A L’ÂGE DE QUATRE ANS,
je faillis périr par la malice du démon et par la mienne. J’ai toujours eu un extrême penchant à la friandise. J’avais remarqué dans le cabinet de mon père une petite fiole qui contenait de l’encre verte, et je me sentis saisi pendant plusieurs jours d’un ardent désir d’en savourer le contenu. Un dimanche, mes parents étant allés à la grand-messe, je profitai d’un moment où la bonne qui était restée pour me garder avait disparu, je montai sur une chaise et je saisis la fiole. La déboucher et avaler le liquide fut l’affaire d’un instant. Une force aveugle, ou plutôt une impulsion diabolique me poussait et si le goût de la liqueur verte n’avait pas été détestable, j’aurais tout absorbé.
Je ne tardai pas à ressentir les effets de ce breuvage malfaisant, et avant même que mes parents fussent rentrés de la messe, j’avais vomi plusieurs fois. Malgré les efforts que je faisais pour dissimuler à ma bonne l’état dans lequel j’étais, elle finit par constater que quelque mal subit et très grave m’avait saisi. Au retour de mes parents, elle leur raconta ce qu’elle avait remarqué, et interrogé par eux, j’avouai tout, leur disant naïvement que si la fiole eût été bonne je l’aurais toute bue. En leur parlant, j’avais des convulsions violentes, un malaise d’estomac affreux, et le goût de cette vilaine liqueur, qui est restée jusqu’à cette heure dans les souvenirs très présents de mon palais. Je vomis plusieurs fois devant mes parents, et les matières étaient d’une couleur verte qui attestait la terrible cause de l’accident.
Le médecin fut appelé en hâte. Il déclara que j’étais empoisonné ; et aux symptômes ainsi qu’à l’inspection de la liqueur, il reconnut que l’encre contenue dans la fiole avait une base d’oxyde de cuivre. […] Il résolut de me traiter simplement avec du lait. J’en avalai plusieurs bols, à la condition que l’on mettrait au fond de chacun un gros morceau de sucre. A peine avais-je absorbé chaque dose que ce lait revenait par un vomissement, tout caillé et tout vert. A la longue cependant, cette couleur maudite pâlissait, annonçant la diminution du principe vénéneux. Enfin, vers deux ou trois heures de l’après-midi, je ne vomissais plus ; mais j’étais brisé. La nuit me remit un peu. Le lendemain, on me fit prendre je ne sais quel sirop très onctueux qui me remit entièrement l’estomac.
A L’ÂGE DE SIX A SEPT ANS,
la lecture était devenue pour moi une passion. Je lisais tout ce que je rencontrais ; mais il ne tombait sous ma main que des livres pieux. Dès que je fus en état de témoigner en parole ce que je voulais devenir un jour, je me mis à dire que je voulais être prêtre. La vue des prêtres me produisait un effet surprenant ; je ne voyais point en eux des hommes comme les autres. Les cérémonies et les chants de la liturgie avaient sur moi un effet extraordinaire, et je me sentais porté à les reproduire. Dès l’âge de cinq à six ans, je disais la Messe, je chantais les vêpres, je faisais des processions et même des enterrements, et je continuai sous une forme ou sous une autre ces essais liturgiques jusqu’à l’âge de douze ans environ. Vers l’âge de dix ans, il me tomba entre les mains un missel ; je pus le feuilleter pendant plusieurs jours. Je ne saurais dire ma joie de tenir dans mes mains et de feuilleter ce livre mystérieux que jusqu’alors je n’avais vu que de loin sur l’autel.
On lisait tous les jours chez mes parents la vie du saint. C’était dans le recueil de Mésanguy. J’écoutais cette lecture avec avidité, je relisais ensuite souvent. Ce qui me frappait le plus, c’était les actes des martyrs ; je pleurais beaucoup en les entendant. Les vies des solitaires de l’Orient me faisaient aussi beaucoup d’impression. Souvent je me laissais aller à des rêveries à ce sujet. Je cherchais mon désert sur des rochers coupés de verdure et d’un aspect très pittoresque qui ont été gâtés depuis par ce que l’on appelle les folies-vielle. Souvent aussi je pensais m’établir sur la Poulie de Solesmes dont les pointes de roche et les accidents de terrain me tentaient beaucoup. je voulais être avec quelques livres que je comptais lire lentement ; ce qui n’était pas mon défaut ordinaire. Quant au monastère de Solesmes en lui-même, je ne fis jamais de rêves à son endroit. C’était une solitude que je cherchais, et non pas des bâtiments. On m’avait mené de bonne heure voir les saints ; j’étais heureux quand j’y retournais. Toutes ces statues me faisaient une vive impression ; mais jamais aucun pressentiment ne se fit sentir en moi, que je dusse un jour habiter l’ancien prieuré des Bénédictins.
