Les papes à Avignon
La funeste victoire que Philippe-le-Bel remporta sur la Papauté en la personne de Boniface VIII, fut le premier acte de la grande tragédie dont nous sommes aujourd’hui acteurs et victimes. Le second fut le séjour des Papes à Avignon, et c’est encore à Philippe-le-Bel qu’on en doit faire remonter la responsabilité. Non content d’avoir abaissé la Papauté, il la fit sa captive ; et cette captivité du Chef de l’Église, qui se prolongea pendant soixante-dix ans, mérita d’être comparée, pour la longueur de sa durée, comme pour les malheurs qui l’accompagnèrent, à celle du peuple de Dieu dans la terre étrangère. Sur cet épisode de la sublime et dramatique histoire de l’Église, l’historien naturaliste a tout dit lorsqu’il a relevé l’habile politique de Philippe-le-Bel, qui eut l’adresse, après avoir amoindri l’action de la Papauté par ses violences, d’en conserver le reste pour en faire un instrument utile entre ses mains et celles des princes français ses successeurs, durant plus d’un demi-siècle. C’est peu de chose, assurément, que de savoir reconnaître ce côté par trop saisissable d’ailleurs, dans un fait aussi éclatant que l’est celui de l’emprisonnement successif et un peu trop volontaire de sept des Vicaires du Christ dans la capitale du Comtat-Venaissin. 1 L’historien catholique porte la vue plus loin, et cette captivité, l’un des plus grands malheurs de l’Église, lui apparaît bien autrement féconde en résultats désastreux. Disons d’abord que plusieurs des Pontifes dont les noms forment ce septénaire, n’ont pas manqué d’indépendance. Jean XXII, Benoît XII, Urbain V, auraient été à Rome de grands papes, et ils ne furent pas trop médiocres à Avignon. On peut reprocher à tous la faiblesse qu’ils eurent de former constamment de cardinaux français la très grande majorité du Sacré-Collège ; mesure qui tendait à prolonger indéfiniment la captivité du Saint-Siège ; mais on ne doit pas plus méconnaître le courage avec lequel Urbain V et Grégoire XI, lorsqu’ils résolurent enfin de fixer leur séjour à Rome, surent braver à la fois le mécontentement de la cour de France et les résistances des cardinaux français.
Une conséquence du séjour des Papes en France que l’on a pas assez relevée, est dans les malheurs inouïs auxquels la plus grande partie de l’Italie fut en proie, durant ce lamentable exil du souverain de Rome. 1 Le Pape à Rome, sur son trône, c’est le salut de la Péninsule ; et l’on doit s’étonner que tant d’Italiens ne le puissent comprendre encore. Il y a cinquante ans, ce beau pays était morcelé en départements ayant chacun son préfet, et chaque département subdivisé en arrondissements régis chacun par un sous-préfet ; et si quelques régions échappaient à cet état de choses, c’était à la condition d’être gouvernées par l’étranger ; où était alors le Pape ? Quelque temps à Rome, mais dépouillé de la plus grande partie de ses États, bientôt à Savone et à Fontainebleau. C’est que l’Italie sans le Pape, n’est plus l’Italie. On le vit bien durant le séjour des Pontifes à Avignon. Sans parler de Rome, devenue le théâtre continuel des violences des grands et des émeutes populaires, réduite à n’être plus qu’une ombre d’elle-même dans sa population, et à voir crouler de vétuste, ses plus augustes sanctuaires, qu’elle ne pouvait plus relever ; les provinces étaient en proie à une anarchie qui en fait à chaque heure de nouveaux tyrans, des bandes de condettieri les sillonnaient en tout sens, à la solde de toutes les ambitions, ravageant cette terre infortunée sur laquelle sévissaient tour à tous, et quelquefois en même temps, la famine et la peste. Quelle situation que celle de la Lombardie sous le joug des Visconti ! Quel