Dom Guéranger et la Visitation du Mans

DOM GUÉRANGER
ET LA VISITATION
DU MANS

 

Conférence donnée le 4 août 1968

à l’Assemblée générale de l’Association

« Les Amis de Solesmes »

par Dom Léon Robert

 

Cum permissu Superiorum

    Mon Révérendissime Père, Mesdames, Messieurs,

    Il suffit d’entrer dans la très belle église de l’ancienne Visitation, dont s’enorgueillit la ville du Mans, pour se rendre compte de la considération dont jouissait jadis la communauté des Visitandines. Tout auprès s’élèvent les vastes bâtiments de leur monastère, devenus aujourd’hui le palais de justice, témoignage d’une communauté riche, nombreuse, bénéficiant de la protection des plus hauts personnages de la. province. – Mais, on le sait, si les constructions subsistent, depuis la Révolution, les Visitandines, ne sont plus là. Après des vexations et des perquisitions sans cesse renaissantes, les quarante religieuses furent spoliées, expulsées, et, en 1792, conduites en prison entre deux haies de populace qui les couvrait de huées, leur jetait des pierres et de la boue : et pendant deux ans, elles furent maintenues dans une étroite et pénible captivité !

    Heureusement, la très honorée Mère Supérieure, Éléonore de Montesson, se montra digne de sa charge. Avec un courage, une intelligence, une patience admirables, elle sut soutenir le poids de la persécution et donner à toutes les Sœurs l’exemple d’une foi héroïque et sans défaillance. Toutes étaient prêtes au martyre, et ne cachaient pas leur joie dans les privations et les souffrances de toutes sortes. Elles traversèrent la Terreur toutes ensemble, sauf une sœur, de faible santé qui mourut. Elles ne recouvrèrent la liberté qu’en 1794.

    Hélas ! Elles ne retrouvèrent pas la paix pour cela. De plus redoutables épreuves les attendaient qui, cette fois, furent décisives. Le clergé manceau s’était divisé au sujet du Concordat, et les Visitandines sollicitées par quelques prêtres influents, se divisèrent à leur tour, et ne purent retrouver l’union qui avait jadis fait leur force. Les unes formèrent deux groupes qui restèrent au Mans, d’autres cherchèrent hors du diocèse des communautés plus unies. Cette dispersion fut fatale à la Visitation du Mans dont l’histoire semblait bien achevée.

    Et pourtant, contre tout espoir, elle retrouva la vie. La Visitation de Blois, persécutée et spoliée comme toutes les autres, avait gardé sa cohésion, mais ne pouvait retrouver son couvent. Après de longues recherches, elle trouva enfin au Mans un accueil favorable. Le domaine de Maupertuis, alors dans la banlieue de la ville, lui fut cédé à bon prix par l’abbé de Moncey, et c’est là que résident aujourd’hui encore, les religieuses de Blois devenues mancelles. Elles recueillirent quelques-unes de leurs sueurs de l’ancienne Visitation du Mans, qui leur transmirent ce qu’elles avaient pu sauver de l’héritage de leur communauté défunte, – et l’histoire reprit son cours.

    La Supérieure, la Révérende Mère Madeleine de Chantal-Clanchy put installer ses filles dans la nouvelle résidence en 1822. Mais, à cette date, il s’en fallait encore de beaucoup que le monastère fût complètement bâti. De longues années de démarches, de quêtes, de patience et de soucis furent nécessaires pour venir à bout de toutes les difficultés. Le temps de l’abondance et de la richesse était loin. Et notamment on dut se contenter longtemps d’une chapelle provisoire, dont la pauvreté faisait triste contraste avec l’église du temps de Louis XIV. Toutefois, elle avait un caractère d’intimité, de recueillement, d’humilité qu’apprécièrent vite les personnes pieuses de la ville. Elles prirent l’habitude de venir y prier. Prêtres et fidèles s’y retrouvaient avec plaisir. Et parmi eux, on put remarquer bientôt un jeune séminariste qui aimait s’agenouiller et se recueillir en de longues oraisons dans cette petite chapelle. Il allait jouer un rôle considérable dans l’histoire de la communauté, et, à son insu, Dieu l’y préparait en l’amenant à prier en union avec les moniales.

* *

    On dut l’y voir dès 1822.

    C’était alors un tout jeune homme, auquel on n’aurait même pas donné son âge de 18 ans, mais qui paraissait plein d’assurance et de dignité, plein de zèle aussi et débordant du désir de perfection sacerdotale et religieuse. Il se nommait Prosper Guéranger et était le cinquième enfant de l’instituteur qui avait rétabli à Sablé l’école détruite par la Révolution. On a remarqué que cette école était logée dans l’ancien couvent des Élisabethines, puis transférée dans l’ancien collège qui avait été la propriété des bénédictins de Solesmes. Faut-il voir là une indication providentielle ? Il est sûr que, très tôt, Prosper montra une vive inclination pour la vie religieuse, et l’on sait par son propre témoignage, qu’il prenait plaisir, dès sa septième année, à lire la vie des Pères du désert.

    Son père, bientôt apprécié par sa science et ses dons pédagogiques, fut enfin nommé au collège du Mans. Prosper l’y suivit, et comme sa vocation devenait évidente, il entra en 1822 au petit séminaire. Selon la coutume de l’époque, il reçut aussitôt la soutane, et ce signe de son appartenance à l’Église et au Seigneur, lui fit éprouver une très grande joie, et plus encore, car il reconnaît en avoir conçu une vanité juvénile : « J’étais très fier de ma soutane à longue queue, de mon surplis aux ailes plissées élastiquement, de mon bonnet avec son énorme et pesante houppe : j’étais un des élégants du séminaire, et j’avais bien soin de remonter sous mes bras ma large ceinture à vaste frange ! » On reconnaît ici la barrette pyramidale à énorme pompon chère à la vieille Église gallicane, ainsi que le surplis aux fausses et longues manches, copieusement amidonnées et plissées en accordéon.

    Alors passionné de lecture, doué d’ailleurs d’une intelligence ouverte et vive, et disposant d’une mémoire infaillible, ses études avaient été menées très rapidement. C’est aussi dès cette année 1822 que sa vie spirituelle s’approfondit et qu’il éprouva les premières expériences mystiques qui vont jalonner sa jeunesse cléricale. La première eut lieu au cours de sa méditation quotidienne : son cœur s’ouvrit soudain à une forte et douce impression, toute surnaturelle, qui lui fit expérimenter d’une manière émouvante « que le Seigneur est bon ! » Cette transformation de sa charité fut le premier pas vers une vie nouvelle, toute dégagée du monde et toute donnée à Dieu.

