DOM PAUL DELATTE
DOM GUÉRANGER
ABBÉ DE SOLESMES
Nouvelle édition revue et augmentée
SOLESMES
1984
AVANTPROPOS
Il peut paraître surprenant qu’en 1984 l’on réimprime, sans y rien changer, une biographie publiée en 1909. Les progrès de la recherche historique ne devraientils pas au contraire orienter l’éditeur soit vers une refonte totale de l’ouvrage, soit vers une biographie nouvelle ?
La nouveauté, c’est indubitable, attire le lecteur, Pourtant, à la différence de tant de biographies publiées à la même époque, voire à une époque plus rapprochée, la Vie de dom Guéranger par dom Paul Delatte continue à susciter un vif intérêt. Qui connaît Solesmes veut en savoir davantage sur son « restaurateur » et premier abbé. Et qui se penche sur l’Église de France au XIXe siècle n’hésite pas devant les 900 pages consacrées à un personnage dont l’existence, étendue sur les trois quarts de ce siècle, a été intimement mêlée à son histoire. On a tôt fait d’y découvrir une mine de renseignements. On en goûte au surplus le style clair, bien charpenté, éloigné du genre onctueux habituel à tant d’ouvrages de jadis. La hauteur de vue de certains développements, le sens du mot juste, l’humour même qui affleure çà et là, autant de caractéristiques reconnues par la critique dès la parution du premier volume (la correspondance reçue par dom Delatte en fait foi), autant de qualités qui séduisent aujourd’hui encore le lecteur. A tel point que cette nouvelle édition n’aurait pas vu le jour sans la demande extérieure, le stock renouvelé en 1948 étant désormais épuisé.
Comment l’ouvrage atil été composé ?
Au lendemain de la mort de dom Guéranger, l’évêque de Poitiers, Mgr Pie, avait fait un devoir à l’abbesse de Sainte Cécile de Solesmes, madame Cécile, Bruyère, de préparer les matériaux pour l’historien futur du grand abbé défunt. L’abbesse demanda communication des archives de Saint-Pierre, notamment de la volumineuse correspondance reçue et conservée par dom Guéranger. Dans le même temps, dom Charles Couturier, nouvel abbé de Solesmes, lançait un appel à tous ceux qui avaient correspondu avec son .prédécesseur, leur demandant de bien vouloir prêter ou rendre à l’abbaye les originaux en leur possession.
Mme C. Bruyère se mit à l’œuvre, lisant intégralement cette masse de documents, transcrivant un nombre imposant de pièces, les présentant et commentant, les replaçant dans leur contexte grâce à d’innombrables citations extraites de la presse du temps, de brochures et d’ouvrages contemporains. Aux chroniques de dom Guéranger elle put ajouter, surtout pour les dernières années, ses propres souvenirs, fort précieux du fait de ses conversations quasi quotidiennes avec l’abbé de Solesmes. Il lui fallut une vingtaine d’années pour venir à bout de ce gigantesque chantier de quelque vingt mille pages manuscrites ! C’est de ce travail préparatoire, et non d’un contact immédiat avec les archives de SaintPierre, que partit dom Delatte. Sans le labeur effectué par l’abbesse de Sainte Cécile, il n’aurait pu trouver le temps de rédiger un ouvrage aussi documenté même si l’exil des moines de Solesmes en Angleterre, depuis 1901, leur valait certains loisirs forcés.
La correspondance de dom Guéranger ayant été classée par années, on adopta de part et d’autre cet ordre chronologique qui déconcerte parfois le lecteur, puisque, voulant tout mener de front, il exige des ruptures dans le récit d’une même affaire. Il offre en revanche l’avantage de donner une image plus exacte de ce que fut l’existence laborieuse de dom Guéranger, et sans cesse coupée de traverses.
L’apport original de dom Delatte n’est pas mince.
S’il a suivi de bout en bout le plan des cahiers de Mme C. Bruyère, s’il a conservé des citations relativement abondantes, il a su éliminer ou résumer un grand nombre de pièces et de développements qui eussent été fastidieux pour ses lecteurs. Quand il doit présenter et analyser les ouvrages de dom Guéranger, il laisse de côté le travail de l’abbesse et, avec sa maîtrise coutumière, reprend la question par le fond : ces pages sont parmi les meilleures.