désolant spectacle que celui des républiques de la Toscane nées sous l’influence des grands Papes des XIIe et XIIIe, se déchirant entre elles, et s’épuisant au-dedans par les discordes civiles ! Et au milieu de ce chaos, la voix de Dante, ce génie divin, proclamant le césarisme païen comme l’idéal devant lequel tout devait s’incliner. Quelle cause avait donc produit de si étranges désordres par lesquels l’Italie se mourait de mort violente ? une seule ; l’absence des Papes. Qui ramena l’ordre et la paix dans la péninsule désolée ? Le retour des Papes à Rome ; car à peine y furent-ils rentrés que les désordres cessèrent peu à peu, et l’on peut même dire que, sans les convulsions du grand schisme qui fut la suite naturelle du changement de résidence auquel la Papauté avait trop longtemps consenti, l’Italie, recouvrant son Pape, eût recouvré en même temps l’élément de tranquillité et de prospérité qui lui avait fait si cruellement défaut pendant soixante-dix ans. Ce furent des pontificats d’une heureuse influence sur l’Italie tout entière, ceux de Martin V, de Nicolas V, de Callixte III, de Pie II ; on sentait renaître la patrie commune à l’ombre de cette puissance tutélaire dont la souveraineté directe ne s’étend que sur une portion minime de la Péninsule, mais dont l’influence doit la vivifier tout entière. Telle est la condition de l’Italie ; et il faut que l’heureuse nécessité qui l’entraîne à confédérer toutes ses provinces autour de Rome soit bien profondément empreinte dans son essence même, pour que les utopies de la politique récente, qui ne s’inspirent que médiocrement du sens surnaturel, viennent à formuler l’idée d’un protectorat romain sur toute la Péninsule, comme condition de l’Italie affranchie. Mais qui ne voit que ce protectorat, qui, du reste, existait autrefois par le fait, et sans que personne ne puisse vanter de l’avoir créé, suppose la possession d’une partie du sol italien par la Papauté, avec l’indépendance que donne la souveraineté réelle, et sans contrôle extérieur ? Une Papauté qui ne régnerait que selon un mode imposé du dehors, n’obtiendrait jamais la considération nécessaire pour exercer une si haute mission. C’est ainsi que la question du XIVe siècle se retrouve encore de nos jours : Point d’Italie sans le Pape, et sans le Pape souverain. Il n’y a qu’une seule différence, et malheureusement elle n’est pas de nature à rendre de nos jours la solution aussi facile. Au XIVe siècle, la foi était vive et universelle en Italie, tandis qu’aujourd’hui, ce pays a été travaillé avec succès par des sectes qui professent plus d’éloignement encore pour la Papauté que pour le joug de l’étranger. 1 Quelle main forte et habile ne faudra-t-il pas pour assurer le présent et préparer l’avenir ? Espérons que le Dieu qui donne aujourd’hui la victoire donnera demain la sagesse, et qu’il bénira des intentions trop chrétiennement conçues et trop hautement déclarées pour que l’Église ne les ait pas recueillies. Au fond, c’est de la patrie italienne qu’il s’agit, plus encore que de l’Église ; car celle-ci a des promesses divines que l’autre n’a pas.
L’historien catholique n’omettra donc pas de traiter, lui aussi, la question italienne, lorsqu’il devra s’occuper des conséquences du séjour des Papes à Avignon ; 1 mais il aura bien d’autres résultats à signaler dans ce fait désastreux, où l’on sent d’une façon si marquée l’action perverse de Philippe-le-Bel. Cette suspension de la résidence obligée des Papes dans la capitale de l’Église fut fatale en plus d’une manière au peuple chrétien. Elle montrait avec un danger infini la Papauté inféodée à l’un des États européens, et lui faisait courir les chances de la bonne ou de la mauvaise