Lettre aux Amis de Solesmes 1976
La réforme du chant grégorien, et par voie de conséquence celle de sa notation, découlent de la réforme liturgique entreprise par dom Prosper Guéranger. Cependant, on se demande parfois quel fut exactement le rôle du premier Abbé de Solesmes en ce domaine. Se contenta-t-il de donner une impulsion qu’on pourrait appeler générale, ou bien suivit-il de près, en s’y intéressant dans le détail, cette réforme du chant grégorien ? Le sujet a été traité ces dernières années ( 1 ), et il ne peut être question ici de le reprendre en entrant dans toutes les discussions qu’occasionna ce retour au chant traditionnel de l’Eglise. On voudrait seulement rappeler rapidement quelle part y a prise dom Guéranger.
La recherche du rythme grégorien
L’Opus Dei, l’office choral, est l’œuvre primordiale du moine bénédictin. Il a ses exigences que, plus que tout autre, dom Guéranger comprenait très vivement. L’honneur et la gloire de Dieu sont intéressés à ce qu’il se déroule dans la dignité. Cérémonies et chant sont appelés à élever les âmes et à favoriser ainsi la contemplation; ils ne peuvent donc être laissés à l’arbitraire et demandent une certaine perfection (qui n’est pas celle d’un studio). D’ailleurs, l’essence même de la Liturgie exige cette recherche de la perfection des divers éléments du culte divin. » Personne n’ignore, a écrit dom Guéranger, que la liturgie tout entière appartient à la poésie et que c’est pour cela même que le chant en est le complément » (Institutions liturgiques, IV, p. 304). Le chant devient ainsi le langage pleinement approprié à la louange divine.
Or, au milieu du XlXe siècle, l’Eglise avait perdu son chant propre, celui que lui avaient légué les siècles de foi et l’âge d’or du chant grégorien. Les mélodies antiques étaient tronquées et déformées, et leur rythme n’avait plus rien de ce qui convenait au culte divin. Universellement on avait pris l’habitude de chanter lourdement, et, disait dom Guéranger : » de battre la note, dans le but de donner au plain-chant une mesure quelconque qui le rapprochât de la musique. C’était anéantir d’un seul coup toute la mélodie si délicate du chant grégorien « . Ce n’était plus qu’une » lourde et assommante succession de notes carrées, qui ne suggèrent pas un sentiment et ne peuvent rien dire à l’âme » (Préface de la Méthode raisonnée du chanoine Gontier). Aussi, l’Abbé de Solesmes n’hésitait-il pas à voir » l’œuvre du diable » dans ce nouveau chant qui ôtait tout caractère religieux à la prière liturgique de l’Eglise.
C’est pourquoi dom Guéranger s’employa tout d’abord, et dès le début, à donner à ce texte mélodique altéré une allure aisée et naturelle qui, le transformant du tout au tout, lui restituait en partie sa beauté et sa valeur de prière. Dom Joseph Pothier est catégorique sur ce point : » L’illustre Abbé avait su donner dans son monastère aux mélodies grégoriennes un accent, un rythme que personne ne semblait soupçonner » (Mélodies Grégoriennes, p. 6). » Pour sa part, écrit dom David d’après le témoignage de dom Pothier, dom Guéranger apportait aux fonctions liturgiques avec une diction parfaite et une voix très souple, une ardeur et un enthousiasme qui éclataient dans sa prière chantée « . Et l’on sait qu’il veillait attentivement à ce que ses fils apportassent le plus grand soin à préparer le chant des Offices. Ainsi, son Journal nous apprend qu’il décida » que les novices devraient subir avant la profession un examen sur leur aptitude à entonner » (17 juillet et 18 août 1865).
Un ami de Dom Guéranger, le chanoine Gontier, curé de Changé, près du Mans, trouvait même que la souplesse du chant des moines était exagérée. A l’ancien organiste civil de l’Abbaye, établi alors à Paris, il donnait ce conseil : » Si vous dirigez le plain-chant, il vous faudra adopter un milieu entre la légèreté de mouvement de Solesmes et la lourdeur de Paris. C’est ce milieu qui conviendra tout en maintenant le récitatif » (30 janvier 1866).