    En ville, le besoin de prier ne le quitte plus. Il aime s’arrêter dans les chapelles des couvents : chez les Dames du Sacré-Cœur, où, plus tard il ira habituellement célébrer sa Messe, et surtout chez les Visitandines, religieuses qu’il aime, parce qu’elles sont adonnées à la vie contemplative, parce qu’elles ont vaillamment confessé la foi pendant les persécutions, et plus encore peut-être, à cause des grâces de choix dont le Sacré-Cœur les a favorisées : car il était très dévot au Cœur Sacré de Jésus.

    C’était une dévotion qui avait encore à cette époque l’attrait de la nouveauté. Bien que datant de la fin du XVIIe siècle, elle s’était lentement propagée au cours du XVIIIe et avait atteint sa plénitude au cours de la Révolution : on se souvient que la Vendée se souleva sous le signe du Sacré-Cœur, et que le roi martyr lui avait consacré la France. Or cette dévotion avait pour origine les révélations d’une Visitandine, Sœur Marguerite-Marie, du couvent de Paray-le-Monial, qui, à la requête même du Seigneur, lui avait donné ce caractère d’expiation et de réparation si nécessaire de nos jours. Et depuis qu’il goûtait combien le Seigneur est bon, peu à peu, l’abbé Guéranger se prit à l’honorer et le prier de préférence sous le symbole de son Sacré-Cœur. Dans la ville, quel lieu pouvait-il trouver qui fût plus favorable à cette dévotion que la chapelle des Visitandines ? Et le Seigneur, qui l’y invitait, lui ouvrit, dans ce sanctuaire intime et recueilli, le cœur pour la seconde fois.

    Le Jeudi Saint 27 mars 1823, priant dans la chapelle, il éprouva soudain le sentiment que le Seigneur le pressait d’une manière mystérieuse à se donner à lui plus totalement encore. Il n’a malheureusement jamais fait aucune confidence sur ce grand événement. Simplement, dans une courte phrase de son autobiographie, il nous révèle qu’il se consacra, ce jour-là, à jamais, au Sacré-Cœur. Cette consécration eut une influence profonde dans toute sa vie. Elle est à la source du culte qu’il voua désormais au Seigneur sous le symbole de son Cœur, et qui se traduira plus tard par les diverses prescriptions liturgiques qu’il introduira dans les usages et la piété des moines de Solesmes. Il se confiera toujours à Dieu au souvenir de l’abandon qu’il lui avait fait de sa personne et de sa vie, et ce lui sera une force dans les pires épreuves. Il éprouvera aussi toujours un charme particulier à raviver dans la chapelle du couvent, son acte de consécration. Et l’on peut aussi penser que, sans le savoir, les prières des Visitandines ont dû être pour quelque chose dans cette effusion de grâces qui renouvela le cœur du jeune séminariste : premier pas vers une amitié surnaturelle qui, dans quelques années, unira les deux communautés de la Visitation et de Solesmes.

    L’abbé Guéranger cependant se rendait compte qu’il lui manquait encore la satisfaction d’un désir pour atteindre à la plénitude de sa vie spirituelle. Il y avait comme une anomalie dans sa formation mystique. Car c’est une sorte de loi surnaturelle que l’on ne parvienne à Jésus que conduit par Marie. Ce fut le contraire pour lui : c’est Jésus qui lui révéla sa mère. A la fin de cette même année 1823, de nouveau, au séminaire, au cours de la méditation du matin, le 8 décembre, le privilège magnifique de la Conception immaculée, gloire de Notre Dame, encore discutée chez les théologiens, s’imposa à lui dans une effusion de lumière, comme une vérité révélée. Et une tendre piété filiale inonda son cœur.

    C’est peu après que, pour la première fois, la pensée qu’il pourrait être religieux contemplatif, et moine, et bénédictin, lui vint à l’esprit. Il n’a pourtant encore aucune idée de la manière dont pourrait se réaliser cette vocation. Mais, se sentant désormais l’enfant de Jésus et de sa Mère, il ne s’inquiète plus de l’avenir : il se laissera guider dans l’ignorance de sa vraie vocation pendant de longues années, sûr que Dieu l’appellera au moment choisi par lui.

    Le Seigneur va en effet longuement éprouver son obéissance et sa fidélité. Au cours de 1824, le surmenage le force à interrompre complètement ses études. Il ne retrouva qu’en mai 1825 la possibilité de reprendre son travail, et encore avec modération. Cependant, sa formation cléricale s’achève. Il est remarqué par son évêque Mgr de la Myre-Mory qui en 1826 se l’attache comme secrétaire particulier. Bien mieux alors que l’abbé Guéranger n’est pas encore prêtre, il le nomme chanoine par anticipation : le voilà engagé dans le clergé séculier !

    C’est aussi vers cette époque-là que le futur Abbé de Solesmes inaugure un ministère qui sera celui qui le mettra personnellement en relation avec les Visitandines : la prédication. Ses débuts furent hésitants. Il n’était encore que sous-diacre, quand Mgr de la Myre le fit prêcher chez les Dames du Sacré-Cœur. Un peu ému, il se troubla et dut terminer en lisant ses notes ! Mais quelques semaines plus tard, prêchant à l’improviste à Ardenay, il se lança bravement dans une improvisation qui fit pleurer son auditoire. Désormais, non seulement la prédication n’offrit plus de difficultés pour lui, mais il devint rapidement un maître dans l’art oratoire.

    L’occasion cependant lui manquait de s’affirmer. Ordonné prêtre le 7 octobre 1828, dès le mois d’avril suivant, il quitte le Mans, pour n’y reparaître qu’à de rares intervalles. Il accompagne son évêque vieux et malade soit aux eaux de Bourbonne, soit simplement à la recherche d’un bon repos dans sa famille, dans des Communautés religieuses ou chez des amis. Il est souvent à Paris, où l’abbé Guéranger noue des relations fructueuses dans le haut clergé et dans la société aristocratique. Il pousse ses études spéciales, grâce aux grandes bibliothèques de la capitale. Il se lie au groupe que dirige Lamennais. Et lorsque meurt Mgr de la Myre, en septembre [1829], le jeune chanoine devenu libre, se fixe à Paris, où il trouve une situation de vicaire dans une paroisse [celle des Missions Étrangères] : il semble bien désormais perdu pour Le Mans et pour la vie contemplative.

