PAX
CONFÉRENCES SUR
LA VIE CHRÉTIENNE
PRONONCÉES DANS LE CHAPITRE
DE S. PIERRE DE SOLESMES.
( OCTOBRE 1872 — MAI 1874 )
PAR
LE REVERENDISSIME PÈRE
DOM PROSPER GUÉRANGER
ABBÉ DE SOLESMES.
D’APRÈS LES NOTES RECUEILLIES PAR PLUSIEURS MOINES. • DURANT LES CONFÉRENCES.
Filius fui Patris mei et docebat me
atque dicebat : Suscipiat verba mea
cor tuum, custodi precepta mea et vives.
(Prov. IV,III)
Benedic anima mea Domino. Ps. CII.
AVANT-PROPOS.
LECTEUR MON FRÈRE,
Toi qui milites sous la même bannière, les pages qui suivent te sont spécialement destinées. Elles ne conviennent qu’à un fils saintement avide des enseignements paternels et que ne peuvent rebuter ni la simplicité de la forme ni l’incorrection du langage. Si tu veux savoir ce qu’était notre Père comme écrivain, lis ses ouvrages ; ici tu ne trouveras que des notes.
RECUEILLIES aux conférences du Révérendissime Dom Prosper Guéranger premier Abbé de Solesmes, il est bon que tu saches que ces notes, prises souvent à la dérobée, ont été pour la plus grande partie rédigées à la hâte et souvent quelques années après les conférences entendues ; c’ est assez te faire comprendre, que tout ce que tu rencontreras de bien dans ces pages appartient au Docteur imprévisible et tout ce que tu y trouveras d’ incomplet , d’ inexact et de fautif revient de plein droit aux différents scribes.
TOUTEFOIS le soleil qui nous éclairait et nous échauffait chaque jour était si splendide qu’il n’a pu perdre toute sa beauté et nous espérons que tu trouveras encore dans ces pages des rayons capables d’éclairer ton intelligence, d’ échauffer ton cœur et de guider tes pas dans la voie de celui que le souverain Pontife Pie IX a proclamé un vrai disciple de S. Benoît.
CONFÉRENCES
SUR LA VIE CHRÉTIENNE.
PREMIÈRE CONFÉRENCE.
SOMMAIRE.
But de ces Conférences, qui est l’étude de la Vie chrétienne. – Division générale de la théologie ; – la théologie dogmatique et la théologie morale ont chacune leur complément respectif dans la théologie mystique et la théologie ascétique. — Partage de la Vie chrétienne d’après S. Denys. – De la vie purgative, – de la vie illumina/ive.- de la vie unitive. – Importance fondamentale de ces notions.
Nous avons terminé, mes frères, l’explication de la Sainte Règle, nous avons pu constater par nous-mêmes la raison de sa conservation dans l’Église. Maintenant nous allons nous occuper d’un sujet plus étendu , dans lequel la règle de N. B. Père S. Benoît n’est qu’un épisode. Nous considérerons dans une suite de conférences l’étude de la vie chrétienne dans sa source, son origine, ses applications, sa fin, de façon à concevoir des idées bien appropriées de chaque chose. Notas rencontrerons la vie religieuse, chemin faisant, à son rang, à sa place. Il existe des livres innombrables sur la vie chrétienne dans ses éléments aussi dans sa perfection. On en a fait, on en fait encore ; on peut dire qu’ il y en a beaucoup trop ; là-dessus il y a une immense confusion dans les esprits. Pour nous , il faut que nous ayons des idées nettes et exactes. C’ est dans les monastères que doivent se conserver les vraies traditions, qui remontent par les Pères jusqu’ aux sources sacrées de l’Écriture.
