DIX-HUITIÈME CONFÉRENCE.
SOMMAIRE
Pratique de la tempérance : il faut veiller sur nos appétits. — La tempérance, pour être réelle, doit aller jusqu’à la mortification. — Distinction entre la pénitence et la mortification. — Nécessité de la mortification
Nous revenons sur la thèse que nous avons posée à propos de la vertu de Tempérance, vertu qui fait que l’homme règle, selon l’intention de Dieu les appétits qui sont en lui. Et nous avons établi qu’il y a des appétits que Dieu a placés dans l’homme, sans lesquels il ne serait pas une créature raisonnable. D’un autre côté, ils peuvent pousser l’homme dans une voie et des excès contraires à sa nature. Il y aurait alors péché à suivre ces appétits , à les rechercher pour eux-mêmes sans les rapporter à Dieu ; comme aussi, il y a mérite à les suivre quand ils sont dans l’ordre de la providence, dans la volonté de Dieu, d’après cet axiome de S. Paul : « toute créature prise avec action de grâces est bonne. »
MAIS il faut en venir à la pratique. Après avoir exposé la vérité claire, nous avons besoin de nous expliquer sur la conduite à tenir.
ET d’abord il nous faut veiller avec soin sur ce qui se passe en nous relativement aux appétits que nous sentons. Ces appétits pourraient être déréglés, indépendamment de notre chute, par cela même que nous sommes finis. Ainsi Ève aurait bien dû être plus tempérante en considérant que sans doute le fruit défendu était appétissant, mais qu’il y avait un précepte de Dieu qui défendait d’y toucher. Alors elle se fût préservée du péché et nous en eût épargné les tristes suites. Le premier devoir de la tempérance est donc la surveillance.
LE deuxième devoir est de ne pas s’attacher à une chose par le seul motif de l’attrait qu’elle nous inspire ; puisque nous savons par expérience que notre attrait peut se porter sur une chose détendue, et que Dieu ne nous l’a donné que comme moyen et non comme fin . Celui-là donc poche qui s’y laisse aller en se détournant de Dieu. Non pas qu’il soit nécessaire à chaque bouchée, par exemple, de diriger son intention vers Dieu. Il ne demande pas que nous coupions ainsi notre vie par morceaux, mais nous pouvons du moins faire au commencement de la journée une offrande générale . Pour éviter le péché formel , il suffit de nous maintenir , par le respect explicite ou implicite de la loi du législateur, dans les limites du besoin ou de l’utilité légitime . Mais il est certain que plus nous sentons fortement ces attraits , plus il est nécessaire de les sanctifier par cette action de grâces dont parle l’Apôtre, afin de ne pas nous matérialiser. Aussi S. Benoît veut-il que l’on fasse une lecture pendant les repas, afin d’enlever ce qu’il y aurait de trop bestial dans Fade de prendre sa nourriture. Toute action qui n’est pas rapportée à Dieu au moins indirectement n’est pas à sa place ; mais encore une fois, il n’est pas nécessaire de couper nos allions par parties, il suffit de renouveler l’intention générale de temps en temps. Et cela devient d’autant plus nécessaire que nous nous sentons attirés par une amorce plus forte. Je ne prends pas d’autre comparaison que celle de la nourriture ; il est évident que manger pour manger et uniquement parce que cela nous plait, c’est un péché de gourmandise, bien que nous n’allions pas jusqu’à l’excès ; à plus forte raison , si nous nous laissions aller à suivre des attraits grossiers qui nous conduiraient jusqu’à l’enivrement et l’indigestion. De cet exemple on peut conclure pour tous les autres attraits des sens, en examinant s’ils sont dans l’intention de Dieu , si l’on peut les sanctifier et se garder des excès qui occasionneraient une rupture avec Dieu.
Mais cela est-il suffisant pour que l’homme se maintienne ?
L’ÉCRITURE., la vie des Saints, la doctrine des Pères nous disent que cela ne suffit pas à la sanctification de l’homme. S’il veut se maintenir, il faut qu’il pratique la mortification qui est une vertu dépendante de la tempérance.
IL faut se garder de confondre la mortification et la Pénitence; et malheureusement le jargon des petits livres et de bien -des instructions fausse l’esprit à ce sujet. On ne distingue pas que ces deux vertus sont basées sur des principes différents. C’est un malheur pour les âmes, car le faux ne sert jamais de rien. En parlant de la vertu de justice, nous avons assigné sa place à la pénitence, qui consiste dans la réparation, par l’homme coupable, du mal commis, dans le courage et la volonté avec lesquels il s’impose des peines en union avec N. S. J. C. , pour réparer les fautes envers Dieu ; union sans laquelle nous ne pouvons nous présenter au Père éternel.
