Conférences sur la vie chrétienne – 8ème conférence

HUITIÈME CONFÉRENCE.

SOMMAIRE

L’estime des grâces actuelles produit l’éloignement pour le péché véniel. — Danger de se familiariser avec cette sorte de péché. — L’indice de la vie est la faim et la soif de la justice. — La lassitude que cause à la nature la nécessité de suivre la grâce n’est pas une excuse, puisque l’on ne se maintient et l’on n’avance que par la lutte. — La crainte de Dieu doit inspirer la fidélité aux grâces actuelles, tout aussi bien qu’elle veille à la conservation de la grâce sanctifiante.

Nous établissions dans la dernière conférence la nécessité de la foi pratique pour être à même de profiter des grâces actuelles. Sans la foi nous ne saurions pas d’où nous viennent ces touches de la grâce qui inclinent l’âme tantôt d’un côté tantôt de l’autre, avec plus ou moins de force. C’est la foi qui nous révèle l’origine, les conditions, l’importance, la nécessité de ces secours, sans lesquels nous serions souvent trop faibles pour agir et, dans tous les cas, incapables de rien faire de méritoire pour le ciel.  » Le juste vit de la foi,  » et il n’est juste que parce qu’il vit de la foi : c’est parce qu’il est régi par elle qu’il connaît la volonté de Dieu sur lui pour l’ensemble comme pour le détail de la vie. Le principe une fois posé venons-en maintenant à l’application.

LORSQU IL s’agissait de la grâce sanctifiante qui est la condition vitale, le principe même de la vie, nous avons vu l’importance que l’homme devait mettre à la conserver et pour cela à fuir le péché mortel qui tue l’âme en détruisant la grâce sanctifiante. C’est là une disposition indispensable, soit que l’on ait eu le bonheur de garder la vie telle qu’on l’avait reçue par le baptême, soit qu’après l’avoir perdue, on l’ait recouvrée par le sacrement de Pénitence.

Nous trouvons à l’endroit des grâces actuelles quelque chose d’analogue. Elles ont un ennemi; le péché véniel. Il faut donc que l’âme chrétienne résiste au péché véniel qui rend impuissantes les grâces actuelles. Éclairés par la foi nous savons tout le prix de ces grâces, fruit des mérites de N. S. Jésus-Christ, et en les repoussant nous nous exposons à tomber dans le péché véniel. Toutes ces grâces n’ont ni le même objet, ni la même importance. Les unes nous poussent à l’accomplissement des préceptes majeurs ; les autres à la pratique des actes moins obligatoires ou même des simples conseils. Mais le chrétien qui tend à la vie spirituelle, doit avoir pris son parti et être résolu à ne commettre de propos délibéré aucun péché véniel, autrement il ne se maintiendra pas.

MAIS voici ce qui peut arriver : l’âme fera un pacte pour éviter le péché mortel, mais n’apportera pas une grande attention à la fuite du péché véniel. Elle ne fera pas tout le bien qu’elle pourrait faire ; elle n’évitera pas tout le mal qu’elle pourrait éviter. Elle conserve de l’amitié de Dieu ce qu’il faut rigoureusement pour n’être pas réprouvée. Cela lui suffit, le purgatoire fera le reste. Il est rare qu’on formule ce raisonnement ; mais implicitement une foule de gens en font la règle de leur conduite. Alors se produit un état maladif de l’âme qui arrête tout progrès, sans parler du danger qui peut en résulter. Par ce pacte il y a mépris de la grâce de Dieu.

Si la foi était bien vive, on ne se laisserait pas aller à des arrangements qui impliquent un manque de respect envers Dieu, et le peu de cas que l’on fait des avances de la bonté divine. En somme ce n’est pas l’amour de Dieu qui domine, mais l’amour de soi-même, parce que l’on ne veut pas être damné. C’est ainsi que la vie entière peut être faussée, et s’il faut que l’âme se refasse pour ainsi parler dans le purgatoire, ce travail demandera beaucoup de temps. Je ne parle pas du danger de tomber dans le péché mortel. Il est cependant extrême, car l’habitude du péché véniel ne porte pas Dieu à la profusion des grâces actuelles. Rien au -contraire ne le dégoûte davantage, ne provoque plus cette nausée, dont il est parlé dans l’Apocalypse.

UNE grande attention est nécessaire de ce côté. Dieu nous en donne la mesure dans celle des huit béatitudes où il promet à ceux qui ont faim et soif de la justice qu’ils seront rassasiés . Cette faim et cette soif sont-elles facultatives ? La justice, qui nous établit dans un si parfait rapport avec Dieu lui-même, n’est-elle pas le but auquel doivent tendre tous nos efforts ? Une âme qui a Dieu pour fin peut-elle ressentir autre chose que la faim et la soif de la justice, de ce qui lui assure la possession de Dieu, de ce qui la rend semblable à Dieu ? Voilà une définition de Notre Seigneur lui-même qui est aussi éloquente que possible. Si nous n’avons pas faim et soif de la justice, nous ne serons pas rassasiés; et nous ne le serons qu’à ce prix.