Conquis par le chant des moines, le chanoine Gontier avait publié en 1859 une Méthode raisonnée de Plain-chant. Il en faisait remonter le mérite à dom Guéranger, de qui il sollicita une Préface. Si les deux amis ne furent pas toujours d’accord sur les détails, car en ce domaine dom Guéranger n’était pas un théoricien; il n’y avait entre eux aucune divergence sur le fond. Gontier définissait le rythme du plain-chant comme un rythme essentiellement libre, obtenu par l’observation de l’accent dans le texte et de la note accentuée dans la mélodie. En août 1858, il exprimait à dom Guéranger le désir de conférer avec lui sur ce point : » Je ne serai content que lorsque vous aurez approuvé, parce que personne n’est plus compétent que vous » (22 août 1858). Il le priait de lui donner encore quelques heures, pour examiner » une méthode qui, du reste, est la vôtre et celle de Solesmes » (11 septembre). » C’est comme praticien que vous appréciez mon travail, plus vous y réfléchirez, plus vous vous convaincrez que je n’ai fait qu’analyser votre manière en même temps que j’analysais la mienne » (7 juillet 1859).
Et, à propos d’un autre travail, qu’il ne réalise d’ailleurs pas, sur la notation de plain-chant, le chanoine Gontier pressait dom Guéranger d’aller plus loin : » Veuillez donc vous prononcer et, si vous ne l’avez fait, mettre la main à l’œuvre pour promulguer en France et dans l’univers la vraie notation du plain-chant que vous comprenez et exécutez si bien » (21 septembre 1859). – » Je vous en conjure, mettez-vous donc à la tête d’une édition nouvelle, il n’y a que vous en France capable de -faire une révolution et de fixer l’épiscopat » (24 juillet 1859). – » Je ne vous laisse pas quitte, mon Père, il faut maintenant préparer les matériaux d’une nouvelle édition. Il n’y a qu’à Solesmes qu’un semblable travail puisse s’élaborer » (11 août 1859). De la part d’un auditeur averti, de telles appréciations de la compétence de dom Guéranger sont à retenir.
Avant de songer à de nouvelles éditions de chant, dom Guéranger avait voulu d’abord améliorer le chant lui-même. Il estimait en effet qu’il fallait commencer par là : » Quel est le besoin qui se fait sentir aujourd’hui dans nos églises ? Celui d’un chant qui puisse intéresser, émouvoir, qui sollicite l’âme aux sentiments exprimés dans les formules; d’un chant qui, ayant été modulé pour ces formules mêmes, en est l’indispensable complément » (Préface à la Méthode de Gontier, IX). Il attachait donc la plus grande importance à cette réforme du chant choral; » L’exécution mélodique du chant grégorien lui est tellement nécessaire, écrit-il encore, que, fussions-nous en possession du propre antiphonaire qui servait à saint Grégoire, un tel avantage serait rendu nul, si l’on devait entendre les admirables morceaux dont il se compose, chantés sans égard au rythme et à l’expression. Mieux vaudrait cent fois prendre la plus fautive et la plus incorrecte de nos éditions et exécuter les pièces qu’elle contient, si dénaturées qu’elles soient, d’après les règles que l’antiquité connaissait et pratiquait… » (Préface, IX). Pour dom Guéranger, c’étaient celles-là mêmes qui étaient suivies à Solesmes et que Gontier avait entrepris d’exposer.
Et pourtant, dom Guéranger n’était pas tendre – et avec raison – pour les éditions en usage à cette époque, celles que l’on trouvait en France d’abord, mais aussi les éditions romaines qu’il jugeait encore plus défectueuses. Aussi désirait-il une édition sérieuse et pratique, » une édition où l’on trouvât d’abord la note grégorienne, qui peut avoir été altérée, mais qui n’a jamais été perdue; une édition où il fût tenu compte de certaines modifications que les siècles ont introduites dans la note par voie de réduction (on verra plus loin que dom Guéranger abandonnera vite ce point de vue) ; une édition, enfin, qui vînt en aide aux chantres par une accentuation exacte, et une notation en rapport avec les mélodies » (Préface. IX).
