Conférences sur la vie chrétienne – 9ème conférence

NEUVIÈME CONFÉRENCE.

SOMMAIRE

L’Espérance. — Sa notion. — Combien elle est indispensable. — Ses relations avec la Foi. — La défiance et la présomption lui sont opposées. — Certitude du salut quand l’homme fait ce qui est en soi pour coopérer constamment à la grâce. – Le dogme de la prédestination n’est point contraire à la pratique de l’espérance.

LES fêtes de Noël nous ont fait suspendre nos entretiens sur la vie spirituelle ; nous avons besoin de les reprendre et de suivre la doctrine de l’Église et des auteurs les plus autorisés sur cet important sujet. Je dis la doctrine de l’Église ; car à l’occasion des erreurs de Molinos et de Fénelon, l’Église a dû éclaircir plusieurs points ; et déjà au Concile de Vienne quelques décisions avaient été rendues sur les mêmes matières. Nous n’avons plus seulement pour nous guider les avis des docteurs et des directeurs des âmes, mais un enseignement subsistant dans l’Église et appartenant à la théologie. Nous chercherons avant tout à nous y conformer.

DANS les dernières conférences nous avons parlé de la grâce actuelle ou plutôt des grâces actuelles. Nous avons ensuite posé la notion de la foi et la nécessité de l’Esprit de foi. Il faut que la foi passe dans la conduite, afin que l’âme qui veut aller à Dieu soit éclairée sur la grandeur de la grâce sanctifiante et connaisse l’importance des grâces actuelles. Nous avons développé diverses considérations pratiques sur le désir que le chrétien doit avoir d’être fidèle aux grâces actuelles, sur la crainte qu’il doit éprouver d’y résister. Nous aurons à rendre compte de chacune d’elles ; car le mépris de la moindre d’entre elles peut arrêter l’œuvre de Dieu en nous. La conséquence nécessaire de ces vérités est le devoir d’éviter le péché véniel. C’est par là que le chrétien, qui est dans les conditions ordinaires de la vie spirituelle, méritera que Dieu le conduise plus loin.

MAINTENANT allons en avant. Il faut du courage pour maintenir, malgré les obstacles intérieurs et extérieurs qui nous entravant, cette résolution de conserver .à tout prix la grâce sanctifiante, de mettre à profit toutes les grâces actuelles. Nous arrivons ici à un point important qui nous montre combien la doctrine chrétienne est complète. Si la foi doit dominer sur nos intelligences, et dicter des lois à nos volontés, elle ne peut rester seule, car nous perdrions courage. La foi nous montre Dieu tellement grand , tellement saint, tellement loin de nous, que nous serions exposés à nous arrêter en route, à nous décourager , si nous n’avions pas le secours d’une seconde vertu. Comme la foi elle est de celles que l’on appelle théologales et on la nomme l’Espérance. Elle est nécessaire dans la vie chrétienne, afin qu’après les premiers pas, on ne se retourne pas en arrière effrayé par la vue de Dieu, de ses droits, de la difficulté que nous éprouverons nécessairement à nous acquitter de tous nos devoirs envers lui. Cette vertu d’Espérance vient nous réconforter et nous oblige à mettre notre confiance en Dieu. Si nous voulons la formuler, nous devons dire que nous comptons ferme- sur le secours de la grâce, qui, nous en avons la certitude, nous assistera jusqu’à la fin , à moins que nous ne la repoussions nous, mêmes. Cette confiance dans la grâce qui ne nous manquera pas est déjà beaucoup ; et c’est à ce propos que Saint Augustin disait cette belle parole :  » Non deserit nisi prius deseratur.  » Dieu n’abandonne personne à moins d’avoir été premièrement abandonné lui-même.

MAIS l’Espérance a une seconde partie qui est également de son essence. C’est la confiance que noie aurons une récompense éternelle dans l’autre vie si nous sommes fidèles aux grâces qui né nous manqueront pas dans celle-ci.

Nous ne pouvons pas licitement suspendre un seul moment cette double espérance, tant cette vertu est pour nous d’une importance capitale. Ce n’est pas seulement un sentiment plus ou moins facultatif, mais un devoir. De même que nous devons abaisser notre intelligence ô notre volonté devant la foi ; de même nous devons espérer d’une espérance ferme que la grâce ne nous manquera pas, et que si nous y sommes fidèles, nous irons au ciel, nous verrons Dieu et le posséderons éternellement. C’est là quelque chose de fondamental pour le chrétien .

Nous avons besoin de l’Espérance. Si nous disions en effet : mais la grâce ne m’est pas due ; il n’y a aucune proportion entre elle et ma nature ; si Dieu la suspendait, que deviendrais-je ? Avec de pareils raisonnements, le courage serait complètement impossible. Si nous disions encore : oui , je serai fidèle à toutes les grâces de Dieu, mais la vision béatifique est hors de ‘proportion avec cette fidélité et avec ma nature. Comment ne nous laisserions-nous pas aller à l’inquiétude et au désespoir ? Et alors nous ne pourrions avancer.