QUAND aurons-nous ce rassasiement ? David nous le dit :

Satiabor cum apparuerit gloria tua.  » Je serai rassasié quand votre gloire apparaîtra. La vue de Dieu, la contemplation de Dieu nous nourrira, nous rassasiera quand il se montrera à nous face à face dans l’Eternité. Mais une chose s’enchaîne à l’autre. Si nous n’avons pas faim et soif de la justice en ce monde, nous courons risque de ne pas arriver à la possession du souverain bien; et la cause en serait que nous n’apprécierions pas les avances de Dieu qui nous façonne par ses visites de tous les instants.

QU’ARRIVE-T-IL quand ce malheur a lieu ? On fait une sorte de raisonnement, d’arrangement avec soi-même. On borne si bien ses désirs, qu’on n’avance plus dans la vie spirituelle ; car on a réduit tout à l’égoïsme et on a ramassé l’amour dans son cœur

LA cause qui amène ce déplorable état, est une sorte de lassitude à suivre la grâce. La nature déchue est peu disposée à s’élever. Cependant l’appel de Dieu est incessant. La grâce nous sollicite toujours; elle aime la promptitude, l’action, et nous sollicite sans cesse à monter. Nescit tarda molimina.  » comme dit saint Ambroise. Si l’homme ne fait pas attention à la lumière de la foi, il éprouve nécessairement de la lassitude. Il y a en lui quelque chose de bas et de court. Il a besoin de grandir et de se développer par le sacrifice et le dévouement; et plus on retarde ce développement, plus il devient difficile. La grâce nous donne pour la pratique des vertus obligatoires ou des conseils, des ailes qui nous aideraient à monter plus haut. C’est une sorte d’attaque continue. Nous ne devrions pas en être étonnés; tout cela nous est envoyé par Dieu dans une intention bienveillante. Il veut que le temps que nous passons en ce monde nous soit profitable, que notre vie produise au taux de sa valeur; qu’elle se dépouille de toute banalité et qu’elle soit bien remplie. Si nous voulons être fidèles à la grâce, nous avons une grande lutte à soutenir contre le mal qui est en nous, soit par suite du péché originel, soit par suite du péché personnel et volontaire. Il faut s’en dépouiller entièrement; et c’est une œuvre très-laborieuse. Par la fidélité aux grâces actuelles nous arriverons à nous dépouiller du mal et à nous remplir du bien ; mais nous avons immensément à faire.

Nous devons nous rendre semblables à l’homme nouveau, au second Adam qui est venu du Ciel pour réparer le premier, qui était de la terre. Pour cela nous avons vingt, trente, quarante ans, ce que Dieu juge à propos de nous donner, et ce laps de temps sera peut-être bien court. On ne peut arriver à se maintenir à cette assimilation de N. S. Jésus – Christ que par un travail résolu et une fidèle correspondance aux grâces actuelles. Or ces grâces étant reliées entre elles comme les anneaux d’une même chaîne, si l’un de ces anneaux vient à se briser ou à s’enchevêtrer dans les autres, il se produit une confusion, un arrêt dont l’issue peut être fatale. Nous avons derrière nous une expérience de six mille ans.

ECLAIRÉ ainsi, l’homme voit qu’il ne se sanctifiera qu’avec un grand courage, qu’avec une volonté arrêtée. Notre Seigneur, dans l’Evangile, nous dit que a le royaume des cieux souffre violence  » Regnum coelorum vim patitur.  » On ne le ravira que par la violence,  » et violenti rajiunt illud.  » Cela est vrai non – seulement pour ceux qui rencontrent sur leur route des occasions terribles d’offenser Dieu , et pour quelques personnes d’élite, appelées à une voie très – élevée, mais encore pour tout te monde, Si ce principe était bien admis, on se dirait à soi- même :  » Je ne suis en ce monde que pour arriver à l’autre, et je n’atteindrai pas le but si je ne me fais pas violence à moi – même, à cause de la tendance de mon être vers le mal.  » Si on était ainsi résigné à cette situation , les choses marcheraient tout autre vent. Mais la plupart des hommes ne pensent pas à cette nécessité. Ils croient pouvoir se maintenir sans se contraindre et ils sont dans l’illusion ; c’est une chose impossible depuis la chute. Alors on reste en chemin parce qu’on perd de vue les grâces actuelles. On ne les voit pas telles qu’elles sont, et on perd courage.

