VINGT-NEUVIÈME CONFÉRENCE.
Il y a deux sortes d’oraison : la Prière habituelle et l’exercice de l’Oraison. — Est – il avantageux d’avoir un moment unique dans la journée destiné à l’oraison ? — Différence d’appréciation sur ce point entre S. Benoît et les auteurs modernes. — Diversités d’aptitudes pour l’oraison. — Que ce point doit être traité dans la pratique, avec grande délicatesse. — Avis généraux. — Spiritus ubi vult spirat.
Nous avons donc établi que l’oraison était un entretien de l’âme avec Dieu. Dans l’intention du Seigneur, tous les chrétiens devraient vivre dans l’oraison, puisqu’il a dit : » Oportet semper orare et nunquam deficere. » La disposition à la prière est donc le résultat des avances que Dieu fait à l’ homme. Mais deux obstacles se présentent à nous dans cette voie : la légèreté de l’esprit et la pesanteur du cœur La méditation, nous l’avons dit, peut rendre l’attention à l’esprit ; les affections, en se concentrant dans un moment donné peuvent refaire en nous cette disposition de chercher Dieu par l’élan du cœur
La méditation n’est donc pas l’oraison ; elle lui est même opposée en tant qu’elle peut arrêter l’âme dans la spéculation, et l’empêcher de monter plus haut ; de telle sorte que si elle ne conduisait pas à l’oraison, on pourrait dire qu’elle en est le plus grand ennemi. De là vient que des directeurs se trompent en exigeant la méditation de personnes qui n’en ont pas besoin et qui profiteraient si bien de l’oraison. C’est ce qu’on rencontre dans le ministère; on trouve des âmes qui malgré l’appel de Dieu ne font jamais oraison attendu qu’elles ne connaissent pas autre chose que la méditation, et encore celle qui se trouve en tel livre. Il se fait une foule de maladresses sur ce sujet là; et cela par une ignorance complète. On croit que ces choses ne valent pas la peine d’être étudiées, et on préfère vivre dans l’erreur.
Au point où nous en sommes, nous distinguons deux espèces d’oraison : 1° la Prière habituelle, que Dieu voudrait voir en chacun de nous ; 2° cet exercice de piété qui consiste à faire oraison à un moment donné. Il est évident que le premier état est supérieur à l’autre, et que c’est celui-là qui correspond pleinement au mot de l’Évangile. La seconde manière par cela même qu’elle occupe seulement durant un temps fixé, plus ou moins long, rend l’homme à lui-même ; et ainsi on voit des personnes exactes à faire au moment donné la méditation ou l’oraison si elles peuvent, vaquant ensuite de la même manière, comme si de rien n’était, aux autres occupations ; il en va absolument pour elles comme si l’oraison faisait simplement partie d’un de leurs bagages pour la journée. Il y a là souvent beaucoup d’illusions, parce que l’on pourrait bien te pas chercher Dieu, malgré cette habitude de se mettre en méditation pendant une demi-heure ou une heure, se tenant bien exactement dans l’immobilité au temps voulu.
MAINTENANT est-il avantageux d’avoir un moment unique pour faire oraison ; ou bien vaut-il mieux qu’on tende à chercher Dieu d’une manière continue, selon le précepte ?
IL y a plusieurs réponses à donner. D’abord S. Benoît, dont l’autorité pour nous doit être au-dessus de toute autre, ne veut pas que l’office terminé on reste dans l’Église. Pensant que la prière faite en commun doit suffire, et voyant sans doute des inconvénients à une autre méthode, il veut que le temps pour la prière soit court; mais en ajoutant que si quelqu’un se sent attiré à revenir pour prier, c’est une très-bonne chose. Voyez comme tout cela est lumineux, et combien nous reconnaissons là dans notre Saint Patriarche toute sa sagesse et sa discrétion ! C’est qu’il y a en effet des âmes qui sont très-propres à se laisser aller dans certains moments à l’esprit de Dieu ; en sorte que pour elles il est avantageux d’avoir des temps déterminés pour vaquer à l’oraison. S. Benoît, loin de contrarier ces âmes, les invite à y revenir. Mais par là même qu’il en fait une exception, il confesse qu’il en est d’autres, très-exactes et très-désireuses de payer à Dieu leur service par l’office divin, qui ne sont pas susceptibles après cela de trouver des forces pour un autre entretien privé entre Dieu et elles. Il y a là une grande variété. Sainte Thérèse avoue qu’elle a des religieuses qui ne peuvent pas faire oraison, quoique bonnes et employant bien toute leur journée au service de Dieu ; tandis que la plupart des autres sont très-heureuses de ces moments de colloque avec Dieu qui éclairent et nourrissent leur âme.