Vers la restitution des mélodies authentiques
Dès 1840, dom Guéranger avait indiqué sur quels principes devait être basée une telle édition : » Il est évident que si l’on est quelquefois en droit de croire qu’on possède la phrase grégorienne dans sa pureté sur un morceau particulier, c’est lorsque les exemplaires de plusieurs Eglises éloignées s’accordent sur la même leçon » (Institutions Liturgiques, I). Et en 1843, il préconisait avec autant de netteté le retour aux manuscrits les plus anciens qui donnent » la véritable teneur du chant grégorien, tell que nous sommes à même de l’étudier sur les manuscrits dont la notation antérieure à la méthode de Guy d’Arezzo n’a point encore été déchiffrée » (L’Univers, 23 novembre 1843). Dès lors, ces deux grands principes, confrontation des leçons des manuscrits et retour aux manuscrits les plus anciens, ont toujours été à la base des travaux paléographiques de Solesmes.
Une lettre de dom Guéranger à son ami Philippe Guignard, bibliothécaire à Dijon, résume bien tout ce qui vient d’être dit sur ce problème des éditions. Dom Guéranger y parle d’une édition alors envisagée par le musicologue Fétis sur la base d’un seul manuscrit:
» Pour les livres romains de M. Fétis, écrit dom Guéranger, j’en regarde la publication comme un grave inconvénient, et cependant comme un avantage « .
» Comme un inconvénient, 1° parce que cette édition ne détruira point les autres déjà trop divergentes, 2° parce que la phrase de chant de M. Fétis ne représentant qu’une seule des leçons qu’il a trouvées dans les manuscrits, lesquels ne sont pas toujours d’accord, le choix de sa note est toujours nécessairement individuel, et sans garantie « .
» Comme un avantage, parce que M. Fétis est l’homme au monde qui a le plus étudié le chant grégorien dans les sources, et que son travail quel qu’il soit a nécessairement une très grande autorité. C’est le fait de l’éditeur d’un classique qui choisit sa leçon dans les variantes; plus il a vu de textes, s’il est homme de goût, plus son édition est grave; mais elle ne peut rassurer entièrement « .
» Au fond, je préfère mille fois cette édition à celle qu’on ferait des livres de Rome. C’est une malheureuse histoire dont je n’ai point parlé dans les Institutions, parce qu’alors je n’avais par les matériaux. A la fin du XVle siècle, on corrompit à Rome la leçon grégorienne pour l’abréger ( 2 ), et, chose étrange, nos livres de chant romain de France, malgré tant d’altérations et de fautes, représentent mille fois mieux la leçon des anciens manuscrits que ceux de Rome, de l’Italie, et presque du monde entier; car ces malheureuses éditions romaines du XVle siècle se trouvent partout hors de France » (27 août 1846).
La question des livres de chœur se posa avec plus d’acuité encore à dom Guéranger quand, en 1846, on put enfin adopter à Solesmes le rit monastique. Depuis 1833 on suivait le rit romain, et l’on utilisait les livres de Dijon édités en 1827 et 1828 (Graduel, Antiphonaire et Processional), qui, au jugement de dom Guéranger, étaient » les moins mauvais « . Avec le rit monastique, c’était l’ordonnance même des offices qui était différente de celle du romain. Le Graduel ne posait pas un bien gros problème à ce point de vue, l’Ordre bénédictin suivant pour la messe le Missel romain. C’était bien autre chose pour l’Antiphonaire. On dut se contenter de corriger celui de Dijon par des renvois et des additions, comme on peut s’en rendre compte sur l’exemplaire de là Réserve de Solesmes. On utilisa aussi des cahiers manuscrits, plus tard polycopiés, où l’on trouvait tous les suppléments nécessaires au chant de l’Office, y compris ceux de Matines et des Processions. En 1856 on y ajouta les chants du Propre de l’Abbaye.