    Il retourna cependant au Mans en juillet 1830 pour y prendre quelques vacances chez son père : et, là, il est surpris par la Révolution qui bouleversa sa vie. Il songe bien un moment à retourner à Paris, mais les séjours qu’il y fait le déçoivent. Il comprend que son intérêt est de rester dans son diocèse. On ne lui donne d’ailleurs aucune fonction définie. Il prépare la publication d’un ouvrage, il a pouvoir de confesser, et surtout de prêcher dans tout le diocèse : et c’est vraiment ce qui lui convient à ce moment. Très vite, sa réputation s’établit. Il est connu comme capable de prêcher sans préparation sur n’importe quel pieux sujet, et de toucher le cœur des fidèles. De toutes parts on le demande. Il prêche à la cathédrale, dans les paroisses du Mans et des environs, et bientôt dans les chapelles des couvents de religieuses. Chez les Dames du Sacré-Cœur, il donne chaque dimanche un petit sermon aux jeunes filles du pensionnat. Enfin, il prêche à la Visitation. Les moniales qui entendaient vanter l’éloquence doctrinale, affective, pieuse du jeune prédicateur, désiraient vivement le connaître personnellement. Elles ne furent pas déçues et elles rechercheront bientôt cette parole qui répondait si bien à leurs désirs.

    Ces premiers contacts cependant ne pouvaient laisser augurer ce que seraient dans la suite, les affectueuses relations de Dom Guéranger avec les Visitandines. Dom Guéranger lui-même a fait connaître la date à laquelle naquit leur intimité. Le 29 janvier 1832, les moniales l’avaient invité à prêcher chez elles le panégyrique de saint François de Sales, leur fondateur. Choix flatteur pour lui, mais épreuve décisive : c’était le morceau de grande éloquence que l’on attendait, dans une chapelle où devait se presser une élite de fidèles. Mais, pour un prédicateur qui s’était jadis imposé aux grands auditoires parisiens, il n’y avait rien là de redoutable. Le succès fut complet. « Je prononçai, raconta plus tard l’abbé de Solesmes, un discours qui plut aux religieuses et ouvrit pour moi, avec elles, des relations qui se sont resserrées toujours davantage et ont produit les plus heureux fruits. »

    Et désormais, l’histoire de la Visitation du Mans va être étroitement mêlée à celle du monastère de Solesmes.

* *

    Dans les mois qui suivirent, de graves événements allaient décider de questions qui importaient beaucoup à la Visitation et plus encore à l’abbé Guéranger. Les religieuses étaient sans aumônier : il fallait leur en donner un qui leur fut agréable. L’évêché leur en présenta deux au choix : l’abbé Boulangé, un grand ami de l’abbé Guéranger, et l’abbé Guéranger lui-même. En juillet, les Visitandines firent connaître leur décision. Bien qu’elles eussent aimé avoir le futur Abbé de Solesmes, elles l’écartaient, car « il faisait trop de politique, il était malicieux et surtout il avait l’air trop jeune ». Elles savaient que l’abbé Boulangé était plus jeune encore, mais il le paraissait moins. La « politique » à laquelle il est fait ici allusion, était celle de Lamennais et de « l’Avenir », mouvement compromettant. Et quant à la « malice », elle n’était que trop certaine chez le jeune abbé, dont la gaieté primesautière et les réparties à l’emporte-pièce et pleines d’esprit étaient déjà célèbres. Ainsi Dieu se servait de la prudence des religieuses pour exécuter ses desseins sur le futur restaurateur de l’Ordre de saint Benoît.

    Au reste, l’abbé Guéranger en eut parfaitement conscience, et vit dans son échec un signe de la Providence pour fixer définitivement sa vocation monastique. Jusqu’alors elle avait été indécise. L’évêché, en la personne du vicaire général, le chanoine Bouvier, ne l’encourageait pas et même combattait ce projet qu’il estimait chimérique. On désirait garder ce jeune prêtre d’avenir dans le clergé diocésain, et on avait escompté que la Visitation le désignant pour aumônier, le fixerait au Mans. Mais désormais cette voie était fermée pour un temps plus ou moins long. L’abbé Guéranger était libre. Sa résolution de relever l’Ordre bénédictin devint irrévocable ; et il allait, avec ténacité, la mener à bien malgré tous les obstacles.

    Parmi les amitiés les plus fidèles et les plus efficaces pour l’aider dans son œuvre, se trouve, au premier rang, la communauté de la Visitation. Et ici, il faut relever une attention délicate de la Providence. L’abbé Boulangé avait d’abord eu l’idée de se joindre à la fondation bénédictine de son ami. Mais la situation de sa famille éprouvée le retint dans le monde. Sa nomination d’aumônier lui convenait donc, et parmi les obligations qu’elle comportait, se trouvait celle, qui lui plût extrêmement, de servir de trait d’union entre les moniales visitandines et les futurs moines bénédictins. Jusqu’à la fin de sa vie, il réalisa à sa perfection ce rôle d’intermédiaire affectueux, tenant au courant les religieuses des efforts de l’abbé Guéranger pour acquérir le prieuré de Solesmes, puis pour y réunir ses moines et organiser la vie conventuelle. Et il invitait le plus souvent possible l’Abbé à venir présider des cérémonies, dire la Messe ou donner des Saluts dans la chapelle de la Visitation, et surtout y prêcher.

    Les Visitandines suivirent en effet avec un intérêt plein de dévouement toutes les démarches entreprises pour l’achat du prieuré de Solesmes, et le recrutement des premiers novices. Les plus anciennes, sans doute, revivaient les travaux, les épreuves, les joies aussi, de la restauration de leur propre couvent. Elles, cependant, avaient eu moins de difficultés, car il ne leur avait manqué qu’une maison. L’abbé Guéranger devait trouver et la maison et ses habitants. C’était une entreprise qui exigeait plus que de l’habileté, il fallait une foi profonde, inébranlable, héroïque. Aussi, les Visitandines s’efforcèrent d’y participer de toutes manières, afin d’avoir part, en quelque mesure, aux mérites du fondateur.

    Naturellement, c’est surtout par la prière qu’elles espéraient, à juste titre, rendre à l’abbé Guéranger les plus grands services. Elles offraient, lit-on dans leurs Annales, beaucoup de communions et multipliaient les neuvaines à ses grandes intentions. Elles s’adressaient plus volontiers à Notre-Dame de la Victoire, dont elles avaient, depuis près de deux siècles une statue miraculeuse, qui leur avait valu déjà de précieuses grâces temporelles, et qui deviendra vite l’objet d’une dévotion spéciale de Dom Guéranger.

