SIXIÈME CONFÉRENCE.
SOMMAIRE
Vigilance nécessaire pour profiter des grâces actuelles. — Compte à en rendre. — Demande de ce secours. —Energie et persévérance dans la fidélité.
RAPPELONS en quelques mots notre dernière thèse sur l’existence des grâces actuelles, qui sont envoyées à l’homme pour guérir les plaies laissées dans son âme par le péché, et pour l’habituer aux actes surnaturels par lesquels il mérite la récompense éternelle. Nous avons vu que la source de ces grâces multiples était dans les mérites de Notre Seigneur Jésus-Christ . Nous avons vu que les grâces étaient nombreuses, incessantes, qu’elles prenaient toutes les formes; et que, si l’ homme y coopère, il arrive à se rendre agréable à Dieu, à produire en lui l’imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ, de l’homme nouveau, et par conséquent à détruire le vieil homme.
Rien de plus digne de considération , après la grâce sanctifiante, que les grâces actuelles. Il n’est pas possible qu’on n’en reçoive qu’une seule, à moins que, par une disposition toute particulière de la Providence, le cours de la vie ne soit tranché immédiatement après le baptême. Les grâces actuelles s’offrent à nos regards sous la forme d’une pluie incessant, bienfaisante, qui descend sur nos âmes. C’est l’image qu’emprunte S. Paul, lorsqu’il compare nos âmes à une terre qui reçoit sans cesse la pluie du Ciel, pour lui faire produire des moissons : » Terra enim sape venientem super se bibens imbrem , et generans herbam apportunam illis a quitus colitur. » Mais cette bénédiction fait contracter à la, terre une responsabilité. Si elle ne produisait que des ronces, reprobata est, et maledicto proxima. Il faut donc faire une très grande attention à la descente de la grâce, parce qu’elle pourrait se raréfier et quasi disparaître. Des théologiens enseignent, qu’après certaines prévarications, certaines résistances, la grâce ne vient plus; les autres ne sont pas aussi sévères, mais ils sont tous d’accord pour affirmer ce principe, que dans ce cas le salut devient d’une difficulté extrême
IL suit de là que la négligence des grâces actuelles est extrêmement nuisible à 1′ homme ; et que c’ est le plus grand malheur qui lui puisse arriver, après la perte de la grâce sanctifiante. Que si au contraire, il accueille cette grâce actuelle avec empressement, non seulement elle continue à descendre sur lui, mais elle s’agrandit, elle s’affermit et soulève l’ homme bien au-dessus de la sphère où des secours ordinaires pouvaient l’établir. Si les saints sont montés si haut, c’ est qu’ils ont été fidèles; et alors la grâce est devenue comme un flux. Le flux de l’Esprit-Saint les a environnés comme un grand fleuve dont les eaux impétueuses arrosent, inondent et triomphent de tous les obstacles. C’est le fiuminis impetus qui réjouit la Cité de Dieu et lui fait éprouver un transport de bien-être. Ce texte s’applique spécialement à la Sainte Vierge; mais, proportion gardée il convient à toutes les âmes qui vont fidèlement à Dieu.
NOTRE Seigneur nous apprend bien dans l’évangile, l’usage qu’il veut que nous fassions de la grâce. Il se compare lui-même à. un homme qui confie des talents à ses serviteurs à charge de les faire valoir. A l’un il en donne cinq; à l’autre deux; à un troisième un seul. Le prêt est toujours gratuit ; mais le maître veut que le serviteur négocie, que la somme s’enfle. Il établit exactement ce qu’il donne, parce qu’il en demandera compte, et qu’il voudra trouver du profit.
COMBIEN de grâces ne recevons-nous pas chaque jour? C’est pour nous un sujet de reconnaissance, mais aussi le sujet d’un compte terrible à rendre au Jugement. Quand on envisage des existences comme les nôtres, à nous qui sommes à la fois chrétiens, religieux et prêtres, on est stupéfait par l’accumulation des secours reçus.
Quel détail! Après le jugement des délits commencera l’examen sur la manière dont nous aurons traité les mérites de Jésus-Christ, par la façon dont nous aurons reçu les grâces. On ne peut s’empêcher de considérer notre situation comme extrêmement critique devant Dieu.
