Philippe-le-Bel et Boniface VIII.
La fin du XIIIe siècle présente plus d’une analogie avec celle du XVIIe siècle ; on y sent également dans la société l’affaissement du principe surnaturel ; et l’année 1270, qui vit la mort de saint Louis, forme un point d’arrêt, comme l’année 1660, époque de la mort de saint Vincent de Paul, en est un autre. En deçà de ces deux dates, la vie chrétienne règne avec une surabondance marquée ; au-delà, on la voit diminuer sensiblement ; et la révolution qui s’opère est marquée, aux deux époques, par certains faits caractéristiques dont il est impossible de méconnaître la portée. Entre le VIIIe siècle et le XVIIe, la différence est grande sous le rapport qui nous occupe ; le XIVe, malgré ses profondes misères, se maintint fidèle, pour la majeure partie, aux traditions chrétiennes que les âges précédents avaient implantées dans les mœurs ; le XVIIIe, au contraire, laissa voir tout d’abord l’immense déperdition du sens surnaturel qui s’était opérée.
On reconnaît aisément dans l’histoire du XIIIe la ligne de démarcation, lorsqu’on arrive au récit du démêlé de Philippe-le-Bel avec Boniface VIII. Les querelles des empereurs d’Allemagne avec les Pontifes romains avaient eu pour objet des questions de personnes. Dans la lutte de Philippe et de Boniface, le désaccord fut surtout entre les principes, et c’est ce qui donne tant d’importance à ce démêlé. L’historien naturaliste n’hésite pas à donner tort au Pape dans la querelle ; ce qui équivaut à dire que les principes soutenus et appliqués par Boniface VIII étaient faux. L’historien chrétien, et sur cette thèse d’histoire nous en avons fort peu, n’y va pas si vite. Pour lui, d’abord, un Pape est toujours un Pape, c’est-à-dire un père de la chrétienté, dont il ne faut abandonner la cause qu’à bon escient. Il y a là une question d’honneur de famille ; et bien qu’aucun Pape ne soit impeccable, il sied mal à un chrétien d’être si facile à livrer la réputation du Père commun. Mais ici il y a plus qu’une affaire personnelle. Boniface VIII est un des anneaux de la chaîne qui nous rattache à Jésus-Christ par saint Pierre ; mais il est autre chose encore. Ce Pontife est un des législateurs principaux de l’Église catholique. Le Sixième livre du Droit a été publié par lui ; d’autres constitutions qui font loi dans le christianisme ont été expédiées sous sa dictée. Cela seul suffirait à démontrer la légèreté ou la passion des historiens qui croient en avoir fini avec Boniface VIII lorsqu’il lui ont jeté les épithètes d’ambitieux et de rétrograde. Il est de mode aujourd’hui de parler avec une certaine admiration de saint Grégoire VII ; depuis la savante publication de Hurter, il est convenu de citer Innocent III comme un grand pape ; mais Boniface VIII est demeuré impopulaire. La chose est à tel point qu’il ne manque pas d’historiens qui, après avoir relevé les côtés détestables de Philippe-le-Bel, ne voient plus en lui qu’un prince sage et parfaitement moral, dès qu’il s’agit de ses résistances et de ses violences à l’égard du Pontife romain.
Qu’a donc fait ce pauvre Boniface VIII ? Rien autre chose que ce qu’eût fait en sa place Innocent III. À la fin du XIIIe siècle, il a soutenu et appliqué ce que ses prédécesseurs soutenaient et appliquaient dans le cours de ce même siècle. Où est le mal ? On nous répond à cela, d’un ton triomphant, qu’il aurait dû marcher avec son siècle. Cela est aisé à dire. Depuis soixante-dix ans, bien des gens et bien des choses marchent avec le siècle, c’est-à-dire marchent tantôt en avant, tantôt en arrière, tantôt à droite, tantôt à gauche ; de bonne foi, l’Église, la Papauté, peuvent-elles, sans perdre le respect d’elles-mêmes, se soumettre à de pareilles évolutions ? Ce système de bascule, au moyen duquel on se montre tour à tour sur un terrain et sur un autre, peut-il convenir à la puissance la plus morale qui soit sur la terre ; à une puissance dont la moralité inviolable sur les principes est le boulevard de la société ? Ainsi donc, parce qu’il aura plu à quelques jurisconsultes français qui entouraient Philippe-le-Bel de reconstituer sur un nouveau plan le droit public de la chrétienté, de substituer l’autorité royale, qu’ils exploitaient à leur profit, à l’autorité spirituelle, dont ils se déclaraient les rivaux désormais implacables, Rome eût dû déchirer à l’heure même ses Décrétales, et déclarer au monde chrétien qu’elle abdiquait dès lors entre les mains d’un Pierre Flotte et d’un Guillaume de Nogaret, les principes en vertu desquels elle avait jusqu’alors exercé sa prérogative de modératrice universelle ? Il est évident qu’on n’y a pas réfléchi, autrement on se formerait de l’Église et de la Papauté une idée mesquine, et je le répète, bien peu morale.