VOILA la doctrine des Saints, bien différente de tout ce qu’on a dit et fait sur ce sujet, comme Monseigneur de la Mothe, évêque d’Amiens, que nous avons cité précédemment. Agir de la sorte, est une tyrannie pour certaines âmes; si cela eût été à faire, l’Église, l’aurait déterminé. Or il pouvait se trouver parmi les ordinands de l’Église d’Amiens , des gens très-détachés d’eux-mêmes, très mortifiés, et unis à Dieu dans une haute oraison par l’office divin, et qui n’eussent pas l’esprit organisé de façon à faire une méditation. Vous voyez donc qu’il y a beaucoup d’idées à redresser à ce sujet.
S. Benoît a vu la situation, et pour ne gêner personne, il n’a pas voulu fixer de temps après l’office, préférant les envoyer arracher des choux pour éviter l’oisiveté. Comme aussi il bénissait ceux qui, l’office achevé, étant attirés par Dieu, rentraient dans l’oratoire pour se remettre en relation avec Lui,
C’est pour cela que, dans nos Constitutions, nous n’avons établi que peu de temps pour la méditation ou l’oraison en commun, afin de nous conformer à l’esprit de S. Benoît. Ces instants sont courts, pour ne pas occasionner trop de dérangement. Mais ceux qui sont appelés à une oraison plus longue, peuvent retourner à l’Église ou la continuer dans leur cellule et. ne pas résister ainsi à ces sortes d’attractions dans lesquelles Dieu appelle l’âme à s’occuper de Lui. Nous avons établi également cette demi – heure du matin afin que ceux qui ont été élevés dans les habitudes de la vie actuelle, et suivent les enseignements des auteurs en faveur depuis le XVI siècle, n’aient pas à se plaindre du manque de méditation.
DANS la Congrégation de S. Maur, on avait encore une autre demi-heure avant les Vêpres. Nous n’avons pas jugé à propos d’accepter cette coutume, parce qu’il nous reste peu de temps, et que le recueillement est plus difficile à cette heure. Nous avons mieux aimé laisser chacun libre de suivre son attrait selon l’inspiration de Dieu, soit qu’on prolongeât sa visite au S. Sacrement, soit autrement. Nous avons évité ainsi de mesurer tout le monde à la même aune, et nous avons suivi la recommandation de S. Benoît qui veut que la prière en commun soit courte. Il savait que ce n’est pas la majorité qui en veut davantage, il prescrit donc de se retirer après l’office.
Dans l’institution des Carmes et des Carmélites, il y a une heure d’oraison le matin et une heure dans l’après midi. Mais c’est là quelque chose de fondamental dans l’ordre. Ceux qui ne peuvent s’y faire s’en vont ; les autres doivent prendre l’esprit du Carmel ou ils perdent leur temps, ce qui est trés-fâcheux, car rien n’endurcit l’âme comme ces exercices oui seraient destinés à la pousser vers Dieu et qui au contraire manquent leur coup. Il se forme alors des calus qui, voyez-vous, ne valent rien nulle parti- ;. or, rien n’est délicat comme les choses dont nous parlons. Nos sœurs de Sainte- Cécile ont une demi-heure en plus dans la soirée parce que généralement les femmes ont plus l’esprit de recueillement et d’oraison que les hommes. Encore choisissent-elles dans l’après-midi le moment qui leur convient le mieux en particulier. Pour la plupart des hommes je n’ai pas cru que cette demi-heure dans la soirée fut avantageuse, voilà pourquoi je ne l’ai pas prise.
IL ne faut donc pas s’étonner de trouver des âmes très-attirées vers Dieu et qui ne peuvent arriver à fixer leurs idées à des heures précises et :commande. Avec cela elles sont cependant très-détachées d’elles-mêmes et des choses de la terre, unies à Dieu et très-fermes dans leur marche vers lui. L’esprit d’oraison est donc en elles. Car pourquoi font-elles des œuvres surnaturelles ? Ce n’est pas par caprice,- mais bien parce que Dieu se fait sentir à leur âme.
