Conférences sur la vie chrétienne – 22ème conférence

VINGT-et-DEUXIEME CONFÉRENCE.

SOMMAIRE

L’homme a en lui un principe. irascible qu’il doit réprimer. — Dangers qu’il y aurait à lui obéir aveuglément. — De la Patience ; qu’est-ce que la Patience ? — Nous en avons un modèle dans les Apôtres. — Elle fut dès les premiers temps un cachet distinctif des Chrétiens, et une nouveauté aux yeux des païens. — N.-S. est apparu comme le plus doux des hommes. — Dans les saints, la douceur est un reflet du type divin.

Nous avons caractérisé l’amour de nous-mêmes qui doit exister selon la volonté de Dieu; et cet autre amour de nous-mêmes qui est un désordre et qui se produit quand nous nous faisons centre et que nous nous préférons à Dieu. Nous avons vu que cet exercice de l’amour de nous-mêmes a besoin., pour ne pas être un abus, d’être réglé par la tempérance. Nous avons considéré l’application de cette vertu relativement à nos sens, puis relativement à l’esprit et aux prétentions de l’âme. Nous avons dit qu’il nous fallait dans un cas la mortification des sens, dans l’autre l’humilité; sous peine de quoi nous irions à notre perte, puisque l’amour de nous-mêmes nous porterait à nous préférer à Dieu; et que, dit S. Augustin, quand nous aimons Dieu nous nous oublions nous-mêmes. C’est ainsi que nous sommes dans la voie, dans notre fin, et que nous nous préparons à. la vision, à la possession éternelle de Dieu.

Mais auparavant nous avions commencé par poser Bette vérité: psychologique qu’il y a en nous deux appétits: d’abord l’appétit concupiscible par lequel nous désirons les choses comme pour nous en rendre maîtres, nous les incorporer ; et cet appétit est bon quand il est selon l’intention de Dieu ; mais il a prodigieusement besoin d’être dirigé, car l’homme abuse de tout. Puis il y a en nous un appétit répulsif auquel l’École a donné le nom d’irascible, et nous pourrions nous perdre dans l’exercice de cet appétit, en repoussant ce que nous ne devons pas repousser, tout aussi bien que nous pourrions le faire en recherchant ce que nous ne devons pas rechercher. L’homme est toujours entre ces deux forces : ou il attire les choses, ou il les chasse loin de lui. Mais il faut que ce soit à propos. Il y a une mesure pour l’attrait, une mesure pour la. répulsion.

Ainsi t l’homme a en lui ce principe de colère ( expression bien imparfaite, car l’irascible prend bien d’autres formes ); cela veut dire que cet appétit est un éloignement plus ou moins violent de certaines choses, et dont Dieu nous laisse l’usage comme de l’appétit concupiscible. Or, quand l’homme se laisse aller à repousser tout ce qui l’incommode, le dérange même dans ses fantaisies, il risque de se précipiter hors de son centre, parce qu’il peut y avoir des choses utiles ou même nécessaires qui n’étant pas agréables sont repoussées par les sens et par l’amour qu’on a de soi. Voyez l’enfant dans ses premières années, à quels soins il assujettit ses parents en repoussant tout ce dont il a pourtant besoin. Quand il n’a encore que la vie animale, et plus tard quand on veut en faire quelque chose de sensé, il ne faut pas croire à tout ce qu’il désire, ni repousser tout ce qui lui déplaît; on n’en ferait qu’un être incapable et mauvais.

GENERALEMENT parlant les choses bonnes qui sont dans l’ordre ont peu de goût pour lui ; il refuse souvent ce qui lui est le plus avantageux. Il faudra donc ôter, déraciner ou limer ces mauvaises qualités pour donner du jour aux bonnes : cette première opération est nécessaire, sinon on ne soupçonnera plus les bonnes qualités tant les autres auront poussé par-dessus.

DONC quand on cherche à analyser jusqu’au fond cette tendance, on tombe sur cette question, parce que c’est surtout sous cette forme qu’elle se présente. Ainsi ce sera la violence. avec laquelle on s’élève contre le prochain, la difficulté de le souffrir. Et si ce sentiment n’est pas combattu; il peut aller jusqu’à un degré de haine mortel à l’âme. Beaucoup en sont venus là et se sont perdus pour n’avoir pas assez réprimé .leur appétit irascible ; c’est l’expérience de tous les jours. Il y a quelque chose dans la marche de l’âme d’analogue à ce qu’on rencontre chez les malades. Certains remèdes leur rendraient la- santé, mais ils les repoussent. Ils sont irrités contre cette pauvre bouteille – et ils meurent.