La pénitence est donc une dette, une chose nécessaire : nisi poenitentiam egeritis, peribitis. La pénitence est une dette de justice, et nous savons comment dans les siècles de foi on la comprenait Nous venons de lire la mort de Blanche de Castille, cette grande régente du royaume, se fait étendre sur la paille. S. Louis, à son tour , voudra mourir sur la cendre. Il faut donc que la pénitence soit bien chie à Dieu pour réparer l’honneur que nous lui avons enlevé par le péché, puisque ces saints personnages et tant d’autres ont ainsi voulu la lui offrir en réparation de leurs fautes, afin de s’unir à Notre-Seigneur. Bien que les formes extérieures aujourd’hui soient moins expressives, le fond doit être le même, si nous voulons arriver au tribunal de Dieu sans avoir trop à craindre. Or rien n’est rare aujourd’hui comme la Pénitence ; et pourtant il n’y a que deux voies pour aller à Dieu : l’innocence ou la pénitence De nos jours on s’empresse d’oublier ses péchés, et trop souvent les directeurs ne veillent pas sur ce point . Dieu ne change pas, et au jugement il redressera bien des choses de ce côté là . Ce n’est pas ainsi que faisaient les saints et ils n’ont pu être dans l’erreur . Il est donc nécessaire que les œuvres satisfactoires accompagnent et suivent le regret que nous avons de nos péchés. Pour ne pas admettre cette vérité, il faudrait déchirer l’Évangile. Mais, comme nous l’avons vu, la Pénitence rentre dans la vertu de Justice. La Pénitence est la seule sécurité de ceux qui ont perdu l’innocence et même de ceux qui ne l’ont pas perdue; c’est ainsi que nous voyons S. Louis de Gonzague faire pénitence toute sa vie pour quelques légères fautes de son enfance. Je vous cite ce saint parce qu’il est plus près de nous, mais j’en pourrais nommer beaucoup d’autres. Mais autre chose est la mortification. C’est une application de la vertu de Tempérance. Il faut considérer que si l’homme ne domine pas ses appétits aveugles, facilement il sera entraîné à de petits excès qui le conduiront bientôt à de plus grands. De toute nécessité, les sens doivent subir le joug. La mortification consiste donc à faire mourir en nous les suites du péché, à rétablir l’équilibre dans l’homme pour l’empêcher de tomber du côté où il se sent entraîné, car il y trouverait un abîme Or pour cela la vigilance ne suffit pas. Ainsi, c’est en sortant de l’extase qui l’avait enlevé jusqu’au troisième ciel que S. Paul nous dit : » Je châtie mon corps, je le réduis en servitude , de peur qu’après avoir prêché les autres, je ne sois moi-même réprouvé « . Il ne s’agit pas ici de la pénitence, mais de rétablir l’équilibre par la mortification. Il n’y a pas de vrais progrès dans la vie spirituelle, si l’on se borne à prendre la vie comme elle se présente quand bien même on serait tout disposé à accepter les tribulations qui se rencontrent. Il n’y a rien de complet si l’on ne va pas au devant, si l’on ne fait pas mourir les sens dans une portion de leur activité. Il leur en restera toujours assez. L’âme doit être la maîtresse et faire reculer le corps de force. Il ne faut pas affranchir nos appétits de toute servitude, car ils sont viciés. Tout en leur cédant, faisons leur sentir que nous pourrions leur tenir la bride ; et si nous ne le faisions jamais, la chair prendrait le dessus et nous tomberions dans l’excès. Il est inutile de nommer les passions de la chair ; la concupiscence étant ici plus à redouter, il est évident qu’il faut serrer plus fort le frein de la mortification, car les dangers sont plus grands. Donc l’homme qui ne se mortifie en rien expose son salut, tandis que celui qui se mortifie est beaucoup plus en sûreté.
MAIS en cela il faut de la discrétion. Nous voyons dans la vie des Saints la fermeté et la constance qu’ils ont montrées dans la voie de la mortification. Aussi sont-ils arrivés à la paix. Si Dieu a permis que la guerre durât plus longtemps cour quelques-uns combien eût-elle été plus funeste et leur sûreté moins grande, s’ils avaient été moins mortifiés.
Quand on a tant fait que de franchir l’espace. que nous avons décrit jusqu’ici, et qu’on a joint la pratique à la théorie, l’on est en sécurité; mais l’important est de continuer pour bien finir. Aussi la mortification doit-elle s’étendre à la vie entière. Et la S. Église comprenant qu’il y a là un devoir, n’a pas voulu faire des lois trop sévères. (Je ne parle pas du Carême, car l’intention de l’Église, à cette époque, c’est de faire pratiquer la pénitence et la réparation.) -Mais dans le cours de l’année, elle nous oblige à des jeûnes et à l’abstinence. Dans quel but ? ( Les protestants se sont élevés contre ces prescriptions, ils se sont livrés à leurs sens, aussi leur dévouement à la gloire de Dieu a-t-il baissé. ) En cela l’Église a eu pour but d’avertir les chrétiens qu’ils ne doivent pas céder à leurs appétits, -mais bien les tenir en bride. Voyez l’importance que l’Église y met, puisqu’elle laisse enseigner aux casuistes qu’il y a péché mortel à ‘rompre l’abstinence et le jeûne. Elle juge la mortification si nécessaire qu’elle ne craint pas de laisser ouvrir les portes de l’enfer pour les violateurs. Les beaux esprits plaisantent là-dessus. De quoi s’agit il ? De la dignité humaine. Il s’agit d’implanter cette idée, que les chrétiens sont obligés de surveiller leurs sens et de réprimer -leurs passions. Que si vous faites une infraction à l’abstinence, sans y être contraint par votre santé, vous avez sacrifié votre éternité, à moins d’en faire pénitence. La mortification est donc une grande chose. Et l’Eglise nous donne une puissante leçon, en nous faisant comprendre que la licité avec laquelle nous pouvons suivre nos appétits dans un cas donné, ne peut s’étendre à toute la vie sans nous exposer à cause de notre faiblesse d’êtres créés et déchus.—Voilà des principes importants sans lesquels il n’y a pas de Christianisme. Ne confondons pas les notions, mais tirons bien les conséquences, afin d’établir clairement, à propos de la Tempérance, ce que l’homme doit faire pour mener une vie juste et raisonnable. Il faut donc que l’homme soit tempérant, et la Tempérance, pour être réelle doit aller jusqu’à la mortification.