Mais dom Guéranger dut attendre jusqu’aux environs de 1860 pour pouvoir songer pratiquement à la préparation de nouvelles éditions de livres de chant à l’usage de son monastère. A ce moment, en effet, la Providence lui envoya deux moines capables de s’y intéresser avec succès. D’abord dom Paul Jausions, et ensuite dom Joseph Pothier que dom Guéranger lui adjoignit en 1860. Ce dernier devait mener à bien l’œuvre entreprise par l’Abbé de Solesmes et s’illustrer comme le » restaurateur des mélodies grégoriennes « .
La première tâche qui s’imposait était la recherche et la copie des manuscrits. Dom Jausions » se fit la main » – l’expression est de dom Guéranger, lettre à D. Jausions du 6 avril 1862 – en copiant un processional anglais de Sainte-Edith de Wilton, du XIlIe – XlVe siècle, appelé dans le vieux Solesmes : processional de Rollington (d’après une rubrique de ce manuscrit). Si l’on ignore encore son dépôt actuel, on sait maintenant, et depuis peu, qu’il fut communiqué à dom Guéranger par la famille Seuger, en juillet 1858, lors de son voyage à Metz.
Dom Pothier et dom Jausions entreprirent ensuite la copie des manuscrits en neumes purs. Ainsi, do. Jausions se rendit plusieurs fois à Angers, en 1862-1867, pour copier sur place, à la Bibliothèque de la ville, un missel noté du Xe siècle (ms. 91, ancien 83). De son côté, dom Pothier entreprit en 1862 la copie du codex 359 ou Cantatorium de Saint-Gall d’après la copie que publia Lambillotte en 1851 : il le traduisit même sur lignes, à partir de manuscrits du XlVe-XVe siècle. Ces travaux nécessitaient des recherches dans les bibliothèques, à Paris, Colmar, Murbach, Laon où dom Pothier étudia la notation propre à cette école de chant, et aussi à Saint-Gall et à Bâle. De cette époque on n’a que des copies exécutées à Solesmes, une dizaine conservées à Solesmes même ou à Saint Wandrille. Ce n’était encore qu’une ébauche de l’ » atelier » paléographique créé par dom Mocquereau (qui fut admis en principe au noviciat par dom Guéranger lui-même l’avant-veille de sa mort, et y entra en juillet 1875), mais il était important pour notre sujet de noter que cette ébauche d’atelier paléographique remonte au temps de dom Guéranger.
Il y eut bien de graves problèmes en cours de route, problèmes de restitution mélodique, problèmes au sujet du rythme. Un moment, dom Guéranger songea à réduire certains mélismes, quand un motif mélodique se répète dans une même incise, ou bien à adopter l’usage de son temps, relatif au traitement des pénultièmes faibles, que les anciens n’avaient pas hésité à charger de plusieurs notes. Mais, avouera bientôt Dom Guéranger : » je ne connaissais pas tout ce que notre liturgie renferme de richesses musicales » (Gontier citant dom Guéranger , 13 octobre 1864) ( 3 ). Dès 1862, dom Pothier notera à ce sujet que » la pensée actuelle du Révérend Père est contraire à toute espèce de réduction de la mélodie » (note manuscrite à propos du livre de Gontier). La question du rythme soulèvera davantage de problèmes, plus théoriques que pratiques, car l’usage de Solesmes était déjà bien établi sur ce point. Quoi qu’il en soit des divergences théoriques, Gontier continuait en effet à admirer le chant des moines : » Je ne crois pas que le plain-chant soit mieux interprété ailleurs » (13 octobre 1864).
Et s’il pouvait écrire en 1867 : » Plus on creuse un sujet, plus on voit naître de divergences « , il ajoutait aussitôt : » nous chanterions à l’unisson pendant une journée entière » (30 septembre 1867).