CETTE nouvelle branche de théorie a reçu diverses appellations, suivant les génies et les langues. On l’a appelée souvent la science de la vie spirituelle, de la vie par l’esprit. En disant vie chrétienne au lieu de vie spirituelle, on la désigne sous une forme sinon plus élevée, du moins plus concrète, et on ne court pas risque de s’égarer. Les Platoniciens auraient pu pratiquer la vie spirituelle d’une manière plus ou moins parfaite. Nous entendons nous occuper de la vie spirituelle dans le christianisme.
CE qui se présente devant nous, n’est pas un enseignement facultatif. Il ne s’agit pas de répéter des phrases de convention , d’accumuler des sentiments, d’aller au gré de la fantaisie ; mais de suivre une lumière, de prendre connaissance d’une science, qui a ses actions , ses déductions , ses autorités, ses théories certaines. Et tout cela doit être puisé aux sources divines, afin que cette science soit véritablement celle de la vie spirituelle dans le christianisme.
LA Théologie est divisée communément aujourd’hui en Théologie dogmatique et en Théologie morale. On retrouve cette division dans la science de la vie chrétienne.
LA théologie dogmatique a pour objet la connaissance de Dieu Se révélant à nous dans son essence, dans ses opérations, dans ce qu’il a fait pour l’homme en envoyant son Fils , en nous communiquant sa grâce, en créant l’Eglise, qui est le conducteur de la grâce. Elle embrasse encore l’objet de nos espérances, la possession de Dieu, terme du mouvement de toutes les créatures appelées à l’état surnaturel.
OR la théologie dogmatique proprement dite a un étage superposé, auquel ne parviennent pas tous les hommes, même quand ils arrivent à être des théologiens consommés. Quand Fénelon tomba dans les dangereuses erreurs que Contient son livre des Maximes des Saints, Bossuet, qui connaissait parfaitement’ la théologie dogmatique, tant positive que scholastique, avoua qu’il n’avait aucune connaissance de la mystique. Il avait omis de s’instruire d’une doctrine, qui appartient cependant au dogme; car elle repose sur des vérités théologiques, que la dogmatique enseigne, et ses principes sont déposés dans les saints Evangiles, ‘dans les Epîtres des Apôtres, dans la tradition, et en particulier dans les écrits de S. Denys, dont nous faisons aujourd’hui là fête. Il n’y à pas d’école complète, là où ces principes ne sont pas développés et appliqués.
CETTE science a un but pratiqué : éclairer la: voie de l’homme tant qu’il est dans ce monde, pur opérer la chose la plus précieuse,, l’union de l’homme avec ‘Dieu : montrer de quelle manière l’homme est conduit à posséder Dieu comme là vérité souveraine et le souverain bien. Ceci est donné à l’Église, mais il n’est pas donné à tout le monde d’entrer dans cette science, encore moins dans la vie qui en est l’objet. Quand on y réfléchit cependant, on sent qu’il a là un complément indispensable de la théologie dogmatique. Dieu n’a pas seulement créé l’homme ,pour quel’ homme le goûtât éternellement dans le ciel; mais, dés ce monde, il a donné, du moins à un certain nombre, un sentier pour arriver à cette possession particulière de Dieu, différente de celle que la grâce sanctifiante établit dans les âmes de tous baptisés, non souillés par le péché mette, La doctrine. qui éclaire la, marche vers cette possession spéciale de Dieu, est la théologie mystique. La pratique c’est-à-dire l’étude sérieuse des tics si nécessaire que l’enseignement théorique, car tout est fondé sur les témoignages des saints antérieurs. Saint Denys, dans son livre des Noms divins, a quelques passages frappants dans ce sens ; et son livre malheureusement trop court , de la théologie mystique est également fondé sur l’expérience des saints. On y trouve beaucoup de points de vue magnifiques. Le saint y parle avec l’éloquence majestueuse qui lui est propre,. mais en même temps avec une précision qui, montre qu’il ne fait pas une théorie en l’air, , mais que sa doctrine repose sur des preuves, sur des faits.
Du même que la théologie mystique est construite sur le dogme et comme superposée à la théologie dogmatique ; de même la théologie morale a un complément dans la théologie ascétique.