intelligence que les autres gouvernements pouvaient avoir avec cet État. La voix du Pontife, parlant d’Avignon, n’avait plus tout à fait le même accent que si elle fût partie de Rome. Le jubilé de 1350, au rapport des auteurs contemporains, amena successivement dans Rome plusieurs millions de pèlerins, et tous constataient de leurs yeux que le successeur de saint Pierre ne veillait pas sur la Confession de saint Pierre ; que Rome la Sainte était dédaignée par lui pour un séjour vulgaire et lointain. En même temps apparaissaient les premiers germes de ces hérésies qui devaient grandir et qui préparaient la terrible insurrection du XVIe siècle ; et les foudres lancées d’Avignon n’avaient pas sur les novateurs le même effet que celles qui, naguère, partaient du Latran. 1 La force morale du clergé allait s’affadissant, car les pasteurs de l’Église se dispensaient à l’envi de veiller sur leur troupeau. Comment n’auraient-ils pas senti s’affaiblir en eux le cri de conscience, qui, naguère, leur faisait un devoir de la résidence, lorsque leur chef donnait un exemple si éclatant de la violation de ce même devoir ? La France elle-même, qui eût dû s’applaudir d’être honorée au détriment de Rome par la présence du Pontife suprême dans son sein, perdait insensiblement son antique respect pour la majesté apostolique. Elle avait vu Boniface VIII foulé sous les pieds de Philippe-le-Bel ; elle avait assisté, dans le Concile de Vienne, aux ignobles procédures dirigées par le Roi et consenties par Clément V contre la foi et les mœurs du grand et infortuné Pontife que la tombe même ne protégeait pas. Bientôt elle fut à même de contracter une dangereuse familiarité avec cette haute dignité qui est une partie de notre religion, et qui, n’étant plus entourée du prestige divin qu’elle emprunte du tombeau même des Apôtres, 1 se montrait désormais comme une prélature plutôt française que romaine, dont la France avait sans doute l’honneur, mais à la charge de subir presque à elle seule, et sous mille formes variées, pour l’entretien de la cour d’Avignon, de pesantes contributions qui trop souvent ressemblaient à des exactions arbitraires. Ce fut alors que se formèrent, au sein de nos universités, ces fausses et périlleuses théories sur la reconstitution de l’Église, qui éclatèrent plus tard à Constance, et préparèrent à notre pays un droit ecclésiastique particulier et des maximes soi-disant nationales qui livrèrent la liberté de l’Église à la merci du pouvoir séculier, et ont mis plus d’une fois la France à deux doigts du schisme. Le jour vint où la Papauté repassa enfin les monts ; elle se retirait amoindrie dans l’esprit des Français, et désormais exposée à s’entendre traiter d’étrangère toutes les fois que ses devoirs l’obligeraient à contrarier nos préjugés ou à combattre nos abus. 1 Nos écoles et nos cours de justice se donnèrent la satisfaction d’employer souvent l’épithète d’ultramontain. Ce terme, qui n’était ni bienveillant, ni respectueux à l’égard de Rome, semblait protester contre la situation géographique de la capitale du monde chrétien. C’était oublier bien vite que durant soixante-dix ans les Romains avaient été en droit d’appliquer le même terme à la cour d’Avignon. Heureusement pour les catholiques de France, il n’y a plus d’Alpes aujourd’hui, et Rome est aimée, obéie, servie, de nos jours, comme elle l’était dans les XIe et XIIe siècles. La marche de l’Église est quelquefois entravée sur point durant une longue période ; mais comme les temps sont à elle, il arrive qu’elle survit à tous les obstacles ; et la barque de Pierre finit par voguer librement dans les parages même où de nombreux récifs forçaient son pilote à gagner la haute mer.