    L’efficacité de ces prières parut d’une manière émouvante quand vint le moment de louer le prieuré de Solesmes, alors que l’on manquait de la somme nécessaire. Il faut lire à ce sujet l’autobiographie de l’Abbé de Solesmes : « L’œuvre avait besoin d’un secours temporel à bref délai. Il fut convenu avec Madame de Clanchy que sa communauté ferait une neuvaine à la Très Sainte Vierge pour obtenir sa protection. La neuvaine devait commencer le 7 décembre et finir le 15, jour octave de l’Immaculée Conception, de ce mystère pour lequel Marie elle-même m’avait inspiré un jour foi et confiance. Or, dans les premiers jours de cette neuvaine, j’étais en prière dans la chapelle de la Visitation. Je fus sollicité intérieurement de consacrer l’œuvre du rétablissement des Bénédictins en France au Sacré-Cœur de Jésus, auquel je m’étais moi-même consacré dans la chapelle de ce monastère le Jeudi Saint en 1823. Je fis vœu de demander à l’évêque la faveur d’un salut du Très Saint Sacrement en l’honneur du Sacré-Cœur le premier vendredi de chaque mois, quand nous serions établis, et d’ériger un autel du Sacré-Cœur dans l’église, si, après trois ans, à partir du jour de l’installation, nous étions en mesure de continuer l’œuvre !… »

    Le vœu fut agréé, et au cours de la neuvaine, deux généreuses bienfaitrices, les demoiselles Cosnard de Sablé, donnèrent les 6000 francs nécessaires pour louer le prieuré. Le bail fut signé chez elles le 14 décembre : le lendemain était le jour octave de l’Immaculée Conception et le dernier jour de la neuvaine. On était à la fin de 1832, on avait triomphé des plus grands obstacles, et l’on pouvait espérer l’inauguration de la vie bénédictine dans le courant de l’année suivante !

    Toutefois, il restait encore à réaliser l’aménagement et le ameublement du prieuré : église et sacristie, chapitre, bibliothèque, réfectoire et cuisine, dortoirs et parloirs, sans compter la révision du toit et de l’architecture : il y avait du travail pour des mois. La Visitation ne fut pas la dernière à venir au secours du futur Abbé. Parmi les dons qu’elle fit parvenir à Solesmes, on relève une chasuble avec du linge d’église, un ornement blanc, un grand ciboire d’argent, un ornement rouge, un missel d’autel. Elle envoya aussi des livres pour la bibliothèque. Et cet appoint permit de fixer la date de l’installation au 11 juillet, fête de la Translation en France des reliques de saint Benoît.

    Ce n’est pas ici le lieu de donner une fois encore le récit de l’inauguration de la vie monastique à Solesmes, comment l’abbé Guéranger avec quatre compagnons avait pris possession des stalles du chœur, cependant que quelques ecclésiastiques du voisinage et un petit nombre d’amis s’étaient groupés dans la nef. L’évêché avait in extremis envoyé un dignitaire pour assurer à la fondation le bienfait d’une installation canonique. Rien de solennel, rien de grand. Dans le diocèse l’événement passa inaperçu. – Mais à la Visitation du moins, il en alla bien autrement, et c’est avec un attendrissement plein de joie et d’espérance que les moniales écoutèrent le récit de cette journée dont seules sans doute, elles perçurent la grandeur cachée.

    La Révérende Mère Supérieure avait en effet envoyé à Solesmes une tourière : sœur Jeanne Françoise, qui assista à cette inauguration à laquelle les Visitandines avait eu tant de part. Et de plus Dom Guéranger, dès le 17 juillet, écrivit lui-même une courte lettre, dont l’enthousiasme rendait bien l’atmosphère des premières journées de la vie conventuelle du prieuré renaissant : ***« …Déjà nous ressentons les effets de vos bonnes prières. Notre maison, qui n’a pas encore huit jours d’existence comme communauté, est bientôt toute faite à la Règle. Dans un mois, si Dieu continue de nous bénir, il semblera que nous sommes religieux depuis vingt ans ! » En témoignage de sa gratitude pour l’aide puissante de la prière fraternelle des Visitandines, il ajoutait cette résolution : ***« Nous prierons pour votre maison tous les jours, et nous continuerons tant qu’il plaira à Dieu de laisser notre autel debout. Nous comptons sur votre souvenir devant Dieu, et je vous réitère de grand cœur, la promesse de ne jamais faire au Mans un séjour de quelque durée sans aller vous voir, et même sans vous annoncer la divine parole toutes les fois que vous en émettrez le désir. ». – Il tiendra parole.

    Dans ce court billet, le restaurateur de l’Ordre bénédictin en France se révèle tout entier. Il avait en Dieu une invincible confiance, un optimisme surnaturel qui résistait à tout. C’est lui et lui seul, qui a soutenu durant les premières années le moral de ses disciples, si souvent inquiets au sujet de l’avenir de la fondation. Et cela était grandement nécessaire, car on ne faisait que commencer, et l’on n’osait envisager toutes les démarches et tous les travaux qui restaient à mener à bien pour assurer simplement la vie quotidienne des moines. Le mot de folie venait spontanément à la pensée. Tout était précaire, le temporel comme la situation canonique.

    Ce dernier point de vue retenait l’attention de l’abbé Guéranger : il lui paraissait indispensable d’obtenir le plus tôt possible une approbation romaine, afin de mettre le petit monastère, si faible encore, à l’abri de la protection indiscrète d’un évêque qui n’admettait pas le privilège de l’exemption monastique et se considérait comme le seul supérieur des religieux de son diocèse. Cela risquait de déformer dès l’origine l’authentique vie bénédictine que l’abbé Guéranger voulait organiser à Solesmes. Heureusement, le recrutement, grâce à Dieu, fut si rapide que, dès le début de 1835, un « décret laudatif » pouvait être sollicité du Saint-Siège.

    C’était pourtant quelque peu téméraire, après un aussi court temps de probation. Rome n’a pas l’habitude de se presser dans ces sortes de négociations, et le passé du jeune supérieur qui avait été disciple de Lamennais, ne devait pas faciliter les choses. Aussi bien, l’abbé Guéranger recourut à ses alliées habituelles, auxquelles il adjoignit les Carmélites du Mans. Pendant dix mois, les religieuses se montrèrent d’un dévouement infatigable. Elles prièrent tous les jours à cette intention, offrirent à Dieu mille bonnes œuvres et des communions fréquentes. L’affaire de Solesmes était devenue leur affaire. Et Dieu, encore une fois exauça les moniales, en le manifestant par un signe qui les combla de joie. Car le décret laudatif fut accordé à Rome le 21 août 1835, jour de la fête de sainte Jeanne de Chantal, fondatrice de la Visitation et, ayant été oublié dans les bureaux de la Congrégation romaine, il ne fut remis à Solesmes que le 15 octobre, jour de la fête de sainte Thérèse, réformatrice du Carmel !