LE mot ascèse dit excitation. Le nom même nous avertit qu’il s’agit ici d’ une chose purement pratique, d’ une extension de la théologie morale. Cette dernière science nous montre le mal et le bien , le juste et le mauvais en eux-mêmes ; mais elle s’arrête là et n’entre pas dans l’homme, Elle’ fait luire la lumière à ses yeux et éclaire la voie ; tandis que, la théologie ascétique entre dans l’action, montre à l’homme les moyens pratiques de moraliser ses actes, et d’arriver, par l’imitation de N. S. Jésus-Christ, qui est l’homme nouveau, , à l’incorporation du souverain bien en nous mêmes.
C’ EST elle qui trace la route directe et conduit dans la voie par laquelle, au moyen de l’ascèse, l’homme se défait des inconvénients de la nature tombée, autant que cela est possible sur la terre. Elle applique à ses maux le remède, rétablit l’équilibre et le mouvement de l’âme, de telle sorte que l’âme soit en rapport avec Dieu, et réalise le bien et la perfection dans l’être que Dieu lui a confié.
AINSI une corrélation parfaite est disposée entre les deux théologie dogmatique et morale,, mystique et ascétique. Faute de ce fil d’ Ariane, une foule de livres passent sous les yeux sans qu’on les comprenne. On n’est pus dirigé, on n’est pas conduit. On fait attention à des choses futiles, qui sont seulement la marque de l’esprit d’un individu ; et des choses capitales ‘ne sont ni appréciées , ni senties. La littérature chrétienne aurait grand besoin d’être garnie de bons ouvrages sur ces matières.
QUAND à la vie chrétienne, dans ces derniers temps, le Père Faber en a traité certaines parties de main de maître ; mais il est incomplet. Il était entré tard clans l’Eglise, et la mort ne lui a pas permis de toucher à toute chose. S. François de Sales a donné sous une forme naïve et populaire un admirable traité de théologie ascétique. On peut placer son livre de l’Introduction à la vie dévote en tête de tous ceux qui se sont occupés de ces matières ; et l’Eglise l’honore d’une manière toute particulière, lorsqu’elle demande dans l’oraison de la fête du saint Evêque, que ses enseignements servent de direction aux fidèles. Il y a une allusion à l’introduction a la vie dévote.
VOILA des principes généraux qui nous serviront, qui s’appliqueront à toute la série de conférences que nous espérons faire sur ces matières de telle sorte que tous puissent en profiter. N. S. a dit que lorsque nous étions deux ou trois rassemblés en son nom , il est au milieu de nous. Ici nous sommes en bien plus grand nombre; et nous avons d’autant plus lieu d’espérer sa présence, que nos conférences seront consacrées à rechercher comment on arrive à voir et à goûter Dieu.
IL est nécessaire en entrant dans cette étude d’écouter d’abord le grand saint Denys, sous le patronage duquel nous mettons ce petit enseignement. Dans son livre de la Hiérarchie ecclésiastique, il nous apprend une chose fondamentale pour toute l’étude de la vie spirituelle chrétienne. Il partage la vie de l’homme qui cherche Dieu et arrive à le goûter dès cette vie en trois parties; la vie purgative, la vie illuminative et la vie unitive. Nous ne parlons pas de la vie béatifique, où il n’y a plus d’ascèse, où Dieu se montrera non plus seulement dans un miroir et par réfraction, mais par la vision même de son essence. La théorie posée par S.Denys a été acceptée par toute l’Eglise ; et cette distinction des trois vies purgative, illuminative et unitive est la base de la théologie ascétique et mystique.