Nous voyons en effet dans l’évangile que le maître est d’une exactitude rigoureuse, quand il réclame les talents confiés à ses serviteurs. Celui qui en a reçu cinq en rapporte cinq autres et il est loué. Dieu ne comptait pas sur deux ou trois, mais sur un gain égal à ce qu’il avait donné, sur dix. Aussi ce serviteur est félicité et le maître le reçoit avec ces paroles : » Euge serve bone et fidelis, infra gaudium Domini tui. » Maintenant celui qui a bien fait valoir ses deux talents est également bien reçu. Le Seigneur ne lui en demande pas cinq, il sait que la reddition des comptes doit être proportionnée aux grâces reçues. Vient ensuite celui qui n’a reçu qu’un talent.
A-t-il trouvé sa part trop faible, je ne sais ; mais l’évangile nous dit qu’il a eu peur de la perdre, qu’il l’a mise en lieu de sûreté ; et en effet il la rapporte intacte. Mais il n’a rien à dire lorsqu’on lui demande son compte. Il n’a pas de production. Alors le maître dit: » qu’on lui ôte donc le talent qu’il a reçu et qu’on le donne à celui qui a dix talents. » Le malheureux ne pourra pas entrer dans la joie du Seigneur, parce qu’on n’y entre pas les mains vides.
VOILA des choses d’une gravité extrême, car elles sont personnelles à chacun de nous. Il n’y a pas moyen de se faire illusion. Nous sommes prévenus qu’il y aura un examen et qu ‘il portera sur l’usage que nous aurons fait de chaque grâce actuelle. La perte d’une grâce est un délit. Il n’est pas possible que Dieu se soit mis en frais, ne fût-ce qu’une seule fois, pour ne rien recueillir. Le sang de Notre Seigneur Jésus-Christ ne peut pas être traité comme rien. Ce serait bien autre chose si les grâces reçues n’étaient pas seulement rendues inutiles, mais encore tournées contre Dieu par l’homme prévaricateur. Son sort serait encore plus fâcheux. Mais tournons-nous au premier point de vue, qui nous montre la grâce rendue inutile.
Nous savons la ligne de conduite que nous avons à tenir, pour être debout, quand nous paraîtrons devant Dieu à la sortie de ce monde. Il est impossible d’avancer si nous n’avons pas la crainte de Dieu. Nous avons vu combien ce point était fondamental et rare en même temps. C’est sur lui que l’Ecriture-Sainte concentre toute sa force. Si donc nous sommes obligés, pour conserver la grâce sanctifiante, de vivre en face de la crainte de Dieu, le même sentiment doit veiller en nous lorsqu’il s’agit des grâces actuelles. Si nous n’y avons pas correspondu , nous encourons une grande responsabilité, et à cet égard nous ne sommes sûrs de rien. Si l’homme n’est pas tenu en respect par la crainte du Seigneur, facilement il ne songera qu’à lui-même, et il sera pris au dépourvu.
VOILA donc une corrélation parfaite entre ce que nous avons établi pour la grâce sanctifiante et ce que nous établissons pour la grâce actuelle. Le moyen de conserver l’une et l’autre, est de se tenir en face de Dieu, clins l’attitude qui nous révèle ce qu’il es et ce que nous sommes. Cette disposition nous empêchera d’ oublier notre néant de sa grandeur; alors la grâce sera reçue comme dans ce beau terrain où elle produit au centuple. Mais si nous recevons la grâce comme une chose qui nous est due, sans nous rappeler à quel prix elle nous vient; si nous ne comptons pas avec nous-mêmes sous ce flot miséricordieux , c’est que nous ne savons pas ce que nous sommes et ce qu’est Dieu. Et combien d’âmes qui en sont là ! Quand on leur dit que les grâces tombent sur elles à chaque instant qu’elles sont responsables de ces faveurs divines, elles se réveillent comme d’un sommeil. Elles sont tout étonnées, il leur semble que la chose va d’elle-même, que ces grâces leur sont dues elles ne songent pas au compte qu’elles auront à rendre des dons de Dieu. Il y a là une déviation qu’il faut faire disparaître par la crainte du Seigneur.
Nous devons de plus en plus avoir le sentiment de la sainteté divine et du peu que nous sommes. De la sorte nous deviendrons plus reconnaissants à mesure que nous recevrons et que nous avancerons.