S’il y a quelque chose qui doive nous émouvoir ; c’est que nous ne sommes jamais sûrs de notre fin ; mais d’un autre côté, nous pouvons nous rassurer, quand nous avons l’estime des grâces actuelles et la résolution de n’en perdre aucune. Si nous trouvons cette disposition au fond de nos cœurs, tout est bien. Autrement nous aurions tout à craindre, même pour la grâce sanctifiante. Souvenons-nous de ce que disait Saint Bernard :  » Je m’inquiète extrêmement pour mon salut , quand je lis cette parole dans les Saintes Écritures :  » Personne ne sait s’il est digne d’amour ou de haine  » ; mais d’un autre côté, je sais qu’il est écrit :  » Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés.  » Et comme je crois avoir cette faim et cette soif , je cesse alors de m’inquiéter autant. Car si je n’ose pas dire que je sois digne d’amour , du moins je crois que je ne suis pas digne de haine.  » Un raisonnement pareil était très-fondé. Et si nous avons l’estime des grâces, nous pourrons tirer la même conclusion que S. Bernard. Mais si on est indifférent à l’endroit de tel péché véniel ; s’il y a même telle ou telle catégorie de fautes sur lesquelles on ne se tourmente pas, c’est un signe que l’on n’a plus ni faim ni soif de la justice et qu’il y a déjà péril pour l’âme.

ON a donc grand besoin de se redire souvent à soi-même l’importance des grâces que nous recevons ; d’admirer comme Dieu persévère toujours à accomplir pour nous ces grandes choses ; ce n’est jamais lui qui reste en arrière.

Nous avons posé en principe que la crainte de Dieu , qui , d’après les Ecritures, est le commencement de la Sagesse, est par là- même la première disposition à la vie spirituelle. Appliquant cette donnée à la grâce sanctifiante, nous avons vu. que la première condition pour ne point la perdre par le péché mortel est d’avoir la crainte de Dieu. Or cette bienheureuse crainte, nous l’affirmons hardiment, n’est pas moins nécessaire pour se garder du péché véniel. Que si nous n’avons point cette crainte, c’est qu’alors existe au fond de nous-mêmes ce regrettable et dangereux parti dont nous nous avons parlé plus haut. Assurément la miséricorde et la bonté de Dieu sont très-grandes. Cependant l’Apôtre nous dit de prendre une armure, de nous munir d’une cuirasse, d’un glaive, d’un casque. Il équipe, en un mot, le chrétien des pieds à la tête. Qu’ est-ce que cela veut dire ? C’est que notre ennemi ne dort pas. Il y en a un au dedans, un autre au dehors. L’homme désirerait passer sa vie tranquillement, rester l’ami de Dieu sans qu’il lui en coûte. C’est un manque de respect envers Dieu ; et cela accuse qu’il n’y a. plus de crainte de Dieu ; ce qui est le caractère de notre temps.

LES hommes d’aujourd’hui n’ont plus ce sentiment de la crainte de Dieu , qui est recommandé à toutes les pages de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ce sentiment s’éteint de plus en plus. Il n’y a que les pensées fortes à pouvoir donner une bonne sève, sans cela on ne trouve pas de consistance. La recommandation de la crainte de Dieu est répétée sur tous les tons dans les Saintes Écritures. L’absence de ce sentiment se fait sentir aussi dans la famille, dans la société. On ne sait plus ce que c’est que l’autorité. Dans la famille on ne respecte plus les parents ; dans la société, il n’y a plus de pouvoir possible parce que chacun le toise de son haut. Il n’y a plus de respect que chez quelques catholiques.  » Le Catholicisme, a-t-on dit , est une grande école de respect.  » Mais là encore combien cette crainte est diminuée ! Et cela se porte sur Dieu. On l’accepte, mais dans la conduite il y a quelque chose qui semble dire : • Si je voulais, je me passerais de toi,  »

ON voit du reste dans la conduite des âmes combien il est difficile de leur faire prendre cette attitude passive devant le Tout- puissant, excepté chez quelques âmes d’élite. On trouve des âmes qui osent dire :  » Moi je ne crains pas Dieu, je l’aime, et cela me suffit.  » Et ce sont des âmes des plus vulgaires qui vous parlent de la sorte, quand les plus grands saints tremblaient devant le Seigneur. Les mêmes dispositions se trouvent dans la famille chez les enfants vis-à-vis de leurs Père et Mère. Il ne résulte rien de bien de cette diminution du respect. Autrefois il eût suffi de mentionner la crainte de Dieu ; aujourd’hui il faut y revenir sans cesse.

IL y a deux degrés dans cette crainte : la crainte de Dieu qui nous fait éviter le péché mortel et celle qui nous fait éviter le péché véniel, et par conséquent mettre à profit les grâces actuelles. Quand je dis les grâces actuelles, je ne parle pas de celles qui viennent pour nous donner la force de faire les choses commandées sous peine de péché mortel , mais de celles qui nous portent au bien , qui nous sont données pour faire des choses dont l’opposé serait un péché véniel ou nous empêcherait de monter.

EN résumé donc, il faut une situation armée, car le royaume de Dieu souffre violence,  » et violenti rapiunt illud  » . Pour y arriver il faut du courage, et l’ aliment de ce courage- est l’esprit de foi qui nous révèle l’importance de la grâce et nous pénètre de reconnaissance envers N. S. Jésus-Christ, qui nous l’a méritée en mourant sur la croix pour nous racheter et nous pousser en avant.

VOILA encore une des stations auxquelles nous devions nous arrêter avant d’aller plus loin , afin de ne rien laisser derrière nous et de montrer l’application des principes posés jusqu’ici.