Le fond de la querelle porte sur une question d’immunité ecclésiastique. Quand on parle d’immunités ecclésiastiques aujourd’hui, devant certaines personnes, on voit les unes sourire, les autres témoigner leur déplaisir. Ceux qui sourient au mot d’immunités sont les esprits forts qui pensent que l’on a bien fait de débarrasser l’Église de certains préjugés gothiques ; ceux qui s’indignent noblement sont blessés de l’atteinte portée, selon eux, au principe de l’égalité devant la loi. Quoi qu’il en soit, nous vivons dans un temps et surtout dans un pays où l’immunité ecclésiastique n’est plus guère qu’un souvenir historique ; et c’est pour cela même que l’on en peut parler tout à son aise. Je pourrais dire d’abord que la question de l’immunité, si puérile qu’elle soit aux yeux des uns, et si odieuse qu’elle puisse être aux yeux des autres, s’est rencontrée plus d’une fois au début des grandes crises. Chacun sait que le premier acte d’agression du gouvernement piémontais contre l’Église a été l’atteinte portée à cette immunité même ; l’exil en France du courageux Archevêque de Turin et celui de l’Archevêque de Cagliari font voir à nos contemporains que la race de saint Thomas de Cantorbéry, le martyr de l’immunité ecclésiastique, n’est pas atteinte. Mais il faut convenir en même temps que les idées naturalistes de beaucoup d’entre nous les ont empêchés de saisir la portée de ces deux grands faits, dont la postérité, soyons-en sûrs, ne méconnaîtra pas l’importance.
Quant aux termes de la question entre Philippe-le-Bel et Boniface VIII, ils sont des plus simples. Philippe entendait se conduire à l’égard des biens que l’Église comme s’ils eussent été sa propriété, et le Pape s’élevait contre cette prétention. On comprend aisément qu’un prince qui porte dans l’histoire le nom de Faux-Monnayeur, parce qu’il avait su altérer les monnaies de son royaume jusqu’à les réduire au septième de leur valeur, trouvât très commode de lever sur les biens ecclésiastiques tous les subsides que bon lui semblait ; mais Boniface VIII pouvait-il s’exempter de protester contre une licence qui faisait changer de nature aux biens sur lesquels elle s’exerçait ? Dira-t-on que, par cette conduite, le pontife laissait le royaume en souffrance, par cela seul qu’il s’opposaient aux contributions levées sur le clergé français ? Ce serait une grande injustice ou une profonde ignorance de soutenir une telle assertion. Boniface VIII allait au-devant des désirs du Roi ; il lui octroyait tout pouvoir pour les levées d’argent dont ce prince pourrait avoir besoin pour les nécessités de son État ; il allait même jusqu’à le dispenser du contrôle du Saint-Siège dans l’application de cette concession, qui, cependant, ouvrait la porte à mille exactions de la part d’un prince dont la délicatesse ne fut jamais le fort ; mais le pape voulait que la nature des biens ecclésiastique ne fût pas altérée ; appuyé sur la jurisprudence canonique de huit siècles, exposé aux regards du monde chrétien tout entier, chargé de la plus grave responsabilité devant Dieu et devant les hommes, il proclama jusqu’à la fin et à travers les plus rudes épreuves l’indépendance, et, partant, la réalité de la propriété de l’Église. C’était la même thèse que soutinrent Innocent XI en face de Louis XIV, en 1681, dans l’affaire de la Régale, et Maury contre Mirabeau à l’Assemblée constituante. C’est une vérité banale à force d’avoir été répétée, que la première et la plus féconde manifestation du socialisme a été la confiscation des biens d’église en France, en Piémont et ailleurs. L’immunité de ces biens était conservatrice de leur caractère de vraie propriété ; une fois dépouillés de leur privilège canonique et légal, ils demeuraient exposés en proie ; et après les taxes-arbitraires est venue tout naturellement la confiscation avec ses suites. On se rappelle que Louis XIV, dans ses instructions à son petits fils sur le gouvernement, déclare sans aucun ambages que les biens de l’Église appartiennent au Roi, qui en laisse jouir le clergé. Du Roi à l’État, le passage était facile ; il n’y avait là qu’une question de mots et l’Assemblée constituante n’eut qu’à réduire le principe en acte.
