Conférences sur la vie chrétienne – 20ème conférence

VINGTIÈME CONFÉRENCE.

SOMMAIRE.

La tempérance doit s’exercer aussi sur les facultés de l’âme et réprimer cet amour de soi mal entendu, qui nous porte à placer notre fin en nous-mêmes. — Nécessité de l’humilité : pour y parvenir, il faut considérer ce que nous sommes et ce qu’est Dieu.

Jusqu’ici nous avons parlé de la vertu de Tempérance, qui ne consiste ni dans l’anéantissement des sens et des facultés, ni dans la privation absolue des jouissances légitimes, mais dans la surveillance exercée sur nos appétits, dans la répression des passions et des penchants, répression qui, pour être efficace, doit aller jusqu’à la mortification.

CE court résumé de nos trois dernières conférences était nécessaire à cause de la longue interruption que nous avons du faire.

IL existe bien , touchant la mortification des sens, un principe supérieur qui nous la fait rechercher par un attrait spécial ; mais ceci n’appartient plus à la vie purement ascétique, mais à la vie mystique. Nous en parlerons plus tard après avoir établi beaucoup d’autres vérités. Nous en sommes encore à la vie chrétienne, qui tend sans doute à la perfection ; mais ce n’est que plus tard que nous envisagerons cette union avec Dieu qui constitue la vie mystique proprement dite.

MAINTENANT la vertu de Tempérance se dédouble en d’autres vertus. Nous avons terminé ce que nous voulions dire sur l’usage des sens ; mais les passions de l’homme peuvent l’entraîner sur un autre terrain. En dehors des passions sensuelles l’homme peut être entraîné d’une façon plus nuisible encore par les passions de l’âme, et ce manque d’équilibre se fait sentir clans la partie supérieure de l’homme comme dans la partie inférieure.

LA vertu de Tempérance doit donc aussi réfréner de ce côté ce qui est contraire à la volonté de Dieu. Il y a d’abord l’amour de soi mal entendu, mal appliqué. Nous devons nous aimer nous-mêmes, car ayant reçu notre être de Dieu, nous serions dans une fausse voie si nous ne l’aimions pas. Voilà pourquoi, au XVII siècle, l’Église a condamné la doctrine des faux mystiques, Molinos, Fénelon, qui prétendaient que c’était une perfection de porter le renoncement de soi-même jusqu’à ne plus désirer son salut, pour l’amour de Dieu. Le désintéressement de l’amour de soi, porté jusque-là a été condamné comme extravagant. Il y a un amour de nous-mêmes qui est légitime et doit exister. Lorsque dans l’Évangile N.S. nous nous recommande d’aimer le prochain comme nous-mêmes, si nous n’avions pas l’amour de nous-mêmes, nous n’aurions pas de type pour aimer les autres. Il y a donc un amour élevé de soi qui est louable. Aussi Dieu nous ordonne-t-il de pratiquer en ce monde, non- seulement la foi et la charité mais encore l’espérance ; et sans l’espérance il n’y a pas de salut pour l’homme. Or ces faux mystiques détruisaient cette vertu et allaient ainsi contre la volonté de Dieu la fin de notre existence. L’Espérance en effet consiste à chercher en Dieu, principe de toute félicité, le contentement de toutes nos facultés, à être assurés que jamais la grâce ne nous manquera, et que la gloire ne peut nous fuir si nous sommes fidèles à la grâce. Cette espérance doit être si profonde, dit l’Apôtre, que nous sommes déjà sauvés par l’Espérance :  » Spe enim salvi facti sumus.  »

Nous devons donc aimer Dieu par dessus tout ; ensuite nous aimer nous-mêmes d’une façon surnaturelle, unissant dans un même amour celui que nous avons pour lui comme souverain bien, avec l’amour que nous lui portons en tant qu’il est notre béatitude. De la sorte on évite les censures de l’Église, on est dans la vérité et l’on ne détruit pas le Christianisme. Bossuet avait raison lorsqu’en parlant des Maximes des Saints il disait à Louis XIV  » Sire, il s’agit du Christianisme tout entier « .

C’EST donc un devoir de s’aimer soi-même , mais en la manière que Dieu veut . Il est Vrai que dans l’Évangile N.-S. nous recommande de nous haïr nous-mêmes, mais cela veut dire que nous devons haïr nos penchants, nos désirs, nos œuvres, en tant que contraires à notre sanctification, C’est dans le même sens que N.-S. trous dit qu’il faut haïr son père et sa. mère et les personnes qui nous feraient obstacle, c’est à dire. ainsi que l’explique Saint Grégoire, il faut garder vis-à-vis .d’eux la conduite que nous tiendrions envers eux que nous haïrions parce qu’ils voudraient nous empêcher d’aller à Dieu. Il ne faut faire aucun cas de la vie toutes les fois que l’intérêt de notre âme et la gloire Dieu le demandent.

