DU NATURALISME DANS L’HISTOIRE
treize articles de
DOM GUÉRANGER
publiés dans
L’UNIVERS
1858-1859
* *
Du point de vue chrétien dans l’Histoire
(Le monde, 3 avril 1860)
ARCHIVES DOM GUÉRANGER, VVV
SOLESMES
2005
Avant de commencer l’étude du naturalisme contemporain sur une nouvelle branche des connaissances humaines, je crois devoir résumer l’ensemble des remarques qui ont fait l’objet des articles précédents, sur l’envahissement du rationalisme dans la philosophie. Cette revue rapide sera peut-être utile à quelques-uns de mes lecteurs auxquels l’intermittence des articles, jointe à deux digressions polémiques sur un autre sujet, ont pu faire perdre de vue le lien qui unissait toute la discussion.
Mon premier soin a été de montrer que loin d’être hostile à la philosophie, le christianisme la revendiquait comme une portion de son enseignement, tant qu’elle consentait à se ranger au-dessous du dogme révélé, et à soumettre ses investigations au contrôle de l’Église ; de là, passant à constater l’existence d’une philosophie qui, depuis plus d’un siècle, s’est mise à dogmatiser en France, et qui a pour axiome de ne relever que de la raison et de ne rien tenir de la révélation, j’ai cherché à caractériser, au point de vue chrétien, ces nouveaux Platons baptisés, qui, sortis de l’Église, se sont proposé d’instruire les hommes sans elle et contre elle ; et j’ai fait voir que la qualification qui leur convenait était celle dont la chrétienté a flétri Julien, le sophiste couronné. Il suivait de là, avec évidence, que les chrétiens, s’ils sont conséquents aux principes de leur foi, devaient professer une souveraine horreur pour cette philosophie qui se glorifie de faire abstraction des faits et des vérités de la révélation et de ne relever que de la raison ; qu’elle était le plus terrible danger de notre temps, surtout depuis qu’elle s’est avisée de prodiguer ses éloges au christianisme, au point de passer pour convertie aux yeux des hommes légers et distraits. J’ai essayé de réveiller le sens chrétien, malheureusement amorti chez plusieurs d’entre nous, en leur signalant le véritable caractère de ces hommes qu’ils devraient fuir et qu’ils flattent. J’ai cité, en exemple des complaisances que l’on se permet aujourd’hui envers la philosophie séparée, les éloges que lui prodigue M. l’abbé Maret, lorsque, dans son dernier ouvrage, il n’a pas fait difficulté de la qualifier de « philosophie noble, élevée, faisant revivre toutes les traditions des meilleures écoles, possédant un sentiment profond des choses grandes et divines ».
Venant ensuite à l’idole des philosophes séparés, qui est en même temps l’objet du culte de plusieurs d’entre nous, j’ai osé passer devant elle sans fléchir le genou. Cette idole que l’on nomme Descartes, j’ai rappelé qu’elle avait reçu une grave blessure par les décrets de l’Index romain qui l’ont atteinte ; par les tristes prévisions de Bossuet sur l’abus que l’on commençait dès lors à faire de la méthode du philosophe qu’elle représente. J’ai appelé à mon aide le témoignage non suspect de M. l’abbé Maret, et j’ai pu dire, en me servant de ses propres expressions, que, sans parler des abus du cartésianisme, à ne considérer que le philosophe en lui-même, on était en droit de lui reprocher « d’avoir donné à sa philosophie une base peut-être trop étroite ; de n’avoir donné presque aucun rôle dans son analyse à l’élément de croyance naturelle ; d’avoir, en revanche, trop donné à l’évidence les apparences et les allures d’un fait individuel ; enfin, d’avoir considéré les idées plutôt comme subjectives que comme objectives, plutôt comme des modifications, des manières d’être, des actes de l’esprit, que comme existant hors de lui ». C’en était assez sans doute pour justifier la répulsion que doivent inspirer au chrétien les éloges emphatiques et illimités que Descartes reçoit trop souvent, non seulement de la part des ennemis de l’ordre révélé qui le proclament leur porte-étendard, mais d’un certain nombre des nôtres qui s’obstinent à voir en lui le créateur d’un procédé rationnel qui, dans ce qu’il a d’utile et de vrai, avait été mis en usage avant lui par tous nos docteurs.