IL nous faut donc cultiver et nourrir l’Espérance, fermement convaincus que rien ne nous manquera. Là défiance est toujours un obstacle et un péché, quand ce sentiment est tourné du côté de Dieu. Du côté de nous-mêmes, rien n’est mieux fondé ; mais ne pas avoir confiance en Dieu, dans l’efficacité de son secours, la fidélité de sa parole, est un outrage qui lui est extrêmement sensible ; il faut donc prendre garde à ce danger. Il y a des personnes qui croient le salut si difficile qu’elles tremblent sans cesse ; et à cause de ces terreurs, elles n’arrivent pas. Elles s’exagèrent les choses et pèchent contre la vertu d’Espérance. Comme si Dieu pouvait leur manquer ! Ces âmes sont portées à ce découragement par les grandes difficultés, les tentations qu’elles rencontrent dans la pratique de certaines vertus, et de là elles concluent à leur impuissance. C’est un piège pour beaucoup d’âmes. Pour l’éviter il faut comprendre que Dieu veut que l’Espérance surnage toujours. Cette confiance absolue n’est pas une ambition exagérée de notre part, mais un hommage rendu à la bonté de Dieu. Le découragement dans l’œuvre du salut attaque Dieu et est extrêmement odieux à sa majesté.. Il faut pour l’honorer ranimer sans cesse notre espérance, et en produire des aies ; comme lorsque la foi vient à s’obscurcir nous avons des aies de foi à faire.

CES vérités sont tellement peu comprises aujourd’hui, l’instruction chrétienne est si mal dispensée qu’on parle de l’Espérance d’une manière très vague. On dit que c’est la confiance en Dieu, et on la confond volontiers avec cette vertu qui nous fait nous reposer sur le secours de Dieu dans les tribulations. Ce n’est pas cela. La théologie appelle Espérance la confiance dans l’arrivée de la grâce de Dieu tant que nous ne lui fermons pas la porte et la certitude d’être sauvés si nous sommes fidèles ; l’Apôtre va jusque là,  » Spe enim facti sumus « . A notre époque nous avons un tas de livres ou la doctrine est mal enseignée, on confond souvent une chose avec l’autre. L’Espérance est notre point d’appui et une nécessité. Il faut que nous allions à Dieu. En regardant du côté de l’homme nous n’arrivons à rien, mais avec Dieu nous pouvons cheminer. Il y a d’ailleurs une relation entre la Foi et l’Espérance. L’Espérance est comme la mise en œuvre des Vérités que nous suggère la Foi sur la bonté de Dieu, sur notre fin, sur les mérites de Notre Seigneur Jésus-Christ qui nous ont valu tant de secours et de si heureux résultats pour nous sur le cœur de Dieu. Aussi l’Espérance est tributaire de la Foi et les deux vertus doivent se réunir. Elles ne subsistent que dans le temps ; la Foi ne tiendra pas devant la vision, et l’Espérance sera inutile quand nous aurons obtenu son objet ; mais en attendant, ces deux vertus sont les compagnes nécessaires de notre pèlerinage ici-bas.

MAINTENANT il y a un abus de l’Espérance beaucoup plus commun et non moins dangereux que la défiance : c’est la présomption. On en arrive à croire que Dieu nous sauvera et nous fera arriver au terme de la vision, à notre fin, quand même nous ne serions pas fidèles aux grâces actuelles et que nous ne tiendrions pas le trésor de la grâce sanctifiante de manière à tout sacrifier pour la conserver. Rien n’est plus commun que la présomption. L’Espérance est très souvent lâchement pratiquée. On semble dire que l’on aura la fin sans prendre la peine de s’assurer les moyens ; que Dieu se charge de notre sanctification et la réalisera malgré nous. Personne ne formule ainsi de pareilles prétentions; il faudrait un immense orgueil pour s’oublier à ce point ; mais dans la pratique cette disposition d’ esprit est extrêmement commune. On trouve même des gens qui s’expriment ainsi :  » Dieu ne peut pas m’abandonner, il a trop fait pour moi.  » Avec de pareilles idées la vie s’est abaissée, on ne fait plus d’efforts, on ne tient pas compte e la parole de Dieu :  » Le royaume des cieux souffre violence. et On agit comme si l’on posait en principe que la nature est bonne et n’est pas déchue. On fait ce que l’on désire et on pense ce que l’on veut. Une foule de grâces sont perdues, des habitudes se prennent et des péchés sont commis lorsque la conscience n’est pas délicate. Et d’où vient tout cela ? De ce que la vertu d’Espérance a été oblitérée par la présomption. Lorsque l’Espérance règne dans une âme, on sent sa dépendance à l’égard de Dieu. Ce sentiment nous console en même temps qu’il nous pénètre fortement de la pensée du domaine de Dieu sur nous. Si une âme se laisse aller à la présomption, elle n’a pas l’humilité, elle n’a pas l’estime de ses relations avec Dieu. L’égoïsme l’envahit sans peine et porte facilement atteinte à la troisième vertu, la charité ; et alors tout est en danger. Beaucoup d’âmes se perdent par la présomption.