On a beaucoup reproché au clergé sa qualité de propriétaire privilégié ; cela ne pouvait manquer à l’époque où le principe surnaturel cessa de compter pour quelque chose dans l’appréciation des institutions sociales, mais surtout quand on lui déclara cette guerre acharnée dont les conséquences devaient être si funestes au repos et à la sécurité des peuples ; mais il y aurait une souveraine ingratitude à représenter le clergé, au temps où il jouissait de l’immunité de ses biens, comme s’étant, par ce moyen, affranchi de toute contribution aux charges publiques. Il en a été tout autrement. Les princes qui respectaient le principe de la propriété ecclésiastique pouvaient aisément obtenir de Rome l’autorisation de lever les subsides qu’ils jugeaient nécessaires sur les biens des clercs ; et plus d’une fois même des plaintes se sont élevées dans les différents pays pour l’accès facile que les demandes des souverains en cette matière rencontraient auprès du Saint-Siège. De nos jours, en Espagne, dans les années même qui ont précédé la spoliation du clergé de cette nation, les Indults obtenus par Ferdinand VII mettaient annuellement à la disposition de l’État la moitié au moins des revenus du clergé. Il est douteux que les acquéreurs des biens vendus acceptent jamais vis-à-vis de la nation une situation pareille. L’immunité avait donc l’avantage de conserver son caractère inviolable à la propriété ecclésiastique, et de protéger du même coup toutes les autres propriétés. Il n’est pas besoin d’ajouter qu’en rendant impossible la spoliation du fond, elle maintenait les intentions des donateurs ; ce qui était un puissant préservatif contre l’idée socialiste ; et qu’enfin elle assurait un usufruit avantageux à toutes les familles, puisqu’il n’y en avait aucune qui ne fût admise à fournir des membres au clergé.
Pour avoir soutenu en face de Philippe-le-Bel les principes de droit que les Papes précédents avaient proclamés devant les princes de leur temps, Boniface VIII attira sur lui la plus indigne persécution. Ce Pontife octogénaire, grand esprit et grand cœur, succomba sans fléchir sous le poids de la tribulation. Qui le croirait ? Ses disgrâces lui ont été tournées à crime, et on s’est scandalisé de ses humiliations. Pourtant, elles ont arraché un cri d’indignation à Dante lui-même, à Dante le gibelin, l’ennemi de Boniface. Il n’a pu voir le Christ captif en son Vicaire, sans maudire le fleurdelisé ; mais cet élan de sensibilité catholique pour une si grande infortune n’a pas été imité par ce grand nombre d’historiens qui, depuis deux siècles, nous ont raconté la carrière orageuse de ce pontife qui clôt par ses disgrâces la série des triomphes d’un si grand nombre de ses prédécesseurs, et auquel commence une nouvelle ère, une ère fatale pour la société européenne.