Cette partie de la discussion contre les naturalismes en philosophie, a été l’objet d’une vive récrimination de la part de l’Ami de la Religion. Aux yeux du rédacteur de ce journal, Descartes est un être sacré ; les décrets de l’Index, les concessions très significatives de M. l’abbé Maret, rien n’y fait. On élude l’Index par des conjectures et des autorités qui n’en sont pas ; on passe sous un discret silence les restrictions si importantes que M. Maret s’est cru obligé d’opposer à ses éloges envers le philosophe ; on va même jusqu’à dire que quiconque ne s’incline pas devant Descartes manque au respect dû au Saint-Siège. Pour ma part, j’attendrai, avant de faire cette inclination, que les décrets de l’Index aient été rapportés, ou que les ouvrages condamnés du philosophe aient reçu la correction convenable et approuvée, ainsi qu’il est de droit, par la Sacrée-Congrégation. Jusque-là, je répéterai qu’en vertu du droit commun, quiconque lit ou même retient, sans permission, les ouvrages philosophiques de Descartes, encourt les censures ecclésiastiques ; ce qui est un assez mince préjugé en faveur de la parfaite orthodoxie du philosophe tourangeau. Je ne répéterai pas ce que j’ai dit 1, en m’appuyant de l’autorité de Mgr l’Évêque de Nîmes, sur la valeur des jugements de la Congrégation de l’Index dans les controverses philosophiques.
Après avoir traité de la valeur de Descartes en philosophie, je suis entré dans la question des rapports de la foi et de la raison. Là, j’ai cru pouvoir montrer le peu de sympathie que m’inspire le système qui refuse toute valeur à la raison humaine, jusqu’à ce que la foi l’ait éclairée, et confond ainsi l’ordre naturel avec l’ordre surnaturel. Là, je me suis fait un devoir de déclarer que M. l’abbé Maret, à mon jugement, avait su diriger contre cette erreur une polémique également mesurée et triomphante. Puis, pénétrant dans la théorie de l’acte de foi, j’ai cherché à signaler tour à tour les illusions que se font certains chrétiens semi-naturalistes, et les véritables principes de la théologie catholique en cette matière. Enfin, dans un dernier article, j’ai pris la liberté de remarquer que M. l’abbé Maret, en proclamant la nécessité de la révélation dans un livre où, d’après son plan, il ne doit pas sortir du procédé rationnel, s’en allait se briser, sans s’en apercevoir, contre l’écueil qu’il a signalé à d’autres. J’ai terminé en montrant la nécessité du fait divin pour certifier l’existence de la révélation ; ce qui transporte la démonstration de la vérité du christianisme de la région de l’évidence pure en celle de la certitude morale et de l’histoire.
Je terminais cette analyse, que j’ai crue nécessaire, lorsque l’Ami de la Religion, du 28 janvier, m’est parvenu. Il contenait un article de M. l’abbé Hugonin, dans lequel ce savant directeur de l’école des Carmes prend la défense de M. l’abbé Maret, sur la critique que je me suis permis de faire de son système sur la nécessité de la révélation. Je passe bien volontiers sur le ton de cet article et sur la pointe d’ironie que l’on y sent. M. Hugonin défend un ami ; cela est aisé à voir, et je ne me serais pas arrêté à relever une seule phrase de cette apologie du docte professeur de la Sorbonne, si je n’avais remarqué qu’un passage de mon article demande une rectification que je m’empresse de produire. Je parcourrai donc volontiers les pages de M. Hugonin, tout disposé à le suivre dans son investigation critique, autant que les bornes du présent article le pourront permettre.
Je dirai d’abord que je n’ai pas du tout compris ce que veut dire M. Hugonin par la « généreuse franchise » avec laquelle, selon lui, j’ai « condamné le traditionalisme ». Je ne vois pas, je l’avoue, de quelle « générosité » j’aurais eu besoin pour exprimer mon avis signé dans un journal catholique qui a bien voulu jusqu’ici accueillir les travaux de science religieuse que je l’ai prié de vouloir bien insérer dans ses colonnes. J’ai eu l’habitude, toute ma vie, de garder mon franc-parler ; j’en ai donné une nouvelle preuve en cette rencontre ; mais l’exposition de mes sentiments sur la matière en question ne pouvait en aucune façon, que je sache, être pour moi l’occasion d’un sacrifice qui pût faire montre de générosité. J’enseigne ce que j’ai écrit ; j’ai écrit ce que j’enseigne ; je l’enseigne et je l’écris, parce que je le crois vrai : j’ignore pourquoi il m’en eût coûté d’exprimer dans un article de journal ce que je pense et ce que je répète tous les jours.