Mais l’historien catholique ne se bornera pas à signaler les lamentables effets que produisit pour la chrétienté la faiblesse de ces pontifes qu’un instinct trop humain enchaîna si longtemps à un séjour qui n’était pas celui que Dieu leur avait préparé ; il profitera de l’occasion pour faire ressortir le lien sacré qui unit indissolublement le Vicaire du Christ à cette ville, qui, par un pressentiment mystérieux, se nomma elle-même de bonne heure la Ville-Éternelle, et qui l’est en effet, à cause du choix qu’a fait d’elle, pour y siéger et pour mourir, le premier des représentants du Fils de Dieu sur la terre. Sans doute, le Pape n’est étranger sur aucun point du globe ; quelque part qu’il habite, il porte avec lui son divin pouvoir tout entier. Rome est le titre de son autorité ; s’il commande à nos consciences, c’est parce qu’il est l’Évêque de Rome ; mais la résidence de fait qui peut être un devoir, n’est pas la condition de la légitimité du pouvoir papal. Les Papes d’Avignon, dont cinq sur sept ne virent jamais Rome, n’en furent pas moins les évêques de cette ville privilégiée, et par elle les Évêques de l’Église catholique ; 1 mais leur séjour loin de la cité de saint Pierre, en même temps qu’il semblait autoriser les autres pasteurs à s’éloigner sans scrupule de leurs Églises, enlevait injustement à Rome l’honneur auquel elle a droit, de posséder dans ses murs le Pontife que Dieu lui a donné pour elle d’abord, en même temps pour la chrétienté tout entière. Le sens catholique est blessé à la pensée d’une absence volontaire et prolongée de la part de celui qui est l’Époux de la sainte Église romaine, et que des vues humaines retiendraient loin d’elle. En voyant dans l’histoire se prolonger au-delà d’un demi-siècle la résidence malheureuse des Papes au fond de la Provence, on est tenté de leur adresser les paroles par lesquelles Pétrarque, dans sa lettre à Urbain V, pressait ce pontife de songer davantage à la sûreté de son âme : « Que répondrez-vous à saint Pierre, lui disait-il, lorsqu’il vous demandera d’où vous venez, en quel état se trouvent son saint temple, son tombeau, son peuple ; quand il vous reprochera d’avoir préféré sans nécessité les rivages du Rhône aux lieux qu’il avait consacrés par sa présence et par son sang ? Voyez aussi, très Saint Père, si vous aimez mieux ressusciter avec les citoyens d’Avignon qu’avec les saints apôtres Pierre et Paul, avec les saints martyrs Étienne et Laurent, avec les saints confesseurs Sylvestre, Grégoire et Jérôme, avec les saintes vierges Agnès et Cécile ». Mais ce n’était pas assez des lettres de Pétrarque, tout éloquentes qu’elles fussent ; il fallait une impulsion d’en haut pour arracher un pontife, d’ailleurs vertueux, au charme de la patrie, pour lui rappeler que le pasteur appartient au troupeau. Urbain V passa enfin la mer, et bientôt entra dans Rome, au milieu des acclamations de la population tout entière. Le Pape s’établit au palais du Vatican, dont les murs tombaient en ruines et dont la toiture était détruite ; mais cette rentrée du successeur de saint Pierre dans la ville de saint Pierre, qui périssait sans lui, n’en était que plus touchante. Bientôt une illusion funeste s’empara de l’âme du Pontife ; un prétexte d’intervention pacifique entre deux monarques l’appelait, pensait-il, au-delà des Alpes ; il espérait revenir et exhaler son dernier soupir devant l’auguste confession du Prince des Apôtres. Dieu lui envoya son illustre servante, sainte Brigitte ; elle déclara à Urbain que la mort l’attendait à son arrivée sur le sol de France, et qu’il ne reverrait plus cette Rome dont il avait tant de hâte de se séparer. La prédiction s’accomplit à la lettre ; et cependant Grégoire XI, successeur d’Urbain, hésitait encore. Ce fut alors que la grande Catherine de Sienne parut à la cour d’Avignon pour rappeler le Pontife à son devoir, et accrédita sa mission divine, en révélant à Grégoire un vœu secret qu’il avait fait et la circonstance dans laquelle il l’avait émis. Le moment était venu, l’Église ne pouvait plus attendre, et le Ciel se déclarait par ses prophétesses. Rome a gardé le souvenir du service qu’elle reçut alors de la sublime vierge de Sienne. Au Vatican, dans la Sala-Regia, parmi les vastes peintures qui retracent les grands faits de la Papauté, une d’elles est consacrée à l’entrée de Grégoire XI dans la Ville Sainte. Le Pontife est assis sur un char de triomphe, l’enthousiasme est partout autour de lui ; devant le char s’avance, sous la sainte livrée du tiers-ordre de saint Dominique, la radieuse Catherine, frayant la route au Vicaire du Christ, en même temps qu’elle tourne vers lui un regard où se peignent à la fois la satisfaction et comme un dernier reste d’inquiétude. Mais c’en était fait : Rome avait retrouvé pour toujours son Pontife, et l’affreuse tempête du grand schisme ne compromit en rien les fruits d’une si belle victoire. En vain l’intrigue s’agita ; la cour d’Avignon ne fit que se discréditer de plus en plus, et finit honteusement dans le prétendu Benoît XIII, qui alla s’éteindre derrière les Pyrénées, tandis que le conclave des Cardinaux, tenu librement à Constance, proclamait, en présence du Concile, Martin V, son élu, Évêque de la sainte Église romaine, Pape universel, dont la résidence serait et ne pourrait être qu’à Rome.