DÉCOUVERTES ET PERPLEXITÉ
Mes lectures profanes étaient Robinson Crusoë, Télémaque, les Veillées du château de madame de Genlis, Don Quichotte, les œuvres de Florian, etc. ; mais mon attrait me reportait toujours de préférence vers les choses de la religion. J’éprouvais surtout un grand attrait pour un volume dépareillé de la Bible de Sacy contenant l’Exode et le Lévitique : je le lisais et le relisais sans cesse. Entre huit ou neuf ans, il me tomba entre les mains pour quelques instants un volume du Génie du Christianisme. L’impression que me firent les pages que j’en lus ne s’est jamais effacée. C’est le passage où Chateaubriand
décrit les funérailles du villageois. Le livre me fut aussitôt enlevé ; mais je sentis instinctivement que nul auteur ne devait agir si puissamment sur moi, s’il m’était donné de le lire avec suite.
Je commençai à huit ans l’étude du latin. Je n’y réussissais pas mal ; mais une certaine paresse et mes lectures m’empêchaient de faire tout le progrès qui m’eût été possible. Bientôt il me fallut aller au catéchisme. C’était celui de l’Empire que l’on nous enseignait, avec sa grande leçon sur Napoléon, pour laquelle une fois je méritai l’image que l’on donnait à celui qui la récitait sans faute. Au reste, tout était rempli alors de Napoléon et de la guerre. […] Jusqu’en 1813 j’ignorai que le Pape fût en captivité ; on n’en parlait jamais chez mes parents, moins encore
à l’église. Ce fut un vicaire de Sablé (l’abbé Poirier) qui lâcha un jour le mot devant moi. Quand il fut parti, je voulus interroger : on me ferma vite la bouche ; mais mon impression fut très vive, et d’autant plus que j’avais toujours entendu dire que le Pape résidait à Rome. J’avais peu auparavant entendu lire en chaire un mandement qui contenait le fameux concordat de 1813 (Traité de Fontainebleau), et annonçait la paix de l’Église, et je ne m’étais pas rendu compte du peu de contentement que semblaient en éprouver les prêtres, ni de certaines paroles peu rassurantes, quoique très générales, qu’avait dites mon père à ce sujet. Tout cela intriguait plus ou moins mon catholicisme de sept ans.
PREMIÈRE
COMMUNION
L’époque de ma première communion arriva. Je la fis à onze ans, en 1816. L’impression en fut très grande sur moi, mais le résultat médiocre. L’esprit de Mésanguy dans la vie des saints, plusieurs livres de piété janséniste que j’avais lus, n’avaient pas contribué à former en moi une piété bien expansive, et d’ailleurs me sentant attiré sans aucun effort vers les choses religieuses, je n’avais presque rien fait pour la piété. Je me contentais aisément de cette foi vive par laquelle Dieu m’entraînait, et qui me portait peu aux œuvres parce que celles-ci m’auraient coûté. Je ne profitai donc guère de ma première communion.
CE FUT EN CETTE
ANNÉE DE QUATRIÈME
que je pus enfin lire le Génie du Christianisme. Cette lecture produisit un effet immense sur moi en hâtant le développement du sens poétique dans les choses de la religion. J’en étais en travail, malgré mes lectures antérieures, et je n’étais pas en mesure de juger Chateaubriand chez lequel j’admirais tout. Nonobstant, le résultat fut précieux.
Tout cela au reste ne me rendait pas pieux ; mais je m’attachais à ma foi, et je tenais toujours à ma résolution d’être prêtre ; bien que je n’en parlasse jamais à personne. J’avais des amitiés très vives, en petit nombre ;
mais dans l’intimité, nous parlions sans cesse de religion, et je m’efforçais de faire partager à mes intimes mon enthousiasme pour le Génie du Christianisme.