Dans mon dernier article j’ai soutenu, comme je le soutiens encore, que prétendre prouver la nécessité de la révélation est un procédé baïaniste. M. l’abbé Hugonin me demande quel est le rapport de cette thèse avec le titre général de l’article : Du naturalisme dans la philosophie ? Ce rapport saute aux yeux ; Baïus soutenait que l’ordre surnaturel, l’ordre de foi, par conséquent, pour la vie présente, était nécessaire ; selon lui, Dieu ne pouvait créer l’homme en-dehors de l’ordre surnaturel ; il s’ensuivait, comme l’ont démontré les théologiens, que l’ordre surnaturel n’étant pas indu, mais dû à l’homme, cet ordre, tout merveilleux qu’il fût, devenait, en fin de compte, purement naturel. Or, j’avoue que je ne vois pas de différence entre celui qui considère la foi comme le principe de la raison, et celui qui soutient la nécessité de la révélation. L’un et l’autre, à force de chercher le surnaturalisme, finissent par se réunir dans le naturalisme.
M. Hugonin attaque ce que j’ai exprimé dans l’alinéa que je vais transcrire : « M. l’abbé Maret a combattu avec succès le système qui refuse à la raison toute valeur sans la foi, et maintenant il veut, par des procédés purement rationnels, amener la philosophie séparée à confesser l’impuissance de la raison, tant que celle-ci ne s’est pas courbée devant le joug de la révélation. Évidemment, le docte professeur a suivi une illusion qui ne lui a plus permis de voir la contradiction dans laquelle il s’engageait ». Selon M. Hugonin, il n’y a pas ici contradiction ; je suis de son avis. Mon assertion est incomplète dans les termes, et je m’empresse de la rectifier. J’aurais dû dire, et je voulais dire : « M. l’abbé Maret veut, par des procédés purement rationnels, amener la philosophie séparée à confesser l’impuissance de la raison à remplir toutes ses fins naturelles, tant que celle-ci, etc… ». Cette omission involontaire m’est échappée dans la rapidité de la composition : je suis heureux qu’on me la fasse remarquer, et je me hâte d’y faire droit. Avec cette addition nécessaire pour rendre toute ma pensée, je continue de soutenir qu’il y a contradiction entre le procédé que M. Maret emploie contre le traditionalisme, et celui dont il use à l’égard des philosophes.
Plus loin, M. Hugonin m’accuse moi-même de contradiction, parce que j’ai dit que l’on pourra « montrer à nos philosophes devenus chrétiens en quel sens la révélation était nécessaire à l’esprit et au cœur de l’homme » ; comme si, dans cet endroit, j’embrassais à mon tour la doctrine de M. Maret. Cette objection n’est pas sérieuse, car M. Maret et moi ne sommes pas sur le même terrain. M. Maret s’adresse aux philosophes qui sont hors de l’Église et veut leur prouver la nécessité de la révélation : je lui réponds que l’ordre surnaturel n’étant pas nécessaire en lui-même, il a tort de prendre cette voie. Moi, au contraire, je suppose le philosophe devenu chrétien, éclairé de la lumière de la foi, et je dis que connaissant alors et la fin surnaturelle de l’homme et l’insuffisance de ses moyens pour y parvenir par la perte qu’il avait faite de la grâce, la révélation lui apparaît alors dans sa nécessité pour la réalisation du plan divin. Il me semble qu’en cet endroit cependant mes phrases sont d’une clarté qui ne laisse rien à désirer.
M. Hugonin me dit ensuite : « Vous ne prétendez pas, sans doute, que la vérité de cette proposition : la révélation est nécessaire, dépende de ceux à qui elle s’adresse ; que je serais hérétique, si je la prouvais contre nos prétendus sages, et théologien exact, si je l’enseignais à des fidèles chrétiens ». – Oui, c’est bien cela que j’ai dit et que j’ai voulu dire, et je le prouve. D’abord, pour ce qui est de l’hétérodoxie de cette proposition : la révélation est nécessaire ; si l’on parle au point de vue purement philosophique, j’ai le témoignage de M. Hugonin lui-même à la page suivante, où il dit aussi énergiquement que je le pourrais dire moi-même : « Il serait contraire à l’enseignement catholique de soutenir que la révélation surnaturelle est nécessaire, en ce sens qu’elle est un élément essentiel de notre nature intelligente : ce serait dire qu’elle est naturelle et professer par conséquent l’erreur de Baïus ». Nous sommes donc pleinement ici d’accord, M. Hugonin et moi. Quant à l’autre partie de la question, savoir si l’on est théologien exact quand on veut prouver à des fidèles chrétiens la nécessité de cette même révélation, je me flatte que nous nous entendrons tout aussi facilement. Il faut supposer d’abord que ces fidèles chrétiens savent que l’homme a été destiné par son Créateur à une fin surnaturelle, et que les forces de la nature ne sauraient les conduire ni à la connaissance des vérités du salut, ni à l’accomplissement des œuvres méritoires de la vie éternelle ; cela une fois admis, le catéchiste leur montrera avec la plus vive clarté que la grâce devient nécessaire de la part de Dieu qui ne peut être contraire à lui-même, et appeler l’homme à une fin sans lui fournir les moyens de l’obtenir. C’est ainsi que cette proposition : la révélation est nécessaire, se trouve tout à la fois vraie ou fausse, selon le point de vue auquel on est placé, dans l’Église, ou hors de l’Église.
