CINQUIÈME CONFÉRENCE.
SOMMAIRE.
Les grâces actuelles. — Les fonctions. — La grâce médicinale. – Comment elle est donnée.
APRES avoir établi la nécessité de la grâce sanctifiante, il n’est pas nécessaire d’appuyer beaucoup sur le soin que le chrétien doit mettre à la conserver, sur la jalousie qu’il doit apporter à la défendre, puisque c’est pour lui l’élément de vie.
MAINTENANT nous avons à nous occuper de cet autre secours nécessaire à tout homme pour qu’il puisse triompher de sa faiblesse à un moment donné, surmonter l’empêchement que lui oppose dans la route du bien la dégradation, suite du péché originel; ce secours, c’est la grâce actuelle. La grâce sanctifiante nous fait justes, agréables à Dieu, conformes, adaptés à notre fin, mais elle ne nous pousse pas à l’action. Elle est l’élément indispensable d’anoblissement sans lequel nous ne pouvons pas être admis dans la cour du ciel; mais son but n’est pas de nous faire produire des sentiments, des actes conformes à notre fin. Dieu emploie pour cela une autre forme de grâce multiple, qu’il distribue selon les conseils de sa justice et de sa bonté envers les hommes. Cette grâce nous met à même d’opérer surnaturellement de manière à mériter la gloire éternelle.- Nous ne sommes pas créés pour rester inactifs, nous laissant aller au cours de l’existence, et en attendant la fin dans l’état de grâce sanctifiante. Nous ne sommes pas destinés à nous endormir, nous devons au contraire être actifs. Les puissances qui sont créées en nous par la. grâce sanctifiante, doivent rechercher Dieu. Or elles n’y arriveront pas, si elles ne sont pas fécondées ; et ce sont les grâces actuelles qui leur donneront ce réveil et les feront agir. Nous sommes le rendez -vous d’ une immense quantité de secours et d’ impulsions divines, proportionnés à nos devoirs intérieurs et extérieurs envers Dieu, envers le prochain et envers nous-mêmes, et à la mission que Dols avons à remplir au milieu des créatures. Dieu y met un luxe extraordinaire.
Si nos facultés étaient intègres, si nous n’avions pas été lésés par le péché, Dieu se bornerait à nous donner la grâce comme secours. Mais comme nous sommes les victimes du péché originel ; et qu’après le baptême il y a encore dans nos âmes des traces très-sensibles et très-visibles de cette lésion , qui ralentissent notre marche et nous rendent même incapables de mouvement vers Dieu , une partie de ces secours nous est donnée sous forme médicinale. Ces grâces actuelles se surajoutent aux débris de la nature première, elles nous rendit l’agilité et la force pour nous mouvoir dans l’ordre surnaturel. Dans ce sens la grâce actuelle est pour l’homme tombé grâce médicinale, parce qu’elle apporte le remède à la chute. Elle corrobore l’intelligence, la volonté, les sens, et les met en mesure de correspondre à l’appel de Dieu comme si le malheur de la chute originelle n’était pas arrivé.
Ce travail ne se fait pas en un seul coup. Lorsque la grâce sanctifiante arrive, elle est comme une lampe qui n’éclaire pas par degrés, mais qui luit dans toute la maison, dès qu’elle est allumée. La grâce médicinale au contraire nous est donnée par compte. Si elle est bien accueillie, si nous y correspondons, elle revient plus abondante, nous donnant puissance et agilité, pour faire les choses de Dieu avec une facilité presque égale à celle dont nous aurions joui si nous n’étions pas tombés. Si au contraire elle n’est pas acceptée ou si elle est l’objet d’une résistance quelconque, outre qu’elle peut ensuite venir moindre, elle ne se développe pas autant. Il en résulte que les mauvais penchants restent les maîtres et que le péché est aisément commis.
A côté de la grâce médicinale il y a un autre secours direct qui nous est donné pour opérer surnaturellement. Si la faute originelle n’eût pas été commise, nous n’aurions pas eu besoin de la première grâce, de la grâce médicinale, mais dans toute hypothèse nous aurions eu essentiellement besoin de la seconde. Si parfaites qu’eussent été les actions de l’homme, il fallait un secours pour les adapter à sa fin surnaturelle, sans quoi elles n’eussent pas abouti.
Nous sommes donc redevables à Notre Seigneur Jésus-Christ de la grâce médicinale qui est le fruit de sa Passion . D’un autre côté si nous n’ avions pas hérité des suites du péché, nous n’aurions pas eu besoin des souffrances de la Passion; mais il nous fallait toujours un médiateur, un conducteur pour amener sur nous ce secours divin dans la proportion de nos besoins. Pour chacune de nos pensées, chacune de nos volontés, quand la grâce a pourvu au côté médicinal, il’ reste encore un immense effort qui est accompli par un nombre infini de secours particuliers. Il reste à mettre du divin dans nos opérations et dans nos pensées; c’est la seconde merveille de la bonté et de la puissance de Dieu. La première est la grâce sanctifiante qui nous fait enfants de Dieu. La seconde est la grâce actuelle qui nous fait produire des actes surnaturels eu rapport avec cette grâce sanctifiante qui est en nous. Sans ces secours nous ne serions pas sortis de l’ordre naturel , et ils étaient nécessaires pour atteindre une fin surnaturelle.