QuE de choses dans les livres modernes que ne recommandent ni les Apôtres dans leurs admirables épîtres, ni les Pères de l’Église,- ni ceux du désert qui s’y connaissaient pourtant ! Leur grande affaire était les Psaumes goûtés et médités. Il n’y a pas d’heures fixées car la variété de dispositions des âmes ne souffre pas une pareille réglementation. Ils se trouvent habituellement en présence de Dieu, et ils sont arrivés à une plénitude qui les a rendus semblables à des anges sur la terre.
A Dieu ne plaise d’ailleurs que nous voulions déprécier la, méditation ni l’oraison dont le but est de nous unir à Dieu. Mais il ne faut pas appeler oraison ce qui ne l’est pas. Il ne faut pas tyranniser l’homme et ses facultés, car de là vient le dégoût et l’impuissance sans aucun avantage.
MAINTENANT si une âme est occupée de Dieu habituellement, si Dieu est le principe de ses mouvements ; quand on viendra lui donner une heure pour faire cesser les occupations extérieures et ne plus vaquer qu’à Dieu, cette âme sera contente de se rendre à son centre. Et si elle se livre à cet exercice sans excès, on peut se rendre compte que c’est un bienfait et une grâce faite à cette âme. Lorsque Dieu la remplit habituellement, il y a tout à parier que dès qu’une ouverture lui sera faite, elle se jettera de ce côté avec bonheur, et s’occupera aussitôt de Dieu. Mais si cette âme ne peut trouver Dieu, si elle est dans la sécheresse, alors il faut qu’elle recoure à la méditation et à la lecture. Et si à la suite de cet exercice elle retrouve le sentiment de Dieu, qu’elle cesse de méditer et de lire, qu’elle recueille ses sens intérieurs et extérieurs pour goûter le Seigneur. Plus tard, si le besoin s’en fait de nouveau sentir, elle reprendra sa méditation ou sa lecture. Mais si l’on ne peut trouver le Seigneur, que faire? Demander à Dieu l’esprit de prière, agir avec lui comme avec quelqu’un qui est capable de nous soulager dans nos besoins. Alors nous serons secourus, car Dieu n’a pas dit en vain: » Demandez vous recevrez. » Il faut lui représenter que nous voulons une chose juste et pour notre bien spirituel. Demandons à Dieu sa lumière et s’il ne l’envoie pas, reprenons notre livre. Dans ce cas même nous retirons un véritable avantage. Le temps a été rempli, Dieu sait qu’on le cherche et il est impossible qu’à la fin il ne se laisse pas trouver. Ainsi tout se concilie, qu’on soit obligé d’aller à Dieu sous telle ou telle forme. Si l’âme est attirée à Dieu, ce sera plutôt à quatre ou cinq moments de la journée qu’à un seul qu’elle voudra aller vers Lui. Si une autre âme n’a pas cet avantage, il est très-important que la règle lui fixe un moment dans la journée pour réfléchir et vaquer à Dieu. Mais que dire pour ces personnes dont parle Sainte Thérèse, qui sont incapables de se fixer l’esprit à un moment donné, et qui ne pensent à rien précisément quand elles veulent penser à quelque chose? Car ces religieuses n’en menaient pas moins une vie très-bonne très-sainte. Si des personnes de cette trempe entrent dans un monastère, elles n’ont qu’à observer la règle de leur mieux avec un grand esprit de soumission, comme les bonnes carmélites de Sainte Thérèse. Elles n’en passaient pas moins leurs deux heures par jour aux pieds de Notre-Seigneur ; et en réalité, elles vivaient toujours en Dieu, excepté au moment de l’oraison, tout en faisant ce qu’elles pouvaient.
IL est important de descendre ainsi au fond de la doctrine et de se dire que Dieu n’est pas de commande. La vraie oraison est une communication avec Dieu; c’est Dieu qui se verse ou ne se verse pas en nous. Mais on ne peut répondre que telle personne, à telle heure donnée, sera en oraison, ou que Dieu lui correspondra à tel point qui est humainement posé. Non, il faut que la liberté de Dieu paraisse en cela comme en tout le reste. » Spiritus ubi vult spirat. » L’esprit souffle où il veut, et l’on peut ajouter : quand il le veut.