« M. l’Abbé Maret, dit encore M. Hugonin, n’enseigne que la nécessité morale de la révélation, comme tous les théologiens catholiques. Pourquoi Dom Guéranger ne tient-il aucun compte de cette distinction, qu’il lui était si facile de lire dans le titre même du chapitre qui fait l’objet de sa critique ? » Je réponds : D’abord, il est beaucoup trop général de dire que « tous les théologiens catholiques enseignent la nécessité morale de la révélation » ; je soutiens que c’est le moindre nombre ; mais peu importe. Je sais gré à M. Hugonin d’avoir peu de goût pour le système de Berti et de Bedelli, qui fut dénoncé à Benoît XIV par notre grand archevêque Languet, mais que le Pontife refusa de condamner, pour maintenir la liberté des écoles, qui a toujours été si grande dans l’Église catholique. Quant au titre du chapitre de M. Maret, je l’ai vu, j’en conviens, mais, pour deux raisons, je n’ai pas cru devoir en tenir compte. Premièrement, parce que ce titre enfoui dans un sommaire : nécessité morale de la révélation, se trouve contredit par le titre même du livre, qui porte en grosses lettres, sans correctif, ces mots : Nécessité de la révélation ; en second lieu, parce que dans le corps du chapitre en question, et de plusieurs autres, M. l’abbé Maret m’a semblé argumenter dans le sens d’une nécessité absolue de la révélation, s’appuyant constamment de la raison, jusque-là [au point] qu’après avoir décrit la vision béatifique sous des couleurs qui sont strictement empruntées aux oracles de la foi, il ne craint pas de dire qu’une telle merveille est évidemment possible. Voilà pourquoi je ne me suis pas arrêté à deux mots d’un sommaire, lorsque j’ai vu que la réserve qu’ils expriment disparaissait dans l’exposé des idées de l’auteur.
M. Hugonin termine son article par des éloges adressés à M. Maret ; j’espère qu’il me rendra la justice de convenir que je n’ai pas parlé sans considération de son ami, dont j’estime les travaux, sans me croire pour cela obligé d’en louer le résultat à livre fermé. Mais puisque cette circonstance d’une polémique, que j’aurais pu espérer plus obligeante, me met en rapport avec le savant directeur de l’école des Carmes, je profiterai de l’occasion pour signaler le jugement très expressif qu’il émettait sur la méthode de Descartes, dans le Correspondant de novembre dernier. L’Ami de la Religion sera par là mis à même de voir que, lorsqu’il m’aura abattu, il lui restera encore quelque chose à faire pour le triomphe du philosophe tourangeau. Dans un mémoire remarquable intitulé Du Psychologisme et de l’Ontologisme, publié dans la revue que je viens de citer, en réponse à M. Saisset, M. Hugonin résume d’abord en ces termes le système des psychologues, qui s’est fait un rempart inexpugnable de la méthode de Descartes : « De l’existence personnelle ou de l’humanité, Descartes monte à Dieu et descend ensuite à l’univers. L’existence personnelle est la pierre de l’édifice ; tout porte sur elle, elle ne repose que sur elle-même. Cette belle doctrine est renfermée dans le livre des Méditations, l’un des plus beaux et des plus solides monuments du génie philosophique. Descartes prétend y démontrer, avec la rigueur de la géométrie, que la spiritualité de l’âme et l’existence de Dieu sont des vérités incontestables, puisqu’elles reposent sur notre existence personnelle. »
Entendez maintenant la réponse éloquente de M. Hugonin, qui atteint du même coup Descartes et M. Saisset : « L’existence de Dieu qui repose sur notre existence personnelle ! Dieu est parce que je suis, ou parce que je le pense ! Quelle logique ! La spiritualité de l’âme, qui repose aussi sur notre existence personnelle ! Quel incompréhensible langage ! Jamais nous n’avons trouvé dans nos vieux scholastiques de subtilités plus grandes et une obscurité plus impénétrable. Il n’est pas de notre sujet de faire remarquer l’étrange confusion par laquelle l’auteur identifie l’existence personnelle et l’humanité, comme si elles n’avaient pas de caractères opposés et contradictoires : la première est particulière, la seconde universelle ; la première est contingente, la seconde est nécessaire ; j’affirme l’humanité de tous les hommes ; je n’affirme mon existence personnelle que de moi-même ; en un mot, je suis une existence personnelle ; qui oserait dire que je suis l’humanité ? »