L’HOMME qui arrive dès ce monde à une relation familière, à. un contact avec Dieu, a dû passer par la vie purgative et la vie illuminative pour arriver à la vie unitive. C’est là une chose banale, que l’on trouve partout. Si on ne la comprend pas, on ne comprendra rien à la vie pratique dans le christianisme. L’homme n’est pas seulement appelé à posséder Dieu au ciel ; mais dans l’état même de voie, il y a une possession de Dieu, une union avec Dieu qui a été le point de mire des esprits et des cœurs dès le commencement. Les épîtres de S. Paul ont besoin d’être étudiées à ce point de vue ; et dans toutes les Ecritures de l’Ancien Testament , en remontant jusqu’aux Psaumes de David, on trouve la trace de cette aspiration à l’union divine. Depuis S. Denys, nous avons la formule, mais tous les éléments sont dans S. Paul.
LA première condition dans laquelle l’homme agit avec la grâce se rapporte à l’Ascèse. Il s’agit là, soit de la purification des péchés personnels, soit de celle des conséquences du péché originel , qui nous éloignent de Dieu d’ une certaine manière et qui ont besoin d’être combattues. Dans cette première période, il faut que la grâce s’unisse aux efforts de l’homme, afin que le bien abonde là où le mal avait surabondé, et que l’être vienne prendre la place du néant.
QUANT à la vie illuminative, c’est un don direct de Dieu, une lumière sur les dogmes de la foi envoyée par Dieu dans l’âme purifiée, qui n’a qu’à s’y prêter avec une attention douce et recueillie, pour s’en empreindre sous des formes extrêmement variées. Le but de la vie illuminative est de procurer, avant l’éternité, l’union avec Dieu, non seulement d’une manière primordiale, comme la grâce sanctifiante, mais d’une manière intermédiaire entre la vision béatifique et ce premier degré commun à tous les chrétiens. Cette union est très rare à cause de la faiblesse humaine et par le défaut d’une vocation particulière de la grâce. Cependant , c’est une voie ouverte , dans laquelle marchent des personnes d’une grande doctrine, comme un Saint Thomas d’Aquin , et des personnes d’une très grande simplicité, très bien préparées par la fidélité aux grâces reçues, et par une réalisation complète de la vie purgative. Dieu daigne se communiquer à elles, et idem spiritus est, comme dit S. Paul, leur esprit vient se fondre avec celui de Dieu et ne fait qu’un avec lui.
VOILA des notions fondamentales . Quand on traite de la vie spirituelle, il faut bien distinguer la théologie ascétique de la théologie mystique, et les trois vies purgative, illuminative et unitive.
Avec cela seulement , on peut se faire une idée de la souveraine bonté de Dieu qui amène les âmes à une union intermédiaire entre celle qu’établit la grâce sanctifiante et celle qui existera , quand Dieu sera omnia in omnibus, celle de la béatitude éternelle. Quand on n’a pas la notion de ces trois vies, on n’a pas le christianisme tout entier. On peut savoir beaucoup de choses, mais il reste encore énormément à apprendre ; et dans l’éternité, on sera étonné en voyant des hommes que l’on coudoyait chaque jour et qui savaient tout cela.
IL n’y a pas d’exemple plus frappant que celui de Bossuet. Il n’était jamais sorti du cercle ordinaire de la théologie dogmatique et morale. Il y avait acquis un immense savoir, et avec son talent pour la polémique, il s’était dépensé d’ une manière très utile à l’Église. Sur la fin de ses jours, il s’aperçut que quelque chose avait besoin d ‘être développé. Il s’y mit à soixante-quinze ans, et arriva à un langage fort remarquable. Il se trompa sur la route ; mais cependant il releva les erreurs de Fénelon, qui n’avait pas saisi l’harmonie entre la science mystique et la théologie dogmatique. Nous verrons par où Fénelon dévia.
LA voie pure et sainte ne sort pas de l’enseignement de l’Église, qui possède toute vérité et nous a tracé la voie. En la suivant , nous ne pouvons pas nous tromper. Tant de propositions ont été proscrites par elle ! Nous prenons la contradictoire, et par là nous sommes sûrs de ne pas nous tromper.