    Enfin, après deux ans encore, au cours desquels la communauté atteignit le nombre déjà respectable d’une quinzaine de moines, l’abbé Guéranger résolut audacieusement de demander à Rome l’érection en abbaye de sa maison et la restauration officielle de la Congrégation bénédictine de France ! Les difficultés étaient certes plus grandes que celles qu’il avait rencontrées en 1835. Mais de nouveau, il usa de son arme favorite : il mobilisa les prières des Visitandines et des Carmélites. A la veille de son départ pour Rome où il allait présenter sa requête au Souverain Pontife, il se rendit chez les unes le matin et le soir chez les autres. Il exposa les buts de son voyage et les obstacles inévitables à vaincre. En demandant le secours de leurs prières, il promit de son côté de célébrer souvent à Rome, dans les grands sanctuaires des Apôtres et des Saints qui leur étaient chers, la sainte Messe à toutes leurs intentions. Bien des religieuses lui en confièrent de personnelles. Puis il partit.

    Son séjour à Rome fut plus long qu’il ne l’avait prévu. Aux difficultés qui lui vinrent des hommes, se joignit une redoutable crise de choléra. Mais enfin, grâce aux prières de ses amies, le succès fut complet. De simple prêtre qu’il était jusqu’alors, il revint moine, Abbé et chef de Congrégation.

* *

    Voilà donc la communauté de Solesmes devenue adulte : elle a son Abbé, son église abbatiale, son cloître. Elle se rattache authentiquement aux bénédictins d’autrefois, car le Pape lui a donné l’héritage de Cluny et des anciennes Congrégations de Saint-Maur et de Saint-Vanne. Les Visitandines en éprouvent une très grande joie : n’est-ce pas un peu leur œuvre ? Elles se sentent une sorte de parenté spirituelle avec cette jeune communauté. Elles se disent les filles de Dom Guéranger et les sœurs de ses moines, et jamais les moines n’oublieront ce que les Visitandines du Mans ont été pour eux.

    Il était tout naturel que cette union des cœurs et des esprits se traduisît par une mise en commun des prières et des œuvres des deux communautés. L’initiative semble en être venue de la Visitation, et l’occasion en fut vraisemblablement une maladie du Père Abbé : une rechute du choléra dont il avait souffert à Rome et qui sembla mettre encore une fois sa vie en danger. Dès le début de 1838, elles proposèrent à Dom Guéranger l’érection canonique en bonne et due forme d’une étroite association de prières avec elles. Le document est daté du 12 janvier [1838], et ses dispositions principales ne laissent rien à désirer : « Nous venons vous prier d’agréer que nous formions avec toute votre sainte Congrégation le nœud d’une mutuelle communication de biens spirituels… Nous vous promettons et assurons que, pendant le cours de votre vie, vous aurez part à toutes les actions de religion, de piété, de pénitence, aux saints sacrifices, aux communions, aux divins offices, et généralement à tout le bien qui se fait, ou se fera, à l’avenir en ce monastère par le mouvement de l’Esprit de Dieu, par ceux de ses membres qui peuvent ou pourront être en d’autres monastères et par toutes les personnes qui nous sont associées. » Les Visitandines ajoutaient à ces dispositions générales deux touchantes clauses particulières : « Nous vous promettons, Nos très Révérends Pères, que notre communauté fera tous les ans une communion générale, au jour de sainte Scholastique [patronne de la ville du Mans] pour toute votre sainte Congrégation. Et lorsque nous recevrons la nouvelle de votre mort, nous aurons soin de demander au Seigneur qu’il vous donne une pleine et entière rémission de vos péchés et qu’il vous mette en possession du repos de ses saints. » Et la charte s’achève par une demande de réciprocité : « Vous voudrez bien nous rendre participantes des mérites de vos bonnes œuvres et vous souvenir de nous dans vos saintes prières. »

    Les moines, on s’en doute, accueillirent avec empressement ces fraternelles propositions. Dès le 16 janvier, Dom Guéranger réunissait les profès en séance capitulaire, qui, à l’unanimité octroyaient aux moniales du Mans l’association sollicitée. Les moines n’avaient pas à reprendre les promesses de communions, mais ils s’engagèrent à nommer pendant huit jours à l’office divin, dans les oraisons pour les défunts, les Visitandines décédées. Et de plus, reprenant les formules des religieuses, ils énuméraient les biens spirituels qu’ils s’engageaient à partager avec leur communauté : « Par la teneur des présentes, nous vous accordons, à vous toutes et à perpétuité, pleine communication, participation et association, à tous les suffrages, Messes, heures canoniales, prières, jeûnes, travaux, aumônes et autres biens et mérites que le Divin Amour daignera faire opérer par les moines de notre abbaye. » Et la charte fut signée le jour de la fête de sainte Scholastique [10 février 1838].

    Ainsi était établi un contact spirituel, invisible sans doute, mais réel et de tous les instants, entre les deux communautés, en ce monde et en l’autre. Et cela, évidemment, loin de dispenser des relations visibles, invitait au contraire à les favoriser. Aussi chaque fois que Dom Guéranger devait venir au Mans, il fallait que le temps lui fût bien strictement mesuré pour qu’il ne s’arrête pas un instant, comme il l’avait promis, au parloir de la Visitation, ou, le plus souvent à sa chapelle. Il aimait y célébrer la Messe. Les moniales, de leur côté lui demandaient instamment de prêcher chez elles les jours de fête, et nous savons en effet qu’il prononça pour elles les panégyriques de sainte Jeanne de Chantal, de saint François de Sales, de saint Joseph, de sainte Madeleine, de sainte Scholastique, des saints Anges et, plusieurs fois, de Notre Dame. C’est lui qui en 1863 ouvrit le mois de Marie. Il donna également l’allocution de circonstance à plusieurs professions de novices, et il prêcha les trois jours d’un triduum, en 1859, pour la béatification de la vénérable Marguerite-Marie. Bien plus, ayant à bénir le mariage de sa nièce, c’est dans la chapelle de la Visitation qu’il convia les fiancés !