VOYEZ combien cette doctrine est belle, quelle lumière ces enseignements de la foi jettent sur notre fin surnaturelle, sur notre marche vers cette lin , sur l’attention incessante de Dieu à notre égard , sur sa bonté, l’intérêt qu’il nous témoigne. La foi nous enseigne que ce secours de la grâce ne manque jamais de la part de Dieu.
Mais il y a un point indispensable à éclaircir dans la science de l’ascèse chrétienne; souvent il arrive que la grâce n’opère pas. L’inconvénient qui arrête son efficacité vient-il de l’homme ou de Dieu ? S’il venait de Dieu , il résulterait que Dieu ne voudrait pas sérieusement ce qu’il demande de nous ; ce serait une hérésie.
IL ne s’agit pas ici de l’opinion d’une certaine école qui veut rester catholique et qui peine pour accommoder ses doctrines aux décisions de l’Église. Il est certain que Dieu donne toujours une grâce proportionnée à l’œuvre qu’ il demande de nous ; mais l’homme peut y résister et la rendre inféconde. L’Église a défini ce point au concile de Trente et dans la condamnation des cinq propositions de Jansénius. L’homme peut résister à la grâce ; Jansénius avait dit le contraire. D’où il suivait que la coopération de l’homme à son salut était une pure affaire de mots ; mais la foi a enseigné autre chose.
IL faut donc faire attention, afin que le secours qui nous est prodigué ne soit pas comme la semence de l’Évangile. Une partie, DES GRACES ACTUELLES.
nous dit le Seigneur, est foulée aux pieds Par les passants ; une partie étouffée par les épines ; une autre encore tombe sur un terrain pierreux. Ces exemples se rencontrent très souvent. Dieu donne sa grâce avec luxe ; niais la plus grande partie de ce secours est loin de germer. S. Paul compare les âmes à la terre qui reçoit sans cesse la pluie et qui cependant souvent ne donne que des épines, et il la menace du châtiment. Quand Dieu se retourne vers la créature, il lui dispense une série de secours qui ont pour but de mener l’homme à la sainteté et à une ressemblance exacte avec son Rédempteur. Si le résultat n’est pas obtenu, était un immense désordre ; et il est impossible .à l’homme de s’en prendre à la grâce. C’est lui qui a apporté les obstacles ;.et les conséquences sont aussi graves que possible.
Nous avons là un vaste sujet de réflexion ; soit qu’on examine la grâce du côté de Dieu ou du côté de l’homme, ce sujet est inépuisable. Dieu veut que tous soient sauvés ; et ,comme ils me peuvent l’être qu’à condition d’ entrer dans l’ordre surnaturel » il nous faut conclure que tout homme, s ‘il était fidèle, arriverait à l’ordre surnaturel et au salut. On ne peut taxer Dieu ni de mauvaise volonté ni d’impuissance ; ce serait un blasphème. Quelque -sophisme que l’on allègue, quelque déduction que l’on tire d’un texte tronqué, l’Eglise s’est expliquée là-dessus au concile de Trente et dans la condamnation de Jansénius aussi clairement que possible. Du côté de Dieu, tout est disposé avec la plus grande vigilance pour que le plan s’accomplisse; mais du côté de l’homme la vigilance n’est pas la même. Il est incontestable que la plupart des hommes passent la plus grande partie de leur vie sans être jamais en rapport convenable avec les secours que Dieu leur prodigue. Ils lui refusent l’entrée ou s’en débarrassent et restent dans l’ordre naturel. Or l’ordre naturel devient le mal, quand on veut y rester, malgré la volonté de Dieu qui nous a appelés à l’état surnaturel.
IL importe donc d’avoir l’œil très ouvert et de se dire sans cesse » Je suis sur une terre où la pluie tombe ; et j’ai cherché l’endroit où elle s’épanche avec le plus d’abondance, afin que tout arrive à une floraison, à une fructification ; où en suis-je ? Il a plu sur moi toute la journée sous toutes les formes, ai-je été fidèle ? Puis-je me dire que le Seigneur n’a pas été frustré ? la réponse serait-elle aussi rassurante que nous le voudrions ? Je ne parle pas de ces fautes légères de fragilité dans lesquelles le juste même tombe sept fois ; mais la grâce n’a-t-elle pas été accueillie souvent par un refus de concours ? Ceci est plus grave. Il ne s’agit pas seulement d’un acte de fragilité, mais d’un obstacle formel opposé à l’entrée. de la grâce. A cet endroit la branche a été rompue et ne portera plus de fruit. Dans ce cas l’homme a de grands reproches à se faire et a. tout lieu d’être inquiet.