Cependant, au point de vue chrétien, est-il juste de déplorer les malheurs de Boniface VIII ? Doit-on plaindre sa mémoire ? À Dieu ne plaise ! car il est écrit : « Lors même que je suis plus faible, c’est alors que je suis plus fort » (II Cor. 12, 10). Ces paroles de l’apôtre seront toujours la devise du pouvoir spirituel au milieu des luttes qu’il est appelé à soutenir. Mais il y a deux manières dont Dieu déclare la force de son Église, à la suite de la lutte qui a dévoré le champion. Tantôt, l’instant qui suit l’heure où il expire, est celui même où le triomphe se déclare : ainsi en advint-il après la mort de saint Grégoire VII dans l’exil, et après le meurtre de saint Thomas de Cantorbéry sur les dalles de sa cathédrale. Tantôt la défaite de l’Église est permise d’en-haut et n’est pas réparée, pour le châtiment de la société, qui perd alors un de ses plus forts étais, et qui se trouve désormais exposée à des coups qu’elle ne pourra plus parer. C’est ce qui eut lieu à la mort de Boniface VIII. La société européenne entra dans une phase nouvelle ; l’impulsion donnée par Philippe-le-Bel prépara ce qu’on a appelé la sécularisation de la société. Ce prince a cette gloire, si c’en est une ; il la partage, il est vrai, avec ses légistes, qui l’enhardirent et le dirigèrent. Mais, dira-t-on, où est donc en ceci la force de Boniface VIII vaincu et accablé ? Cette force est, hélas ! dans les résultats qui suivirent la révolte contre les principes que Boniface VIII soutint avec tant de courage jusqu’à la mort. Jésus-Christ commande à ses disciples de secouer la poussière de leurs pieds contre la ville qui n’aura pas voulu les recevoir (Matth. 10). C’est bien peu de chose que la poussière qui s’attache aux sandales de l’apôtre expulsé de la cité comme un vagabond prétentieux ; cependant, aux yeux du Fils de Dieu, cette poussière pèse sur la cité et l’oppresse plus que mille quartiers de roche lancés par un volcan. J’admets bien volontiers les disgrâces de Boniface VIII comme la date première de ce qu’on appelle l’émancipation des sociétés européennes du joug de la loi canonique ; mais je m’étonne toujours de l’impertubable simplicité avec laquelle des hommes droits et sensés d’ailleurs, s’obstinent jusqu’aujourd’hui à voir le progrès social dans une série de calamités qui a commencé au XIVe siècle, et qui, dans sa marche toujours croissante, en est venue jusqu’à dévorer la terre sous nos pieds. Personne, presque personne n’a le bon sens ou le courage de se recueillir et de se demander d’où vient que le grand ressort du monde est brisé d’où vient que l’Europe n’a plus d’assiette que les sociétés sont constamment aux expédients pour vivre quelques années de plus. Dans ses lumineuses et fortes Conférences de cette année, le P. Félix l’a bien su dire cependant devant son nombreux auditoire parisien : toute cette impossibilité de vivre et de se protéger qu’éprouve la société moderne vient uniquement de ce que Jésus-Christ ne règne plus sur elle, et rien ne vivra, ni ne pourra se défendre, jusqu’à ce qu’il y règne de nouveau. L’éloquent Jésuite déroulait d’une manière saisissante les trois phases de la décadence européenne : le protestantisme, le rationalisme et la révolution ; si l’on veut remonter aux origines de ce fatal enchaînement de désastres pour le monde, il faut ajouter que le protestantisme fut la suite de l’anarchie et des doctrines funestes qu’enfanta le grand schisme d’Occident ; que le grand schisme fut la conséquence du séjour des Papes à Avignon, et que ce déplacement anormal de la Papauté fut le dernier acte de la guerre de Philippe-le-Bel contre Boniface VIII. 1