Le chanoine Gontier prit part aux discussions entre dom Jausions et dom Pothier déjà maître en la matière; mais dom Guéranger suivait de très près la marche des travaux et se réservait le dernier mot : » Le Père Abbé se réserve de contrôler tout le détail de l’impression et même la Méthode (que préparait alors dom Pothier). Quand je suis avec le Père Abbé, il dit et pense comme moi, mais sur quelques petits détails qui ont leur importance, il y a quelques nuances qui me séparent des Pères Jausions et Pothier, surtout de dom Pothier. Je pourrais vous dire les petites divergences qui me séparent des Pères dans l’exposé de la méthode; je me hâte de dire qu’il n’y a pas de différence dans notre manière d’exécuter. J’ai vu le Père Abbé il y a quinze jours, il m’a promis de reprendre ses conférences avec les deux Pères Jausions et Pothier » (Gontier, 2 juin 1865). Et encore : » J’ignore où en sont les travaux de Solesmes. Ils sont subordonnés à l’approbation du Père Abbé et l’approbation dépend de sa santé » (Gontier, 12 mars 1866).
En avril 1866, dom Guéranger voulut tirer au clair tous les points controversés et il demanda un mémoire à dom Pothier:
» (Dom Jausions) m’a appris, écrit le chanoine Gontier, que le Père Abbé, se portant mieux, avait repris la question du plain-chant. Il a donné ordre à dom Pothier de faire une dissertation préliminaire pour être imprimée en tête du Directorium Chori (en préparation), lequel devra paraître aussitôt que le travail de dom Pothier sera terminé. Cette préface est une espèce de dissertation philosophique, qui sera peu comprise, fais qui aura de la valeur auprès des hommes compétents » (Gontier, 13 avril 1866). Dom Jausions y collabora activement et écrivit longuement à ce sujet au chanoine Gontier en ce même mois d’avril.
Quand le résultat de tous ces travaux sur la notation et sur le rythme du chant grégorien paraîtra en 1880 sous le titre : Les Mélodies Grégoriennes d’après la tradition, par le Révérend Père Dom Joseph Pothier, l’auteur rendra hommage à la collaboration de dom Jausions et précisera bien ce qu’il devait à dom Guéranger : » Un mémoire avait été rédigé… et présenté par les humbles fils et disciples de dom Guéranger à leur vénéré père et maître, qui l’approuva entièrement, ainsi que le résultat noté des recherches entreprises par ses ordres et sous sa direction… Les pages qui vont suivre et que nous offrons avec simplicité et confiance aux amis de la sainte liturgie et du chant sacré, reproduisent le mémoire approuvé par Dom Guéranger avec les corrections et additions que lui-même en grande partie avait indiquées » (Mélodies Grégoriennes, p. 6).
Les Mélodies Grégoriennes exposaient les principes qui devaient présider à la reconstitution de la phrase grégorienne, et à la résurrection de son rythme tel qu’il était déjà pratiqué à Solesmes. Ce livre attestait que les mélodies traditionnelles conservées dans les manuscrits n’étaient pas indéchiffrables. Il eut un immense succès.
Les premiers livres de la restauration grégorienne
Au témoignage de dom Pothier, dom Guéranger avait donc approuvé les travaux préparatoires à la publication des livres pratiques de chant grégorien. Ces travaux demandaient beaucoup plus de temps, et dom Guéranger n’en vit guère le résultat.
Cependant, en 1864, parut un Directorium Chori monasterii ad usum Congregationis Gallicae Ordinis Sancti Benedicti (un vol. in-8° de 100 pages, Rennes, Vatar). Ce livre donnait les chants dits » Communs » de l’Office, y compris Matines, et de la Messe. Il utilisait la notation » traditionnelle » (écriture et groupement des notes) et était à ce titre le premier livre de la restauration grégorienne. Les caractères de la notation avaient été dessinés à Solesmes et Coussemaker demanda de les utiliser ( 4 ). Malheureusement, le Directorium Chori fut entièrement détruit dans l’incendie de Vatar ; seuls quatre exemplaires déjà arrivés à Solesmes échappèrent au désastre. Signalons, au début de 1864, la publication d’un tout petit livre de poche, les Benedictiones mensae ad usum Congregattonis Gallicae O.S.B. (in-18 de 42 pages, Rennes, Vatar). Ce livre ne contenait qu’une simple récitation au point de vue mélodique.