DANS l’économie de la grâce on remarque en effet deux choses que l’expérience et les Saintes Écritures s’accordent à nous faire constater. La grâce se multiplie d’autant plus qu’elle est accueillie avec une meilleure volonté.. Nous avons ainsi gratià et pro gratis, comme dit l’Apôtre. Veut – on. que la grâce prenne quelque chose de plus solennel, de plus adapté à notre fin ?- Il faut s’y livrer avec une fidélité entière. Alors Dieu visite l’âme avec l’abondance d’un souverain. C’est un roi opulent qui apporte toutes les richesses de son amour. Il ne tient qu’à nous avec des grâces légères d’en obtenir de plus grandes, et la sagesse demande cela de nous. La grâce est donnée pour la grâce et s’accroît dans la mesure de notre fidélité.
UNE autre vérité incontestable est que si le Seigneur voit que sa grâce est repoussée ou n’est pas acceptée dans toute son étendue, il a le moyen de la raréfier, d’envoyer moins de grâces, ou même de suspendre presque entièrement ce mouvement vivifiant. Dieu dans ce cas ne fait pas de frais; l’homme ne peut presque rien, et il est comme cuirassé contre la conversion. Le retour alors est très difficile ; cependant l’homme ne peut pas se plaindre. C’est lui qui a contraint Dieu à se manifester beaucoup moins; c’est lui qui a consumé sans profit tant de grâces puissantes. Dieu ne peut souffrir qu’on se moque de lui. « Deus non irridetur; » dit encore S. Paul. Celui qui n’est pas fidèle à la grâce s’expose à. la diminution et à la suspension même des grâces. Pour la grâce sanctifiante, après le péché mortel, tout est fini; et pour la grâce actuelle, après certaines infidélités, la situation est terrible.
ON dispute dans l’école pour savoir si la grâce est suspendue totalement, ou s’il reste encore une petite lueur près de la fin, une ombre. L’Église n’a pas prononcé, mais en tout cas cet état est lamentable. L’homme ne peut remonter à Dieu à moins que Dieu ne l’attire. Quand il s’est compromis par le mépris des grâces actuelles, quand il a reçu des secours nombreux et qu’il s’est trop concentré par l’amour de lui même, Dieu n’est pas obligé de faire de nouvelles avances pour le retirer de cet état de mort. Il y a un certain mouvement que l’homme devrait faire et on prévoit qu’il ne le fera pas.
D’agir autrement quelquefois dans sa miséricorde, mais c’est qu’il est mû par sa pure bonté, souvent par la charité d’un tiers qui a prié, qui s’est offert pour le malheureux pécheur. Mais si on attendait toujours de semblables coups de la grâce, on ne reviendrait jamais. Il y a là un mystère terrible ; d’autant plus terrible que la réprobation est au bout ; et qui est-ce qui l’a faite ?
Qui est-ce qui l’a voulue ? L’homme !
Nous devons donc nous considérer comme étant entièrement dans les mains de Dieu et nous tenir dans une attitude de profond respect vis-à-vis de la grâce, d’autant plus que dans notre état les grâces sont plus multipliées qu’ailleurs. Elles nous sont données pour nous préparer à notre fin avec une très grande facilité. Les obstacles sont ôtés par les vœux de la religion ; et une quantité extraordinaire de secours nous sont accordés pour nous transformer rapidement à l’image de N. S. Jésus-Christ. C’est là une grande faveur que tant de milliers d’âmes ont acquise au prix d’une rupture avec le monde depuis les premiers temps du christianisme. Quand nous rappelons ces souvenirs que nous ont laissés ces interventions de Dieu par la grâce actuelle clans le cours de notre vie religieuse, nous restons confondus ! C’est comme si nous considérions les étoiles du ciel. Plus on les regarde, plus on en aperçoit de nouvelles ; et le ciel paré de ces astres sans nombre nous raconte la munificence du Très-Haut. De même les millions de grâces que nous avons reçues et que nous recevons chaque jour nous révèlent la puissance et la bonté infinie de Celui qui nous les prodigue. Si nous ne sommes qu’à la moitié, qu’au quart, quelle responsabilité !
C ‘EST là une question qui nous regarde et sur laquelle nous n’avons pas à nous faire illusion. Nous rendrons compte un jour de tout, de la grâce médicinale qui refait en nous l’homme primitif, et de ces grâces, de ces secours qui descendent des mains de Dieu sur nous et nous poussent à l’action. Ce point est excessivement important à l’endroit où nous sommes arrivés. Après avoir établi la distinction entre la grâce sanctifiante et la grâce actuelle, nous n’aurions pas fait un pas en avant si nous ne nous étions pas arrêtés un moment devant une chose si pratique. Il n’y a pas d’avancement dans la vie ascétique et mystique, si l’on ne fait pas un grand état de la grâce actuelle. « Non ego, sed gratia Dei mecum; » Ce que j’ai fait, nous dit l’Apôtre, ce n’est pas moi qui l’ai fait, mais la grâce de Dieu avec moi ; et non la grâce par moi, comme disaient les Jansénistes. Ils traduisaient « la grâce de Dieu qui est avec moi. » et faussaient ainsi le texte de Saint Paul. C’est une fusion que Dieu se propose en mettant à notre disposition cet élément divin. La grâce vient du ciel et nous donne la puissance; l’homme y met son petit concours créé; et de ces deux principes` fondus ensemble, résulte un seul et même aie. « Non ego, sed gratia Dei mecum. »