Mais en suivant une mauvaise tendance, l’homme eut abuser de cet amour de lui-même, et se préférer à Dieu et aux autres. C’est là l’orgueil, péché plus grave et plus voisin de celui de Satan que ces péchés humiliants qui dégradent l’âme humaine, mais ne font pas de l’homme l’adversaire de Dieu.

CELui qui est lancé dans la vie spirituelle doit donc examiner s’il s’aime en Dieu, ou s’il est tellement amoureux de lui- même et de ses penchants qu’il s’isole de Dieu ne tient pas compte des autres. L’homme devient son Dieu à lui- même, ce qui est une absurdité et un affreux désordre. Il a voulu faire abstraction de Dieu, ne plus se souvenir qu’il avait été tiré du néant et que son bonheur consistait clans son union avec Dieu. Il a pensé qu’il se suffirait à lui- même, alors s’est produit quelque chose de monstrueux qui l’a perdu, il a cédé à une tendance criminelle et a forcé Dieu à le chasser loin de lui. Tout lien avec son créateur a été brisé à cause de l’intensité de son orgueil et du parfait consentement de sa révolte.  » Je n’obéirai pas, a-t-il dit, je me suffirai à moi-même. et Et la nuit s’est faite, le niai a été commis ; l’orgueil a fait entrer le péché dans l’œuvre de Dieu, Le créateur a précipité les Anges rebelles dans les fers; il n’a pas eu pour eux cette miséricorde, qu’il a montrée plus tard envers l’homme :  » nusquam enim Angelos apprehendit, sed semen Abrahae apprehendit ».

Or l’homme à un penchant à l’orgueil non-seulement parce qu’il est déchu , mais par cela même qu’il est créature, L’ange n’avait pas de mauvais penchants, il avait le libre arbitre, franc et complet, accompagné de la grâce sanctifiante et des grâces actuelles ; mais l’amour de soi a rendu vains tous ces privilèges, il a rompu avec Dieu, et de beau il est devenu laid , tournant ses bonnes tendances en sentiments de haine contre son bienfaiteur. Un désordre semblable, bien que dans des proportions moindres s’est produit chez les représentants de la race humaine. Ils étaient doués d’une nature moins riche ; sans doute Dieu leur avait donné les grâces nécessaires, mais ils rencontrèrent un tentateur, « et’, cette circonstance, jointe à leur faiblesse naturelle, porta Dieu à venir à leur secours. Dans sa miséricorde et en prévision de ce malheur, Dieu avait décrété la Rédemption par l’Incarnation. Quiconque veut entrer dans la vie chrétienne doit exercer une grande survenance sur cet amour de soi qui tendrait à nous émanciper de Dieu. C’est ici qu’il faut appliquer la vertu de tempérance, laquelle ramenant l’amour de soi-même dans les justes limites, n’est autre chose que l’humilité : humilité à l’égard de Dieu à l’égard des hommes, car nous sommes tentés d’orgueil de ces deux côtés. Cette tempérance dans l’amour de soi naît de la considération de ce qu’est Dieu, de son souverain domaine, de son infinie perfection, de la dépendance où nous sommes par rapport à lui qui est la cause de notre souverain bonheur ; enfin elle s’affermit par ce sentiment profond d’adoration qui doit nous maintenir en présence de la divine majesté, sentiment tellement nécessaire que dans la vision béatifique les anges ne cessent de l’éprouver : « Tremunt Potestates. » Ils ressentent un saint tremblement qui n’arrête pas la jubilation, et ce sentiment leur assure un bonheur parfait . L’immensité de Dieu ne cesse jamais de se faire sentir à eux ; leur contentement c’est de mesurer cette altitude de Dieu dont il ne se feront jamais une idée parfaite et de descendre toujours plus bas dans loue néant. Dans sou Apocalypse, S. Jean nous montre ces vingt-quatre vieillards adorant l’Éternel et déposant ses pieds leurs couronnes pour confesser leur néant l’infinie. grandeur de Dieu. Au Ciel nous comprendrons que nous n’avons qu’un être d’emprunt, tandis que Dieu est par lui-même, qu’il est l’acte réalisé éternellement, et que ce qui nous convient, c’est l’Adoration. En repassant ces choses et en prenant au ciel le type. de l’humilité et de l’adoration, nous comprendrons comment les plus grands Saints ont été les plus humbles des hommes- sur la terre. La Sainte Vierge a été la plus humble des créatures, parce quelle a été la plus éclairée, parce que elle comprenait mieux que les séraphins et les chérubins la grandeur de Dieu et le néant de la créature. Comment ne pas se prosterner en comparant l’un à l’autre ?