AU SÉMINAIRE
Tout mon édifice gallicano-janséniste ne tombait que pièce par pièce. Les yeux du cœur dont parle saint Paul ne m’étaient pas ouverts, et par un phénomène étrange ma nature plus poétique que rationnelle ne savait pas s’élever au surnaturel autrement que par le devoir de la foi. Ce fut alors que la très miséricordieuse et très compatissante reine Marie mère de Dieu vint à mon aide d’une manière aussi triomphante qu’inattendue. Le 8 décembre 1823, je faisais le matin ma méditation avec la communauté, et j’avais abordé mon sujet (le mystère du jour) avec mes vues rationalistes comme à l’ordinaire ; mais voici qu’insensiblement je me sens entraîné à croire Marie immaculée dans sa conception ; la spéculation et le sentiment s’unissent sans effort sur ce mystère, j’éprouve une joie douce dans mon acquiescement ; aucun transport, mais une douce paix avec une conviction sincère. Marie avait daigné me transformer de ses mains bénies, sans secousse, sans enthousiasme ; c’était une nature qui disparaissait pour faire place à une autre. Ma première atteinte de vocation pour l’ordre de saint Benoît me vint cette année ou au plus tard la suivante. Je sentais un besoin ardent d’étudier la science ecclésiastique dans ses sources, les beaux in-folio publiés par les pères de la Congrégation de Saint-Maur me faisaient venir l’eau à la bouche. D’autre part, M. l’abbé Heurtebize me parlait souvent des bénédictins de l’abbaye d’Évron. Il avait été élevé par dom Barbier, dernier prieur de ce monastère, ami de dom Verneuil qui avait compté sur lui pour le rétablissement de la Congrégation. Ses conversations me faisaient la plus vive impression et comprenant parfaitement que, dans le clergé séculier, je ne trouverais pas les moyens de me livrer aux sciences ecclésiastiques, j’en vins à désirer de me faire bénédictin, et je m’en ouvris à M. Heurtebize qui se plaisait à cette idée et finissait par m’avouer qu’il serait assez disposé à m’imiter. Nous ne voyions d’autre moyen que de partir pour le Mont-Cassin, puisqu’il n’y avait plus de bénédictins en France ; car pour ce qui est d’une fondation dans notre pays, la pensée ne nous en venait même pas. Ce sujet d’entretiens était très fréquent entre nous ; mais Dieu seul savait ce qui en devait advenir.
ORDINATION
Je fus ordonné dans la chapelle de l’archevêché de Tours, à la Messe basse du prélat. Il était assisté de M. l’abbé Dufêtre, vicaire général, depuis évêque de Nevers, et de M. David, membre de la Congrégation de Picpus, supérieur du séminaire, ayant chacun un pontifical à la main. L’ordination étant commencée, j’en suivais avec recueillement toutes les formules qui m’étaient très familières. Après les Litanies, je m’aperçus que l’évêque ne m’imposait pas les mains, ni les prêtres qui étaient présents, mais qu’il avait passé directement à l’allocution : Oremus, fratres carissimi, Deum Patrem omnipotentem, et que ni lui, ni les prêtres ne tenaient la main droite sur moi. Inquiet au dernier point de cette omission qui allait rendre douteuse mon ordination, je crus devoir réclamer : « Monseigneur, dis-je à l’archevêque, vous omettez l’imposition des mains. » Surpris de cette interpellation d’un ordinand le prélat me répond : « Monsieur l’abbé, on pense à tout, occupez-vous de vous-même » ; puis il continue à lire la formule comme si de rien n’était, toujours sans imposition des mains. J’insiste de nouveau, et enfin les deux prêtres lisant plus attentivement la rubrique qui précède l’allocution, avertissent l’archevêque qui me dit naïvement : »Vous avez raison ; je vous demande pardon. » Aussitôt il s’avance vers moi, m’impose les mains, et les prêtres après lui. Dieu me fit la grâce de n’être pas troublé par cet incident qui pouvait me susciter des inquiétudes pour ma vie entière. L’ordination se poursuivit et s’acheva dans un grand recueillement de ma part, et j’y sentis Dieu qui m’imprimait à ce moment l’auguste caractère du Prêtre éternel.