    Dans leurs lettres à l’Abbé de Solesmes, les Sœurs ne tarissent pas de compliments et de remerciements : c’est une grande faveur que de l’entendre, c’est une grande consolation. Elles voudraient l’entendre tous les jours ! Nous savons, par la réputation de Dom Guéranger, que ces éloges n’avaient rien d’excessif. Son éloquence était à la fois doctrinale et nourrissait l’esprit, en même temps très affective, elle touchait les cœurs. Comme on aimerait la connaître dans sa fraîcheur : hélas ! un texte écrit ne peut rendre les nuances de la parole. Et puis Dom Guéranger écrivait rarement ses discours ; il prêchait d’habitude de l’abondance du cœur. Ce n’est que par exception que les Visitandines nous apprennent dans leurs lettres ou leurs Annales, le sujet traité à l’église ou au parloir, comme cette « délicieuse exhortation sur les deux arbres de vie que nous avons tant goûtée » ; ou l’instruction sur le culte des reliques de saints que les Visitandines aiment relire pour l’anniversaire des saints Félix et Innocent ; ou mieux ce sermon, peut-être prophétique, sur cette parole : « La gloire de cette maison, sera plus grande que la première… ! » C’était la dernière fois que l’Abbé de Solesmes prêchait dans l’église des Visitandines, qui, comprenant que c’était un adieu ont conservé pieusement ce « chant du cygne ». – Elles savaient cependant faire durer l’enseignement de Dom Guéranger par la lecture au réfectoire de son « Année liturgique ». Elles étaient à la longue devenues très exigeantes et avouaient ne plus pouvoir supporter d’autres maîtres que lui, sauf saint Bernard et, bien entendu leur père saint François de Sales.

    Elles ne s’intéressent d’ailleurs pas seulement à l’enseignement spirituel du Père Abbé de Solesmes. Elles savent qu’il est, à cette époque, le plus grand liturgiste de l’Église et l’un de ses meilleurs canonistes. Elles n’hésitent pas à lui poser mille questions, même sur des matières de minime importance. Que faire lors des « occurrences » ou des « concurrences » de certaines fêtes ? Faut-il donner une auréole aux images de la bienheureuse Marguerite Marie non encore canonisée ? Peut-on faire bénir de leur bénédiction privilégiée des médailles de saint Benoît qui ne portent pas l’effigie du saint ? Un jour, un Père jésuite offrit au couvent des reliques des « Quatre Couronnés ». Mais le reliquaire attribuait à ces quatre saints des noms différents de ceux du Martyrologe : qui croire ? Les grandes solennités liturgiques, peu fréquentes chez elles, leur posaient parfois des problèmes qui dépassaient de beaucoup leur compétence : en janvier 1856, Monseigneur leur ayant promis une Messe pontificale en rite romain et chant grégorien, elles se hâtèrent de demander à Solesmes deux moines versés dans les rubriques pour organiser la cérémonie.

    L’association des Visitandines et des Bénédictins dans des œuvres communes fut fréquente. L’Abbé de Solesmes intervint efficacement lorsque la Visitation organisa l’Association de l’Adoration perpétuelle féminine, et, plus tard, lorsqu’elle entreprit de fonder une Confrérie du Cœur de Jésus Agonisant, analogue à celle de Rome. Ce fut lui aussi, qui fut l’instigateur du culte de Notre-Dame du Bon Conseil au Mans. L’occasion lui en fut offerte en 1862, lorsqu’il aperçut chez l’abbé Boulangé, une image de la Vierge de Gennazano, alors à peu près inconnue en France. Il en connaissait bien l’histoire, et le récit qu’il en fit amena bientôt l’établissement d’une « Pieuse Union », aujourd’hui encore très vivante, et dont le siège est toujours au monastère de la Visitation du Mans.

    Les deux communautés se joignirent encore dans l’œuvre de la canonisation de la bienheureuse Marguerite-Marie. Les moines de Solesmes s’employèrent à recueillir des signatures pour la pétition qui devait être soumise au Pape. De même, pour la canonisation des Martyrs japonais. De même encore lorsqu’il s’agit d’obtenir de Pie IX le titre de docteur de l’église pour saint François de Sales. C’est alors que les moniales demandèrent à Dom Guéranger comment préparer une édition critique, car elles songeaient à éditer les œuvres de leur bienheureux Père. Des intentions plus graves encore les unissaient dans les mêmes prières:

    La Révérende Mère Supérieure sollicita un jour avec plus d’instance que de coutume la prière des moines pour la santé du Père Faber et pour la conversion de ministres anglicans : tous appartenaient au mouvement d’Oxford qui venait de naître. On devine l’empressement de Dom Guéranger à répondre à des invitations qui touchaient si spécialement son cœur.

    On le voit, l’intimité était grande entre les deux familles religieuses. La clôture stricte ne permettait pourtant pas aux moniales de rendre visite à Dom Guéranger, mais il n’en était pas de même pour lui et la Très honorée Mère pouvait lui écrire : « Vous avez une invitation générale à venir ! » Monseigneur Fillion, l’évêque du Mans, qui avait une égale affection pour les moines et les moniales, sut satisfaire avec bonheur le désir inexprimé de tous et de toutes. Un jour, il fit entrer avec lui Dom Guéranger dans la clôture, où il eut licence de visiter tout le monastère, et il ajouta, une autre fois, l’invitation faite à l’Abbé de Solesmes, de recevoir en son nom la profession d’une novice.

    Aussi bien, les Visitandines considéraient-elles le Père Abbé de Solesmes comme leur Père spirituel. L’aumônier, Monsieur Boulangé ne s’en formalisait pas : tout au contraire, il favorisait le plus possible l’influence de son vieil ami. Sur cette intimité familiale les témoignages abondent. Au cours des années, ils s’expriment avec une conviction grandissante. Elles sont « ses filles », ses « petites filles » et les sœurs de ses moines. L’une d’elle, sœur Marie Fleuriot, protesta un jour qu’elle était une bénédictine manquée, manifestant ainsi une sorte de regret de n’avoir pu trouver de quoi réaliser sa vraie vocation. Lorsque Dom Guéranger tombe malade et que ses jours paraissent en danger, c’est alors surtout que se découvre la tendre et filiale vénération que toutes portaient à leur « vrai Père ».