VOYEZ les saints, plus ils avancent dans la connaissance de Dieu, plus ils se méprisent eux-mêmes et opèrent leur salut avec crainte et tremblement . Il n’y a plus rien entre Dieu et eux ; leur œil est refait. Se plaçant au point de vue surnaturel et non plus matériel, ils sont disposés à goûter chaque chose ; la grâce peut arriver sur eux avec profit. Dès lors comprenant notre indignité à l’égard de Dieu, ouvrons notre cœur à la reconnaissance. Nous savons que nous ne pouvons pas mériter la grâce, pas plus la grâce actuelle que la grâce sanctifiante. La prière devient fa voie d’une âme qui se rend compte d’elle-même, de sa vocation, des bienfaits que Dieu lui a départis; des dangers auxquels elle est exposée. Elle sent qu’elle n’a d’existence que par là. Pour prier, elle se met dans l’attitude d’humilité qui favorise extrêmement la descente de la grâce, parce qu’elle touche le cœur de Dieu. Ainsi l’inondation de la grâce devient de plus en plus abondante. La vie s’élève; le lien qui unit à Dieu devient plus fort, plus énergique ; l’isolement, la rupture devient toujours difficile; et c’est là ce qui constitue la vraie vie en ce monde.
On. qu’est-ce que cette prière ? C’est une demande. Notre, Seigneur nous l’explique admirablement, quand il termine le Pater par ces mots: » Et ne nos inducas in tentationem, sed libera nos a malo. » Après que nous avons sollicité notre pain quotidien et le pardon de nos offenses, le Seigneur nous fait demander ces deux choses : la force pour lutter contre nos ennemis, car il a voulu que notre vie soit un combat ; et la grâce qui nous disjoindra du mal qui voudrait nous envahir et nous défendra contre nos mauvais penchants et la malice du diable.
C’EST gratuitement que Notre Seigneur nous a appelés à l’ordre surnaturel, mais il réclame notre coopération. Il a l’intention de nous donner sa grâce, mais il entend que nous soyons complices de ce qu’il veut faire. Quand il détache du sein de sa miséricorde le bien qu’il veut nous accorder, il demande que d’en bas parte un cri qui implore ces secours. Pendant qu’il puise dans les trésors de son amour gratuit, il veut trouver un motif de ne pas se détourner de notre néant, d’aller largement dans les libéralités qu’il répand sur nos âmes. Je dis donc que l’âme du chrétien est dans la condition où elle doit être, lorsqu’elle est dans cette dépendance de la grâce, qu’elle apprécie bien ce secours qui vient sur elle, et s’unit aux intentions de Dieu par une demande incessante.
Nous avons des exemples admirables de prière dans la liturgie. Quoi de plus éloquent, par exemple, que les collectes des dimanches après la Pentecôte? Ce sont des chefs-d’œuvre de style et de précision dogmatique tout à la fois. Nous tenons à le dire ici en passant, car nous ne connaissons point de plus belles formules pour demander la grâce. Cent autres endroits du Missel, du Bréviaire, du Pontifical, du Rituel, peuvent nous instruire également ; c’est plus beau que les Pères et les Théologiens. Ceux qui ont le bonheur de connaître la langue de l’Eglise seraient inexcusables s’ils ne revenaient pas sans cesse à ces sources ; si après avoir fermé le livre, ils ne pensaient pas à ce qu’ils y ont lu. Il faut se dire à soi-même: « Je me dirigerai de ce côté, je me rendrai maître de ces trésors. »
IL faut bien se persuader que, généralement parlant, le seul moyen d’arriver est une attention incessante à vouloir et à poursuivie ce que l’on veut. De même dans le monde, si l’on est changeant, on n’arrive à rien. Il n’est pas étonnant que dans les choses de Dieu il soit besoin d’une volonté constante et suivie. Rien n’est plus important pour nous et pour Dieu, « Hec est voluntas Dei sanctificati vestra. » Dieu veut que nous soyons saints. Il a quelque chose dans l’âme pour sa créature. Il nous a tirés du néant pour que nous soyons la réfraction de la sainteté qui est en lui.
Si cette vérité est bien conçue, le chrétien est nécessairement épris d’une volonté énergique d’arriver à son but. Il n’a pas de raison d’y renoncer, rien en effet n’étant meilleur que Dieu. On ne pourrait aller plus loin si on regardait derrière soi après avoir mis la main à la charrue. Ainsi considérons toujours la volonté humaine dans une disposition constante de fermeté, de fidélité. Il ne servirait de rien de dire que l’homme est changeant : » homo numquam in, eodem statu permanet » C’est vrai dans l’ordre naturel, mais dans l’ordre de la grâce, il n’en est pas ainsi. » Non ego, sed gratia Dei mecum. » dit l’Apôtre. Par l’accession de la grâce, nous voyons l’homme revêtir, pour ainsi dire, une autre nature, acquérir une manière d’être nouvelle. Dieu est venu se joindre à lui ; et c’est ce qu’il continuera, ainsi que nous le verrons dans la suite des matières que nous avons à traiter.