Je demande pardon à mes lecteurs de cette longue digression qui m’a entraîné si loin de l’objet annoncé en tête de cet article. Je me hâte de rentrer dans mon sujet, dont l’importance est grande aussi, puisqu’il s’agit du naturalisme dans l’histoire, et l’on ne peut même disconvenir que le danger ne soit très grave de ce côté, et plus général encore que celui qui provient des complaisances de quelques-uns envers la philosophie séparée. Notre siècle, il faut bien l’avouer, nourrit peu de préoccupations philosophiques. M. Cousin lui-même en convenait douloureusement, dans certain article de la Revue des Deux-Mondes, aux jours de la république ; et l’on se rappelle que ce fut vers cette époque que, passant à son tour dans le camp des historiens, il tenta l’étrange diversion qui fit paraître en lui le biographe inattendu de l’intrigue et de la galanterie du XVIIe siècle. Je crois qu’il faudra longtemps encore parler de Descartes et de Malebranche, de Bacon et de Leibnitz, pour déterminer les hommes d’aujourd’hui à chercher leur plaisir dans l’idée abstraite ; et tel fait des phrases sentimentales sur la philosophie dans un article de revue, qui serait assez en peine s’il lui fallait exhiber devant le public son bagage métaphysique. Il y a ici un peu de mode, comme en beaucoup d’autres choses. On n’est certes pas libre penseur ; Dieu nous en garde ; mais on n’est pas fâché non plus de passer pour avoir lu, compris et dégusté le livre célèbre, pour avoir applaudi des premiers à l’heureuse réconciliation des deux immortelles sœurs.
En attendant, les deux sœurs qui pratiquement auraient dû toujours n’en faire qu’une, ne se réconcilient pas vite, et il est à croire que la brouille est pour durer longtemps encore. Quoi qu’il en soit, l’attention générale en est médiocrement préoccupée, parce qu’on lit peu, et que, tant qu’à lire, les livres d’histoire ont la préférence. Il faut bien que l’on s’y résigne ; mais il est de fait que la presse française produit aujourd’hui cent volumes sur l’histoire et les questions historiques contre un volume de science philosophique. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Je ne tranche pas ; mais si l’enseignement qui résulte de cet ensemble de publications est un enseignement naturaliste, j’en conclurais que c’est de ce côté que la foi se trouve exposée aux plus grands dangers. Voltaire comprit de bonne heure tout le prix que la philosophie pourrait tirer d’un cours d’histoire enseigné par lui, et le XVIIIe siècle eut bientôt l’Essai sur les mœurs. La chaîne des ouvrages de ce genre n’a pas été interrompue depuis, et elle se continue jusqu’aujourd’hui. Nous ne nous occuperons pas de ces productions évidemment anti-chrétiennes ; quiconque les lit ne tarde pas de savoir à qui il a affaire. C’est l’histoire simplement naturaliste, et d’autant plus dangereuse, qu’il importe de signaler ; c’est elle qui surprend et empoisonne les lecteurs inattentifs, après les avoir insensiblement détachés de la foi. Dans les articles suivants, nous établirons les règles de l’histoire au point de vue chrétien ; nous montrerons ensuite comment le naturalisme est venu renverser sans bruit toutes ces règles, et nous étudierons, par manière d’exemple, certaines questions d’histoire sur lesquelles nous constaterons la dissemblance profonde qui sépare, le point de vue chrétien, seul véritable, et le point de vue naturaliste, source d’erreur.
D[om] P[rosper] Guéranger.
- NDLR : Dom Guéranger a le naturalisme parmi ses thèmes de prédilection. Il a beaucoup écrit sur la question, en proposant de nombreux articles dans plusieurs publications.[↩]