    Cependant, en 1865, l’affection filiale des Visitandines allait être mise en grande épreuve. Elles apprirent que l’Abbé de Solesmes se décidait à fonder une abbaye de moniales, et qu’il aurait bientôt de vraies filles à aimer. La Visitation du Mans va-t-elle en pâtir ? Sera-t-elle désormais reléguée au second plan, et pourra-t-elle éviter une tentation de jalousie ? – Il n’en sera rien. Les religieuses du Mans sont sûres du cœur de leur Père spirituel et de sa fidélité. Elles savent qu’il n’y aura rien de changé, sinon que le Père Abbé aura deux familles au lieu d’une, sans détriment pour l’une ou pour l’autre. Dom Guéranger est si sûr lui aussi de ses Visitandines qu’il continue de les tenir au courant de tous ses projets, de toutes ses démarches, de toutes ses difficultés. Il compte sur leurs prières pour triompher des obstacles, dont plusieurs lui rappellent ceux qu’il a dû vaincre pour fonder jadis le monastère de Saint-Pierre.

    Sa confiance en elles, le pousse à leur demander un service exceptionnellement grave, et qui exige un grand dévouement uni à une extrême discrétion. La jeune postulante, Mademoiselle Cécile Bruyère, que les rares qualités et les grandes vertus ont désigné pour être un jour la Supérieure de la Communauté future, se trouve exposée à subir l’opposition d’un père inflexible. Dom Guéranger se résolut de soustraire Cécile, jusqu’à sa proche majorité, à cette opposition, au cas où elle paraîtrait pouvoir l’empêcher de quitter sa famille. Et il choisit comme lieu de refuge, le couvent de la Visitation du Mans ! La Supérieure Mère Marie de Gonzague, avec l’assentiment de l’évêque, accorda avec empressement l’entrée dans sa clôture « à une personne pour qui cet asyle, lui écrivait l’Abbé de Solesmes, serait très utile à un moment donné. » Heureusement, il ne fut pas nécessaire de recourir à un moyen aussi désespéré.

    Et par la suite, Dom Guéranger favorisa de toutes manières la fraternelle intimité entre moniales de la Visitation et moniales Bénédictines. Il semble bien qu’il ait organisé lui-même une double visite que les circonstances offrirent en 1867 et qui scella à jamais une vraie parenté spirituelle. Les Visitandines avaient d’ailleurs exprimé bien souvent le désir de connaître Mademoiselle Bruyère, surtout lorsqu’elles eurent appris que c’était pour elle que Dom Guéranger avait demandé un « asyle » dans leur couvent. Elles avaient beaucoup prié pour que sa vocation triomphe de toutes les oppositions, et leurs prières ayant été exaucées, l’Abbé de Solesmes trouvait juste d’accéder à un aussi légitime désir.

    Au début de la réunion des premières postulantes bénédictines à Solesmes, Dom Guéranger estima indispensable d’envoyer l’une d’elle, Sœur Gertrude, passer quelques semaines chez les moniales de Jouarre, afin d’y apprendre les traditions et les usages monastiques. Lorsqu’elle en revint, sa mission remplie, il lui prescrivit de s’arrêter à la Visitation du Mans, où Sœur Cécile [Bruyère] et lui-même, venus à sa rencontre, seraient là pour l’accueillir. Monseigneur avait très volontiers autorisé pour elles la levée de la clôture, et la joie était grande pour toutes.

    Le 22 juin, Sœur Cécile, accompagnée d’une future converse, sœur Apolline, fut ainsi présentée à la Mère Supérieure, Marie-Thérèse de Gonzague, qui l’introduit aussitôt dans son monastère, en la « comblant d’attentions et de tendresses ». Après les paroles d’accueil, elles se rendirent à la chapelle, où toutes ensemble assistèrent à la Messe célébrée par l’Abbé de Solesmes. Puis l’on passa au réfectoire, où l’on avait retardé d’une heure le repas pour le service des visiteuses. Sœur Cécile fut émerveillée à la vue de cette belle communauté de soixante moniales rangées le long des tables. Mais sa confusion fut extrême lorsque la Mère Supérieure, lui indiquant sa propre place, l’invita gracieusement à présider le repas. Dom Guéranger qui voulait mettre sa fille à l’épreuve, lui avait ordonné d’obéir en tout à la Mère Supérieure. Elle dut donc accepter, et elle accepta qu’il lui fût rendu l’hommage dû à une Abbesse. On vit ainsi la plus ancienne s’incliner devant la plus jeune, la Très honorée Mère rendre honneur à une jeune postulante ! A la récréation toutes les Visitandines imitèrent leur Mère et saluaient Sœur Cécile du titre de Révérende Mère. Pourtant une vénérable Sœur, jubilaire chargée d’ans et de mérites, ne put s’empêcher de s’écrier en embrassant Sœur Cécile : « Oh ! comme elle est jeune ! » Mais, ajouta-t-elle pour se faire pardonner son exclamation naïve : « Cela ne fait rien ! » Mot dont on s’amuse encore à Solesmes.

    Pendant la récréation arriva Sœur Gertrude. Et l’on commença avec elle une visite générale du monastère. Dom Guéranger y tenait, car il savait que ce monastère était très canonique dans ses dispositions, notamment sous le rapport de la clôture, et « qu’il faisait autorité ». Sœur Gertrude complète ainsi ce qu’elle avait appris à Jouarre. Sœur Cécile et elle multipliaient les questions et furent très intéressées par tout ce qu’elles virent et entendirent. Sœur Cécile avoua seulement plus tard à ses filles qu’elle n’avait pu comprendre le chant de l’Office, monotone et « triste comme un gémissement », ni la récitation durant toute l’année de l’Office de la Sainte Vierge, « au lieu de nager en pleine eau, parmi les beautés magnifiques et sublimes de la Liturgie. » Cela, on le sait, a bien changé depuis, et l’avenir a donné raison à la future Abbesse de Solesmes. Du reste, ces critiques n’avaient diminué en rien le charme de l’accueil, si fraternel, où toutes ces religieuses, filles de Dom Guéranger les unes comme les autres, n’avaient aucune peine à se comprendre et jouissaient de leur union de cœur et de pensée.

