n’aurez pas perdu votre temps. Quant au second, il est évident que vous l’avancerez peu, en persuadant à ceux qui ne croient pas que ceux qui croient pensent et parlent comme eux. D’ailleurs, nous avons des écrivains catholiques, un petit nombre, j’en conviens, qui, tout en ne cherchant que la pure orthodoxie, sont arrivés à préoccuper à la fois et les simples croyants et les gens de goût et d’intelligence.
Et n’éprouvez-vous donc pas le désir de dire une bonne fois ses vérités à votre siècle ? N’y a-t-il pas assez longtemps qu’on le flatte et qu’on l’égare, en ne soutenant le vrai qu’avec mesure, en colorant d’un vernis moderne et douteux ce qu’il y a de plus antique et de plus immuable ? Vous avez raison, on a découvert je ne sais quels terrains neutres sur lesquels certains croyants se réunissent aux incroyants pour tenir des sortes de congrès d’où chacun sort aussi avancé qu’il y était venu ; mais que résulte-t-il de ces rapprochements ? Des compliments mutuels ; et en attendant qu’il en provienne autre chose, la société qui périt parce qu’on ne lui parle pas franchement de Jésus-Christ, vous demande compte de vos talents, de votre influence ; que dis-je ? de vos convictions chrétiennes, si souvent dissimulées sous des dehors naturalistes. Il est temps de pénétrer sa phrase d’un accent plus chrétien, et de parler dans les livres sur le ton que l’on trouve de mise au sein de la famille. Vous n’instruiriez pas vos enfants de leur religion en employant des théories naturalistes ; vous auriez peur de n’en pas faire des chrétiens. Vous tenez pour eux au catéchisme, que vous commentez par vos exemples ; que vos livres, vos discours, vos écrits publics, en soient donc à leur tour l’expression. Le moment est d’autant mieux choisi, que vous constatez vous-même la bienveillance avec laquelle on vous écoute. Faites un pas, et racontez désormais les faits de l’histoire avec l’accent d’un chrétien convaincu qui éprouve le besoin de proclamer que, le progrès est en Jésus-Christ et par Jésus-Christ. Vous serez alors un digne historien devant Dieu et devant les hommes.
Il est d’expérience que les hommes d’aujourd’hui qui ne sont pas croyants ne devinent rien par eux-mêmes, en fait de principes, dans les choses religieuses. Cette impuissance résulte du silence trop discret que l’on garde depuis trop longtemps vis-à-vis d’eux et qui leur laisse tout ignorer. On l’a bien pu voir lors de la campagne de Crimée. Il était impossible de n’être pas frappé du dévouement et de l’héroïsme tranquille des Sœurs de charité. Sans doute on se rendait compte, en général, du principe déterminant de ce dévouement et de cet héroïsme ; on savait que le sentiment religieux en était la source. Mais parmi les administrateurs qui réclamaient des renforts de ce genre tout nouveau, ceux qui n’avaient pas le bonheur d’être éclairés de la lumière surnaturelle, quelle idée se formaient-ils du sentiment religieux qui animait les Sœurs ? Car enfin, le sentiment religieux, il y en a partout où existe une religion. D’où vient donc qu’un tel dévouement n’existait pas dans les religions de l’ancien monde ? D’où vient qu’on ne le rencontre, parmi les peuples chrétiens, que chez ceux de la communion romaine ? Il y a donc là le produit d’un dogme particulier qui ne se trouve pas ailleurs. On aurait dû sonder jusque-là, en ce siècle où l’on aime à se rendre compte de tout, où l’on dresse la statistique de tout. On ne le faisait pas ; on se bornait à admirer, tout en agréant les services. Au fond, la chose était bien simple : il ne s’agissait que de dire aux intéressés : « Vous avez des Sœurs de charité à vos ordres, parce qu’il existe un sacerdoce fondé par Jésus-Christ, et que les membres de ce sacerdoce exercent le pouvoir de purifier les âmes et de les mettre ensuite en rapport avec Dieu même, dans un mystère qu’on appelle la communion et dont ils sont les dispensateurs. Si ce sacerdoce cessait d’agir, s’il était repoussé de nos sociétés, vous verriez s’éteindre du même coup la race de ces servantes des malades et des pauvres. Ce que vous nommez le sentiment religieux ne saurait plus les produire désormais, encore moins les multiplier. »
C’est ainsi qu’une question de dogme révélé est naturellement amenée pour résoudre le problème particulier dont nous parlons ; il en est de même, qu’on n’en doute pas, pour toutes les autres questions que l’on pourrait élever sur les diverses formes du progrès que le christianisme a fait goûter aux nations chrétiennes. Nos pères, qui étaient chrétiens par tradition, ne l’ignoraient pas quand ils discutaient la question économique du christianisme avec les philosophes d’alors ; mais nous, nous ne le savons plus, et c’est pour cela qu’il est nécessaire qu’on nous le dise, au risque d’en effaroucher quelques-uns. Or, c’est à l’histoire, en particulier, qu’il appartient de formuler ses récits de manière à savoir exprimer tout ce qu’il importe que l’on connaisse. Qu’est-ce qu’un récit historique où l’on raconte les effets, sans avouer franchement les causes ? Nous l’avons dit, et nous le répétons, la destinée du genre humain est une destinée surnaturelle ; il suit de là qu’une histoire qui ne s’inspire pas aux sources surnaturelles ne saurait être une histoire véridique, quelques chrétiennes que fussent d’ailleurs les convictions de celui qui se juge à propos de l’écrire.