IL faut prendre garde aussi à un obstacle à l’Espérance, qui vient de théories dogmatiques mal comprises et mal appliquées. Une âme se tourmente du mystère de la Prédestination, et faute d’en avoir une idée adéquate, arrive à être comme dans l’impuissance de pratiquer l’Espérance. Dans la conduite des âmes il faut prendre garde de ne pas les laisser s’engager sur ce terrain, et les éclairer au plus vite. La foi enseigne sans doute qu’il n’y aura de sauvées que les âmes prédestinées et que personne ici – bas n’a la liste des prédestinés. Mais il faut faire bien attention aussi que la foi nous enseigne d’un autre côté que la grâce ne manque jamais à l’homme. Dieu envoie sa grâce à tous les hommes et si elle est reçue avec fidélité, la première en attire une seconde, celle – ci une troisième et la chaîne n’est rompue que par la faute de l’homme. Il faut encore remarquer le lien essentiel qui existe entre la dernière grâce, si on y est fidèle, et le bonheur de l’éternité. Quoiqu’il en soit du mystère de la Prédestination pour nous, voilà un enchaînement auquel on n’échappe pas, c’est-à-dire que la grâce ne s’arrête que par notre faute, et que si elle ne s’arrête pas Dieu sera nécessairement atteint au terme de la carrière. Mais si nous brisons la chaîne mystérieuse des grâces, nous pouvons nous dire alors que nous ne sommes pas sur la liste des prédestinés. Si on se laisse aller à cette crainte par pur caprice d’imagination , cette préoccupation n’est pas fondée ; mais si on brise, alors c’est la faute de l’âme qui prendrait le change.

IL arrive souvent que Dieu par bonté tend la main à une âme qui a rompu la chaîne. Il ne veut pas la laisser là. Il y a des saints au ciel qui ont eu besoin ainsi d’avoir la chaîne des grâces renouée. Cependant tant que dure une telle suspension, on a raison de s’inquiéter. Dieu n’est pas obligé de revenir. Et sans parler du péché mortel, après le simple péché véniel, Dieu est dans son droit de retirer ses grâces proportionnellement à la faute commise. Et tout pourrait sauter en l’air, parce que l’âme n’est pas habituée à faire de grands efforts. Ainsi en considérant le dogme de la Prédestination, nous voyons qu’il n’a rien de contraire à l’Espérance; car Dieu ne peut être contraire à lui-même.

IL. faut savoir que Dieu a porté sur nous un double décret de prédestination. Il y a une première prédestination à la grâce ; celle-là est purement gratuite et ne dépend que de Dieu. Lorsque nous sommes arrivés à la grâce, nous ne sommes pas encore sûrs de la gloire pour cela. Il faut alors une seconde prédestination et celle-là est compatible avec le mérite de notre part. Dieu tient compte, avant de porter son décret, de nos désirs, de nos volontés, de nos œuvres, Les Saintes Écritures nous le disent d’une manière formelle en maints endroits, et si certaines écoles théologiques ont enseigné que cette seconde prédestination est aussi gratuite que la première, elles ont été contre les Saintes Écritures et le sens catholique ; nous ne sommes pas obligés de les suivre. Nous admettons donc les deux choses : que ceux qui sont prédestinés à la grâce le sont gratuitement ; et que ceux qui sont prédestinés à la gloire le sont par la bonté de Dieu et à cause de leurs mérites prévus, post prôevisa merita. Saint François de Sales insiste beaucoup là dessus ; et comme il connaissait les doctrines contraires de certaines écoles, nous ne risquons rien en abondant dans son sens d’autant que plusieurs décisions récentes de l’Eglise le favorisent sans condamner le Thomisme.

St la prédestination à la gloire est décrétée en vue des mérites prévus, combien n’est-il pas plus important pour l’homme de poursuivre ces mérites. S’il ne seconde pas la grâce par sa coopération , il n’a plus de raison de compter que son nom se trouve sur la liste des élus. La première chose à faire pour l’homme c’est d’accumuler les mérites, afin d’assurer sa vocation personnelle à la gloire. C’est ainsi que parle Saint Pierre :  » Satagite ut per bona opera certam vestram vocationem et electionem faciatis.  » Il ne peut pas se faire que celui qui a pratiqué les bonnes œuvres d’une manière constante

ne trouve pas, au bout de la carrière, Dieu, prêt à le recevoir et à l’introduire dans la gloire.