    Cette visite eut un lendemain. La Très honorée Mère Marie-Thérèse de Gonzague dut se rendre à Angers deux mois plus tard pour y fonder un nouveau monastère [1867]. S’arrêter au retour à Solesmes s’imposait. Elle se promettait des joies nouvelles de revoir Sœur Cécile, mais cette fois au milieu de sa petite communauté. Le 18 août, elle écrivait à Dom Guéranger. « Nous osons réclamer de votre bienveillance une charitable hospitalité de quelques heures, mardi 20. Nous espérons que vos bien-aimées filles voudront bien, vers midi, recevoir, la Mère et la fille qu’elles connaissent un peu déjà, et qui les aiment sincèrement… C’est le cœur ému que nous espérons la faveur sollicitée et le bonheur de voir et d’embrasser dans l’épanouissement de notre âme, vos saintes et aimables Bénédictines sous leur nouveau costume et dans leur cher colombier !… »

    Il en fut naturellement selon ses désirs. Les deux Visitandines furent reçues comme elles avaient reçu les Bénédictines, avec les mêmes marques de tendresse fraternelle. L’entrevue fut plus courte, et la conversation ne fit que prolonger celle qui avait commencé en juin. Mais l’impression fut profonde de part et d’autre. De retour au Mans, la Mère de Gonzague écrivit aussitôt à Dom Guéranger : « Il me semblait que le Divin Cœur resserrait notre union, union qu’il a faite lui-même. Je n’en finirais pas, si je voulais épancher tous les sentiments de mon cœur. » Elle se déclarait par dessus tout «  mille fois reconnaissante de cette bénédiction que Votre Révérence a bien voulu lui faire donner ».

    Cette phrase énigmatique demande explication. Dom Guéranger avait voulu en effet que les deux Supérieures fissent assaut d’humilité, et d’une manière plus mémorable que ce qu’il avait exigé au Mans. Il avait donc ordonné à Sœur Cécile de donner sa bénédiction à la très honorée Mère Marie-Thérèse. Ce fut une grande joie pour la vénérable Visitandine, mais exigea de la jeune Bénédictine un grand renoncement à sa volonté propre. Le souvenir de cette bénédiction, peut-être unique dans les Annales monastiques, ne sera pas près d’être oubliée à Sainte Cécile de Solesmes, comme à la Visitation Sainte-Marie du Mans. La Révérende Mère de Gonzague concluait sa lettre à Dom Guéranger par une protestation déjà cent fois redite : « Vous avez bien voulu nous traiter comme vos filles, permettez que nous le soyons toujours et traitez-nous comme telles !… » Quant à Dom Guéranger, qui venait de vivre l’une des heures les plus douces de sa vie, il se contenta de noter dans son journal : « Cette après-midi a été d’une suavité toute céleste, on se sentait en présence des Anges ! »

    Il ne serait pas exact de croire que l’Abbé de Solesmes ne réservait les bienfaits de son intimité et de sa direction spirituelle qu’à la Supérieure de la Visitation et à ses Assistantes. Il avait vraiment d’affectueuses relations paternelles avec toutes les moniales. Plusieurs d’entre elles, d’ailleurs, retenaient son attention par d’éminentes vertus. Sœur Cécile elle-même avait été très émue par quelques paroles échangées avec une religieuse parvenue au terme de sa vie et supportant de grandes souffrances : « Vous voyez, lui avait-elle dit, je suis sur la croix, mais je m’y trouve bien !… »

    L’une des Visitandines, surtout, avait conquis tout particulièrement le cœur de l’Abbé de Solesmes. Elle se nommait en religion Sœur Marie-Dosithée. Professe du 12 mars 1860, elle avait montré dans les débuts de sa vie religieuse une tension de volonté, une rigidité de principe et même un certain rigorisme teinté de jansénisme, qui n’étaient guère conformes à l’esprit de saint François de Sales, ni de Dom Guéranger lui-même. Or, en peu d’années, sa transformation fut complète : son âme s’épanouit dans une liberté intérieure et une paix qui manifestaient son total abandon à l’amour de Dieu. Il est permis de voir dans l’ascension de cette âme, l’influence de l’Abbé de Solesmes qui, dans l’admiration de l’œuvre accomplie en elle par la grâce, se plut désormais à l’appeler « la sainte fille ».

    Mais il ne se doutait sûrement pas des lointaines conséquences de sa direction spirituelle. Sœur Marie-Dosithée en effet fut nommée surveillante au pensionnat de la Visitation, et son dévouement se porta avec une affection particulière sur deux petites pensionnaires qui étaient ses propres nièces. Or, ces nièces, n’étaient autres que Marie et Pauline Martin ! Sœur-Dosithée, dans le monde Louise Guérin, était la sœur aînée de la mère de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus ; et Pauline sera la « petite mère » de la sainte ! <ref>NDLR : nous soulignons, pour ajouter une pièce au déjà volumineux dossier de « fama sanctitatis » de dom Guéranger.</ref>

    C’est sœur Dosithée qui, pour consoler la mère de sainte Thérèse de n’avoir pu être religieuse, lui écrivit un jour ces mots prophétiques : « Si le bon Dieu, content de toi, veut bien te donner ce grand saint que tu as tant désiré pour sa gloire, ne seras-tu pas bien récompensée ? »

    On comprend dès lors pourquoi était si vénéré aux Buissonnets l’Abbé de Solesmes, dont on aimait lire l’Année liturgique. On peut déceler l’influence lointaine de Dom Guéranger sur la sainte carmélite de Lisieux, par la façon dont elle vivait la liturgie, dont elle pratiquait le culte des Saints, et peut-être aussi par certains épisodes pittoresques comme le jeu de l’ermite.

    Ainsi, la Visitation du Mans aura joué un rôle caché (ce qui est bien l’un des caractères des œuvres de Dieu) dans le rayonnement de Solesmes. C’est avec gratitude que les Visitandines rappelleront ce que sainte Thérèse a trouvé chez elles, en gravant sur le marbre de leur église le témoignage qu’elle leur a donné dans une de ses lettres, en 1894 : « Je me souviens parfaitement de mon voyage à la Visitation du Mans, à l’âge de 3 ans. Je l’ai renouvelé bien des fois par le cœur… » N’avait-elle pas conscience de renouveler à sa source quelque chose de sa spiritualité ?

    Sur cette évocation émouvante et imprévue, nous pouvons arrêter l’histoire des relations des Visitandines du Mans avec l’Abbé des Bénédictins de Solesmes. Nous voici en effet à l’heure de la séparation. Le 30 janvier 1875, Dom Guéranger mourait saintement dans son abbaye. Les Visitandines le pleurèrent comme un père. Mais elles n’oublieront jamais les liens qui les ont unies à son cœur. Dans l’un de ses derniers entretiens, Dom Guéranger, avec un accent lourd d’émotion leur en avait parlé : « Notre Seigneur lui-même a créé ces liens, mes chères filles, qu’il en soit béni ! Ils subsisteront à jamais, j’en ai la confiance, et toujours, la Visitation du Mans, Saint-Pierre et Sainte-Cécile de Solesmes, seront unis dans un même cœur pour glorifier son Nom et chanter ses miséricordes infinies…! »

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