AINSI, il y a du danger à se dire: je n’ai pas de goût pour telle chose, je ne la ferai pas. Ce serait supposer un principe faux et dire que ce qui nous répugne ne nous est pas bon. Ce qui n’est pas plus vrai que de dire : les choses qui nous attirent nous sont bonnes. Non , il y a une prudence dont parlé Salomon, qu’il faut mettre en pratique, comme nous l’avons dit en pariant de cette vertu cardinale. Sinon, nous serions bien malheureux, car au milieu de ces forces qui se disputent l’homme, s’il n’avait pas une lumière au- dessus de lui pour diriger ses pas, ( avec quelle splendeur nous en parle Salomon, ) ce serait fini ,- il se briserait sur un écueil ou sur l’autre. Donc l’âme ne va pas à l’encontre de ses appétits ; si elle veut s’éloigner de ce qui- lui est véritablement bon et s’endormir dans ce qui lui plait, elle fera naufrage. –

VOILA pourquoi N.-S. nous a recommandé la possession de nous-mêmes , qui consiste à ne pas Se laisser aller à droite ou à gauche, uniquement parce que c’est la droite ou la gauche mais à avoir l’œil fixé sur la parole de Dieu, sur la grande règle tracée- par N.-S. « In patientia vestra passidebitis animas vestras. » Comme s’il disait Il y a des hommes qui ne possèdent pas leurs âmes. Et pourtant quelle étrange chose que nous ne possédions pas notre âme, que notre être ne soit pas maître de lui-même sans efforts r Aussi l’Église parlant des Apôtres fait parade de cette vertu en eux. Elle dit dans la cinquième antienne des Vêpres : in patientia vestra possidebitis animas vestras. » Vous avez possédé vos âmes, ce qui est une chose rare et difficile. Suivre l’entraînement c’est une servitude ; mais la royauté c’est de dominer ces mouvements qui’ s’élèvent à chaque instant dans l’âme.

QUEL est le mot de Notre-Seigneur pour indiquer cette possession de soi ? C’est la douceur , c’est la patience.  » L’homme doux est plus fort que l’orgueilleux , dit la Sagesse. Un homme doux est un homme très-fort , à moins que cette douceur ne vienne de l’absence de tout mouvement dans la partie irascible ; ce qui est rare. Il n’y a que faiblesse à céder à tous ses mouvements ; si au contraire un homme sait leur résister quand il le faut afin d’atteindre son but , cet homme là est fort. Aussi N.-S. dit-il : possidebitis animas vestras ;  » vos âmes seront à vous, vous les posséderez comme un trésor. Et qu’est-ce qui vous en mettra en possession ? La Patience.

QU’EST-CE donc que la patience ? C’est l’opposé de la passion irascible ; c’est un dédoublement de la vertu de Tempérance qui consiste à ne pas se laisser abattre parce qu’on a des adversaires, mais à attendre le moment de Dieu ; à ne pas agir avec impétuosité ; sachant , s’il nous vient des épreuves, que Dieu a compté que nous serions raisonnables, que nous ne nous révolterions pas contre lui , en un mu , il a Compté sur notre patience. Nous avons un exemple à suivre dans les Apôtres ; N.-S. leur prédit qu’ils auraient beaucoup à souffrir de la part des hommes. Ont-ils été troublés, se sont-ils révoltés ? Non , ils se sont montrés plus forts que les épreuves, ils ont possédé leurs âmes parce qu’ils avaient la patience et la douceur.

Le Paganisme qui portait les hommes à ne se rien refuser, ignorait ces vertus ; aussi quand le Christianisme apparut , les païens remarquèrent promptement une génération nouvelle qui était calme, tranquille, attendant le moment de Dieu, composée d’hommes qui ne se tachaient pas contre leurs frères, ne se raidissaient pas contre les épreuves, bien qu’ils fussent en butte à mille contradictions. Ils virent que ce n’était pas ce faux courage du stoïcien qui se raidissait par orgueil, mais quelque chose de doux et de tranquille, faisant que l’âme unie et soumise à Dieu et à ses volontés se tenait dans la patience.

QUE fait alors l’appétit irascible? Comme l’appétit concupiscible rentre dans ses bornes par la mortification et l’humilité, l’appétit irascible rentre clans les siennes par la douceur. La sérénité de l’âme le supprime dans sa violence, il perd son caractère désordonné, il en résulte la paix. La paix que N.-S. est venu apporter sur la terre. Dans le Paganisme, les hommes s’étaient représenté les dieux comme violents. Les dieux d’Homère se battent à qui mieux L’idée de. Dieu était tellement déchue qu’on leur prêtait toutes les passions de l’humanité ; on les faisait pires que les hommes. De là une dépravation de plus en plus grande dans l’espèce humaine ; on n’avait pas de type plus élevé. On aurait eu tort de se gêner quand les dieux se gênaient si peu. Nous les voyons se pourfendre dans l’Iliade et le reste. . . .