On lui saura gré d’avoir largement utilisé les lettres de dom Guéranger à Montalembert, revenues entre temps à Solesmes par suite d’un échange d’originaux avec la famille du comte ; le dialogue entre les deux hommes en est considérablement enrichi. La transcription est ici fidèle, tandis qu’en d’autres cas, conformément à une habitude de l’époque, le texte des citations est plus ‘ou moins retouché, par souci littéraire, sans toutefois que le sens en soit modifié.
Par ailleurs, s’il indique le plus souvent l’origine des pièces reproduites (livres, journaux, lettres), dom Delatte omet en général de la mentionner lorsque, pour raconter un épisode ou rendre compte d’une conversation, il utilise, en les paraphrasant ou en les résumant, des documents qu’il ne peut ou ne veut pas citer explicitement. Le procédé est particulièrement net pour les années 18051833. Dom Guéranger en effet, vers 1864, avait entrepris de rédiger ses souvenirs ; il n’alla pas plus loin que l’année 1833. Ce petit manuscrit, que l’on désigne sous le nom d’Autobiographie, non seulement forme la trame des 120 premières pages de dom Delatte, mais se retrouve quelquefois presque mot pour mot sous sa plume, sans que référence y soit faite. Il en est souvent de même quand l’auteur emprunte aux lettres de dom Pitra ou de dom Gardereau qui, du fait de leurs pérégrinations en France et à l’étranger, recueillaient et communiquaient à leur abbé des nouvelles fraîches sur tel ou tel problème de l’heure.
C’est du reste en raison de cette attention constante aux affaires de l’Église de France que l’œuvre de dom Delatte a prêté le flanc à la critique : on lui a reproché d’avoir donné de dom Guéranger une image insuffisamment monastique. Reconnaissons qu’à travers ces longues pages, l’abbé de Solesmes peut apparaître plus préoccupé par l’extérieur que par son monastère. Nous souhaiterions en savoir plus sur son gouvernement abbatial, avec sa nuance de paternité chaleureuse, sur la vie quotidienne des moines, sur l’évolution de la communauté solesmienne durant ses quarante premières années. L’abbesse de Sainte Cécile avait noté beaucoup de traits susceptibles de répondre à cette attente. Sans garder un silence complet, dom Delatte semble avoir préféré mettre une sourdine, sans doute par souci de discrétion. A la différence d’une personne physique, dont la mort laisse à l’historien une certaine liberté, une communauté est une personne morale : elle perdure et manifeste une légitime réticence à dévoiler au public tous les aspects de sa vie domestique. Sans compter que l’on ne saurait exiger du début de ce siècle l’analyse sociologique communément pratiquée aujourd’hui.
La biographie de dom Guéranger est le seul ouvrage que dom Delatte ait conçu et réalisé pour être publié. Il serait délicat de modifier l’équilibre d’une œuvre de ce genre en la retouchant, par mode d’ajout ou de soustraction. On a pu songer à la doter de notes critiques et bibliographiques. Mais alors où s’arrêter, quand le sujet est si diversifié et que le nombre des pages tend vers le millier ?
Les quelques notes de la présente édition, que l’on trouvera en annexe et qu’appellent les astérisques disséminés dans le texte, ont uniquement pour but de préciser des noms, des dates, de clarifier
certaines allusions. La légitime curiosité du lecteur sera ainsi satisfaite, du moins sur ces quelques points, car tout le reste demanderait des commentaires d’une autre ampleur.
Enfin pour faciliter l’utilisation de l’ouvrage, un index onomastique et topographique a été ajouté. A lui seul il témoigne de la place tenue par dom Guéranger au milieu de ses contemporains et du rôle important qu’il a joué dans l’histoire religieuse de la France du XIXe siècle.
1 commentaires sur “Dom Guéranger, abbé de Solesmes, par Dom Delatte – avant propos”
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