Au reste, les ennemis de l’Église et ceux qui la trahissent, sans se dire ses ennemis, ne s’y sont jamais trompés. Ils ont toujours eu des applaudissements pour Philippe-le-Bel et des insultes pour sa victime ; mais, répétons-le, la victime de Philippe-le-Bel n’a été que trop vengée. Il arrive de temps à autre, dans l’histoire des peuples, que l’Église, refoulée par la violence retire, à elle tel moyen, telle influence dont elle avait usé jusqu’alors ; à chaque fois, c’est une perte irréparable pour la société. Les habiles font alors des théories pour démontrer le grand bien qui résulte de cette inaction à laquelle l’Église se trouve réduite tantôt sur un point, tantôt sur un autre, et la supériorité des moyens que la sagesse des politiques a substitués à ceux dont usait l’Église. 1 C’est ainsi que les Congrès à quatre, cinq ou six grandes puissances sont vantés comme remplaçant avec avantage l’antique et paternel arbitrage des Pontifes romains. Tout cela est parfait ; l’Église ne réclamera pas, elle ne se plaindra pas ; on veut se passer d’elle ; qu’on s’en passe ; mais il ne faudrait pas compter qu’on puisse parvenir à lui faire désavouer un seul de ses principes ; le même qu’il serait inutile de dresser des batteries pour la contraindre d’abdiquer ses droits pas plus que ses devoirs dans les lieux où elle règne immédiatement. Dans un écrit qui a obtenu un grand retentissement, on prétendait avec une rare simplicité amener le Pape à soustraire ses États à la loi canonique, pour y substituer une autre loi manifestement contraire aux Canons et aux Décrétales. Ceux qui se bercent de pareils plans montrent par trop évidemment qu’ils sont les adeptes innocents du naturalisme contemporain, et qu’ils ignorent profondément que l’Église est aussi une puissance, mais une puissance responsable, et responsable devant Dieu et devant la société chrétienne. L’Église n’est pas toujours obligée de forcer les portes qu’on lui ferme ; mais, chez elle, elle ne pourrait sans scandale se laisser imposer des dispositions contraires aux principes de son droit ; la discipline est sacrée comme le dogme, et ses principes fondamentaux sont eux-mêmes des dogmes. L’Église souffrirait la persécution plutôt que de se laisser réduire à accepter chez elle un autre droit sur les points que le sien a réglés, et s’il y avait contrainte d’un côté, la résistance de Boniface VIII ne ferait pas défaut de l’autre.
Pour en revenir à ce courageux Pontife, personne n’ignore comment les calomnies dont il fut chargé par ses adversaires ont trouvé écho dans les siècles suivants. Les défenseurs de l’Église ont toujours dû compter sur la calomnie ; « ils diront toute espèce de mal contre vous », a dit le Christ lui-même (Matth. V.) On sait comment fut traité saint Athanase, et quelles accusations furent produites au concile du Chêne contre saint Jean Chrysostome. Nous sommes obligés de défendre encore la réputation de saint Cyrille d’Alexandrie. Que n’a-t-on pas dit contre saint Grégoire VII ? Et saint Thomas de Cantorbéry, que d’outrages n’a pas reçus sa mémoire ? À ce compte, faut-il s’étonner que Boniface VIII, qui n’est pas compté parmi les saints, et qui a succombé dans une lutte, ait été noirci par des gens qui voulaient le perdre ? La rage de ses ennemis fut si grande qu’elle le poursuivit au-delà même du tombeau. Mais la science moderne, jointe à la piété envers un si généreux champion, a su triompher de ces nuages amoncelés par la plus étrange haine qui fut jamais. Son Éminence le Cardinal Wiseman, dont la science n’est étrangère à rien, donna, il y a quelques années, dans la Revue de Dublin, une savante étude historique sur Boniface VIII, dans laquelle il a doctement rétabli l’honneur ou Pontife attaqué injustement par Sismondi. Le bénédictin dom Louis Tosti publiait en 1846, au Mont-Cassin, une Histoire de Boniface VIII et de son temps, qui, en faisant honneur au talent de l’auteur, établit victorieusement la moralité du caractère et des actes de l’infortuné pontife. Mais si l’on veut une discussion approfondie sur le différend de Philippe-le-Bel et de Boniface VIII, qui descende dans tous les détails et montre au grand jour la droiture et l’élévation de caractère d’un pape si indignement décrié, on peut lire les chapitre qu’a consacrés à l’examen de sa cause le docte Bianchi de Lucques, dont le magnifique Traité de la puissance ecclésiastique vient d’être traduit et publié, tout récemment par Monsieur l’Abbé Peltier. Mais je ne veux pas terminer cet article sans recommander aux lecteurs l’intéressante publication que l’on doit à M. Kervyn de Lettenbove, sur l’attitude si digne et si courageuse que montra l’ordre de Cîteaux tout entier en face des colères de Philippe-le-Bel, et dans un moment où la fidélité du clergé envers le Pontife romain fut mise à une si triste et si dangereuse épreuve.
D. P. GUÉRANGER