Du vivant de dom Guéranger, il fut aussi publié un Processional monastique (sans titre, sans date), volume in-8° de 96-XXXIII pages, lithographié avec soin par dom Pothier. Ce livre employait également la notation traditionnelle.
Quant au Graduel et à l’Antiphonaire, ils demandaient évidemment une préparation beaucoup plus minutieuse et beaucoup plus longue, basée sur la confrontation de plusieurs manuscrits, d’après les principes établis par dom Guéranger.
Toutefois, en octobre 1868, dom Pothier pouvait écrire au sujet du Graduel : » Cet été, grâce aux démarches actives de dom Jausions, nous avons pu consulter et transcrire de nouveaux documents qui nous seront précieux (2 Graduels du XIle siècle, Angers 96-97, ancien 88-89). Notre travail, du reste, a, il me semble, assez bien marché : les introïts, les graduels, les traits et les alléluias pourraient être imprimés sur-le-champ; les offertoires s’avancent, les communions viendront ensuite » (16 octobre 1868). Et comme, en janvier 1869, dom Pothier pouvait prêter à dom Chamard (moine de Ligugé) » la copie du chant grégorien pro Communi Sanctorum… un spécimen du futur Graduel « , on peut avancer que tout était terminé à la fin de 1868.
Quant à l’Antiphonaire, une collation comprenant une trentaine de grands cahiers – trois manuscrits communiqués à Solesmes y sont copiés et disposés l’un en dessous de l’autre pour faciliter la comparaison ( 5 ) -, presque tous de la main de dom Jausions, a pu être terminée aux environs de 1870, année de sa mort. Cependant, ce n’était pas encore un travail définitif.
Bilan de l’œuvre de Dom Guéranger
Dom Guéranger mourut avant d’avoir pu contempler le développement extraordinaire de l’œuvre à laquelle il avait donné une si vive impulsion. C’est cette impulsion que l’on a voulu mettre en évidence en citant les principaux textes de dom Guéranger sui le chant grégorien – les plus importants sont antérieurs à 1860 -et divers témoignages des contemporains les plus sûrs. Il en résulte clairement que l’on doit faire remonter au premier Abbé de Solesmes l’honneur de la restauration du chant grégorien, sans vouloir diminuer en rien le mérite de ceux qui, dans la suite, ont si magnifiquement poursuivi son œuvre, spécialement dom Joseph Pothier et dom André Mocquereau.
C’est Dom Guéranger qui réforma le chant à Solesmes, exposa les principes du retour à la notation traditionnelle, désigna les premiers ouvriers de la restauration, les encouragea et approuva tous les travaux. Tout ne se fit pas sans difficultés (les lettres font allusion à certaines susceptibilités qu’il dut apaiser à l’intérieur même du monastère), si sans hésitations, mais elles furent vite dissipées.