Nous aussi nous avons notre Iliade ; c’est le principe divin qui nous est apparu :  » Benignitas et humanitas apparuit Salvatoris nostri Dei.  » N.-S. est venu ; Verbe du Père, reflet de la lumière éternelle, tout ce qu’il y a de plus grand ; et il a consenti à mener la vie de l’homme avec la mansuétude en partage ; je ne dis pas seulement dans sa Passion où l’exemple nous en est donné comme dans un point central, mais dans toute sa vie, soit en consentant à. revêtir l’enfance depuis le maillot; soit en travaillant à Nazareth, soit dans sa prédication en vivant avec les autres hommes. L’impression qu’il laisse partout c’est qu’il est  » le plus doux de tous les hommes.  » Cela avait été dit de Moise qui le représentait , mais c’est encore plus vrai de celui dont Isaïe a dit :  » nec audietur vox ejus.  » et qu’il compare à l’agneau  » coram tondente se.  »

IL n’y a rien de plus humiliant que de subir le joug des passions qui sont au dedans de nous ; il n’y a pas de gloire à suivre l’appétit concupiscible et irascible, mais celui qui se possède, qui se domine, celui-là a la vraie noblesse . Il a quelque chose du Christ , et Dieu se complait en lui . Voilà pourquoi dans l’hymne de S.Martin que l’Église a prise pour en faire la louange de tous les confesseurs, vous trouvez dans l’énumération des vertus Quietus ; ce n’est pas une cheville, croyez-le-bien , mais le confesseur a été saint parce qu’il a possédé son âme. Il n’a pas été sicut mare fervens, comme l’onde qui bouillonne, niais il a cultivé la douceur étant toujours disposé à s’effacer devant ceux qui avaient des prétentions.

IL y a une union intime entre l’humilité et la douceur. Un homme humble est doux. Celui qui est doux, si cette douceur ne vient pas d’un manque dans le caractère, puise sa douceur dans l’humilité.

Aussi l’Église lorsqu’elle instruit pour la canonisation d’un saint, appuie-t-elle sur ce point. .Car il ne subit pas d’avoir fait des actes héroïques, si l’on a été emporté et violent

TOUTES les fois que nous nous montrons violents, nous offensons Dieu plus ou moins selon le degré de cette violence. Le serviteur de Dieu apparaît dans des conditions tout autres. Il y a un type divin qui se reflète en lui.

Qu’EST Dieu , en effet , sinon tranquillité ? Semper tranquilla Trinitas, dit la grande sainte Gertrude. Cette grande servante de Dieu remarque surtout cette qualité , son grand génie en a été frappé. Dieu est immobile , rien ne le dérange. Si l’Écriture prête la colère à Dieu , il faut bien se garder de croire que ces passions soient en lui. Ce sera une de nos béatitudes dans le ciel que de contempler cette douceur de Dieu ; aussi nous faut-il tendre dès cette terre à imiter la placidité de Dieu. Si ces choses avaient été dites jadis aux Juifs et aux Païens, ils n’eussent rien compris à cette tranquilla Trinitas de Sainte Gertrude. Dieu prend les gens par où ils sont prenables.

MAIS quand le grand mystère de l’Incarnation s’accomplit, cette double nature divine et humaine sera remplie surtout de mansuétude. Voyez avec quelle douceur il supporte ses disciples ! Comme ils sont agaçants ! Quand il les reprend , comme par exemple les disciples d’Emmaüs , avec quelle douceur il le fait ! Cela ne va jamais à la colère. Ces petits enfants Juifs qui n’ont pas encore les passions de leurs pères sont attirés par sa douceur. Tandis que les disciples du Seigneur qui est encore l’Irascible veulent les éloigner de leur maître, pensant qu’il en est ennuyé comme eux. Mais N.-S. leur dit :  » Sinite.  » Laissez-les, vous ne comprenez pas encore ce que je fais, un jour vous le comprendrez. Il ne dit pas cela , mais tel était le sens de ses paroles.

Nous avons terminé ce que nous avions à dire sur la vertu de Tempérance. Non pas que nous l’ayons épuisée, mais c’est là le fond de la doctrine. Il y a des vertus morales qui sont aussi importantes ; mais il n’y en a pas qui le soient davantage. Car c’est par elle que les deux puissances qui sont en nous peuvent se maintenir en équilibre. C’est elle qui nous mettra à même avec la grâce de l’Esprit-Saint qui nous est donnée toujours avec supplément , de mettre chaque chose à sa  » Gratia pro gratia,  » afin que J.-C. soit formel en nous :  » donec formetur Christus in nobis. «