La légèreté des hommes de nos jours est telle, que l’on est exposé à rencontrer même des croyants qui prêtent l’oreille, sans en être révoltés, à cette utopie que l’on a lancée depuis quelque temps, et
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impossible d’ici la fin des temps (De Synodo diœcesana, lib. II, cap. 1). Mais de nos jours il devenait nécessaire que l’autorité suprême et infaillible éclairât les fidèles sur un point de doctrine qui arrivait à l’état pratique. Le canoniste de M. de Cavour, M. Népomucène Nuytz, ayant, dans ses Institutions de Droit ecclésiastique, avancé entre autres erreurs, « que l’avis d’un concile général, ou le fait de tous les peuples pourrait transférer le souverain-pontificat de l’Évêque et de la ville de Rome à un autre Évêque et à une autre ville. » Pie IX, dans son Bref dogmatique du 22 août 1851, a foudroyé cette proposition et proclamé la doctrine contraire comme celle qui doit être tenue par tous les fidèles. Qu’on aille donc en avant maintenant, mais que l’on tienne pour assuré que les deux cents millions de catholiques ne suivraient pas. Ils ne se formeraient pas non plus en armée belligérante pour aller reconquérir Rome, à son Évêque ; ils se borneraient à tourner le dos à la nouvelle ville sainte et à son soi-disant Pape, et tout serait fini.
Je sais bien, et d’autres le savent aussi, que de l’union divine et indissoluble de l’Épiscopat romain et de la Papauté, découle dans l’ordre des faits la suprématie temporelle du Pontife romain sur Rome ; mais qu’y faire ? Il ne s’agit pas ici d’un dogme, il est vrai ; il s’agit d’une volonté providentielle de Dieu, que Dieu ne retirera pas pour plaire aux ennemis de son Église et à quelques catholiques timides ou égarés. Dieu a voulu un trône temporel pour son Vicaire ; ce trône est sacré ; heureux le prince qui tire l’épée pour le soutenir ; il sera béni et la victoire l’accompagnera partout. Quant aux princes qui ont tenté de l’ébranler, ils ont tous succombé ; l’histoire en fait foi. On dit assez volontiers aujourd’hui, et c’est une vérité, que l’indépendance du Pape est une nécessité politique pour les États catholiques, et même, jusqu’à un certain point, pour les États qui ne le sont pas, attendu que ces derniers réunissent tous dans leur sein un nombre plus ou moins grand de catholiques ; cependant la question est plus vaste que l’horizon politique. Les deux cents millions de catholiques forment une agrégation qui échappe à l’ordre diplomatique et à tous les congrès possibles. Qu’ils émettent leur vœu légitime de l’Inde ou de la Chine, du cap de Bonne-Espérance ou de la Suède, de l’Australie, de l’Amérique ou de l’Europe, ils ont le devoir de respecter l’arbitre de leurs consciences, et il suit de là qu’ils ont le droit de le voir élu sans violence et de sentir qu’il gouverne leurs âmes avec indépendance. Fût-il le premier citoyen de Rome, du moment qu’il n’en est pas le maître, nous nous sentons tous humiliés en lui ; nous ne doutons pas de son autorité, mais nous pouvons douter de sa personne. Le Xe siècle est là avec toutes ses hontes et les malheurs qu’il prépara pour l’Orient. Or, pour ne pas revoir des jours semblables, dans lesquels d’ignobles factions et de déplorables intrigues imposaient à l’Église son chef, il nous faut un Pape souverain de Rome, un Pape souverain des États que les siècles lui ont légués et que la piété des princes français lui a confirmés ; car, maître de Rome seule, il ne jouirait pas d’une indépendance suffisante ; il nous faut enfin un Pape qui régisse sa capitale et ses États selon le droit chrétien et sans contrôle étranger. Un autre droit que le droit chrétien, appliqué dans les États de l’Église, serait une anomalie et un scandale, et l’autorité souveraine, exercée sous un contrôle étranger, est une dérision et n’enfanta jamais que le mépris.
D. P. GUÉRANGER