Comment ne pas souligner en terminant la justesse des vues de dom Guéranger en un temps où le vrai chant grégorien n’était plus en usage, où sa notation authentique n’était même plus connue ? Les principes de restitution mélodique qu’il a énoncés peuvent s’expliquer par les exigences de son esprit critique, appliquant à la restauration du chant grégorien les méthodes utilisées en pareil cas pour un texte littéraire. Par ailleurs, la lettre citée de dom Guéranger à Guignard prouve qu’il était très au courant des recherches qui se faisaient en ce moment même sur les origines de la notation grégorienne. Mais ce qui est plus digne d’admiration, c’est qu’il ait pu découvrir si nettement la vraie nature du chant grégorien sans le secours de bonnes éditions. Certes, il connaissait des manuscrits du XlVe ou du XVe siècle, qui lui permettaient de comparer les mélodies antiques avec celles des éditions alors en cours. Si le chanoine Gontier lui a parfois donné de bons conseils (par exemple au sujet de certaines suppressions dont il a été question plus haut), il fut d’abord son élève et apprit de lui à goûter le chant sacré. Quand dom Jansions et dom Pothier arrivèrent à Solesmes (en 1854 et 1859) et furent affectés à la préparation des livres de chant en 1860, dom Guéranger avait déjà livré toute sa pensée sur le chant grégorien, spécialement dans la Préface à la Méthode de Gontier, en 1859, le seul écrit où l’Abbé de Solesmes ait traité ex professo du chant grégorien, et il en avait noté avec sûreté tous les caractères fondamentaux.
Dans la pensée de dom Guéranger, ces caractères étaient les suivants et ce qu’il en a dit dans sa Préface au livre de Gontier est toujours valable:
1° l’alliance intime du chant avec les formules latines, puisque, » ayant été modulé pour ces formules mêmes, (il) en est l’indispensable complément « , et, en conséquence, la nature de son rythme essentiellement libre;
2° son caractère profondément religieux, car » il sollicite l’âme aux sentiments exprimés par les formules « , et, par le fait même, sa spiritualité foncière, alors qu’à cette époque » que ce soit un Introït, un Graduel, un Offertoire, une Antienne, il est de fait que personne n’y saisit une intention mélodique quelconque… Il ne vient même pas à la pensée, que le chant liturgique puisse et doive avoir une expression, un agrément » ;
3 son ordonnance intime au culte divin; et c’est pourquoi dom Guéranger résolut de réformer d’abord l’exécution du chant, en se contentant du texte mélodique en usage, si défectueux fût-il, parce que le chant est d’abord ordonné à la prière et qu’il ne servirait de rien d’avoir de bonnes éditions de chant si on l’exécute mal, » sans égard au rythme et à l’expression « .
Tout cela dom Guéranger l’a saisi d’emblée, par intuition et parce qu’il était un » praticien « , selon l’expression du chanoine Gontier. Ne se trahit-il pas quand il écrit qu’on peut retrouver » la phrase musicale de saint Grégoire, écrasée, dénaturée… comme une protestation et comme une espérance, dans les livres de chœur » (ceux qu’il avait en main) ? Mais par-dessus tout, dom Guéranger avait le sens de la prière liturgique et de ses exigences, et partant l’horreur de tout ce qui en gênait l’épanouissement. En un mot, dom Guéranger avait au plus haut point le sens du sacré. Il avait aussi le sens de la tradition : ce n’est pas sans intention que dom Pothier a placé en exergue de son livre sur les Mélodies Grégoriennes cette phrase de ‘ son Abbé : » Je cherche partout ce que l’on pensait, ce que l’on faisait, ce que l’on aimait dans l’Eglise aux âges de foi « .
fr. Pierre Combe.
- Dom Pierre Combe, Histoire de la restauration du chant grégorien d’après des documents inédits, Solesmes et l’édition vaticane. – Solesmes, 1969, 480 p., 8 pl.[↩]
- Cette fois-ci il ne s’agit plus de la suppression de quelques répétitions de formules mélodiques, à laquelle dom Guéranger pensa d’abord, mais de vraies mutilations affectant l’essence même des mélodies [↩]
- Sauf précision contraire, les lettres du Chanoine Gontier sont adressées à l’abbé L. Baptiste, du Séminaire de Sault-Gaultier, diocèse de Bourges [↩]
- Edmond de Coussemaker, Scriptorium de Musica Medii Aevi, I, 1864, p. XXlII [↩]
- Deux ont été identifiés : BN. lat. 17296 (Ant. de S. Denys, XIIe s.) et Ste Geneviève 117 (Ant. S. Michel de Beauvais, XIIIe s.).[↩]