ONZIÈME CONFÉRENCE.
SOMMAIRE
L’amour de Dieu pour lui-même est possible. — Il existe dès ce monde. – Comment il est de devoir. — Il n’est cependant pas un état permanent. — Il ne doit jamais détruire l’espérance, ni absorber les autres vertus. — Danger da quiétisme. — Conciliation des paroles du Concile de Trente sur les dispositions au baptême avec le Décret d’Alexandre VII sur l’attrition dans le sacrement de Pénitence.— Combien il est nécessaire d’être bien fixé sur l’action des Sacrements ex opere operato.
DANS notre dernière conférence sur la vie chrétienne nous étions entrés dons l’important sujet de l’amour de Dieu , de la vertu de charité. Nous en avons montré la supériorité par rapport aux deux autres vertus théologales de la foi et de l’espérance, qui sont cependant enchaînées avec elle. Nous avons parcouru les différentes formes sous lesquelles l’amour de Dieu existe dans les âmes.
Nous avions établi d’abord qu’à quelque degré qu’il soit , l’amour de Dieu devait toujours être un amour de préférence. Nous avions dit ensuite qu’au dessus de l’amour de gratitude se trouve celui de concupiscence, et que superposé à ces deux premiers existe l’amour de bienveillance par lequel Dieu, est aimé comme étant en lui-même le souverain bien, L’Être Souverain. Nous nous sommes posé ces questions : cet amour est-il possible ? est-il prescrit d’une manière absolue et directe ? Rend-il illicites ou inconvenants les autres modes d’aimer Dieu ?
ASSURÉMENT l’amour de bienveillance est possible. Nous sommes susceptibles d’être impressionnés de manière à concevoir de l’amour pour le vrai , le beau , le bien , lorsqu’ils nous sont manifestés, alors même qu’ils n’agissent directement sur nous en aucune façon. Une vérité qui n’a aucune action sur, notre existence, nous saisit cependant de telle façon que nous désirons qu’elle soit connue et que sa compréhension est pour nous une cause de béatitude. De même quand nous voyons accomplir quelque chose de bon, nous nous y intéressons quelque soit celui qui l’opère. Nous aimons ce qui est bon , le bien indépendant même de toute relation avec nous. Nous sommes de même sensibles à ce qui est beau , à un sujet d’art, à une construction d’architecture. Elle ne nous appartient pas ; nous ne la désirons pas ; mais nous ressentons quelque chose pour le créateur de cette œuvre qui nous charme. Donc , puisque nous avons en nous la faculté de nous attacher aux choses qui ne nous touchent pas personnellement, quand nous y voyons une application du vrai, du beau et du bien ; il suit de là que Dieu se présentant à nous sous la forme du vrai , du beau et du bien , nous pouvons avoir pour lui un amour désintéressé, fondé sur cette qualité, qu’il est l’être en lui-même et sur le sentiment de bonheur que nous éprouvons qu’il en soit ainsi. Donc l’acte d’amour pour Dieu considéré en lui-même est possible.
IL ne s’agit pas de savoir si naturellement tout homme en est capable. Évidemment non, beaucoup sont incapables de sentir les choses élevées. Il y a des gens grossiers que rien d’abstrait ne touche ; mais quel qu’il soit , tout homme initié par la grâce est susceptible de ce sentiment de l’amour de Dieu pour lui-même. La grâce nous y pousse et la loi de Dieu l’exige de nous.
C’EST la réponse à la grande question qui se présente : l’homme devenu par la grâce susceptible de cet amour de bienveillance,, c’est-à-dire, d’aimer Dieu pour lui-même, est-il tenu de produire des actes explicites de cet amour ? Évidemment il y est tenu toutes les fois que la grâce le pousse de ce côté comme vers un devoir ; autrement il faudrait dire qu’il lui est permis de repousser Dieu, ce qui est absurde. Et si le chrétien est fidèle à la grâce, ses facultés s’agrandiront par la répétition des actes sous l’effort de cet agent divin et l’exercice de cet amour de bienveillance lui deviendra facile.
Nous arrivons à cette autre question non moins importante et tant agitée au XVII siècle : l’homme parvenu à cet amour désintéressé à l’égard de Dieu, peut-il être dans un état où il puisse demeurer toujours ? Ensuite est-il quitte de l’amour de concupiscence, en sorte que ce serait pour lui une imperfection que d’en produire les actes et que chez lui la perfection doit consister à s’affranchir aussi bien de l’amour de gratitude que de l’amour de concupiscence pour se retrancher exclusivement dans l’amour de bienveillance qui ainsi entendu est nommé amour pur ?- Ces questions ont été profondément agitées dans les derniers siècles. Fénelon à la suite de Molinos et de Madame Guyon était pour l’affirmative. L’Église dût intervenir par la condamnation de vingt- quatre propositions tirées du livre des MAXIMES DES SAINTS de l’Archevêque de Cambrai. De cette condamnation il résulte deux conclusions. L’état d’amour pur à l’égard de Dieu n’est pas permanent. C’est une rêverie orgueilleuse, de le considérer comme possible. L’amour à ce degré doit être considéré comme consistant dans des actes plus ou moins prolongés, mais toujours successifs. La condition de la créature dans la vie présente, l’exclut comme état habituel. En second lieu il résulte de cette condamnation que l’homme ne peut s’abstraire de son bonheur éternel, de l’amour de concupiscence, pour laisser régner uniquement l’amour pur. C’est la conséquence de l’obligation où nous sommes de maintenir en nous l’Espérance qui est la compagne indispensable de la vie présente : » Nunc autem manent fides spes. » Molinos reléguait l’Espérance parmi les choses imparfaites. Ceci ne peut être maintenu. L’amour de concupiscence est la conséquence de ce que nous avons Dieu pour fin et que nous devons tendre vers lui. Il y aurait un désordre affreux si nous n’avions pas le désir d’atteindre notre fin, par l’amour de concupiscence.
DANS tous ces systèmes, la mauvaise métaphysique du XVII siècle prévalait et faisait sortir du christianisme. Elle en enlevait jusqu’à. la racine, en se mettant en opposition avec l’enseignement des Écritures, qui nous parlent sans cesse du bonheur de la créature quand elle est unie à Dieu en ce monde et dans l’Éternité. Dieu est le centre des êtres qu’il a créés intelligents et libres. Le système quiétisme est une erreur , il faut admettre que l’homme doit tendre vers Dieu comme son souverain bien à soi. Cette recherche de sa propre félicité en Dieu ne détruit pas le véritable amour. La charité n’est pas ennemie de l’espérance tant que nous ne sommes pas en possession du bien suprême qui nous attend. Epurons nos motifs d’amour autant que possible, mais ne regardons jamais comme une imperfection de tendre vers Dieu et de désirer le rassasiement à la source de toute joie et de tout contentement.
LA suite des grandes controverses de Bossuet avec Fénelon a été de faire répandre la lumière sur ces points par le Saint Siège. La foi nous enseigne ces vérités et ces décisions déjà infaillibles par elles-mêmes, ont reçu l’adhésion de l’Église. Il faut entendre le bruit que fit Bossuet quand il les eût obtenues. Comme il les jugeait irréformables contre son collègue. Nous sommes en possession de la solution du problème. Nous devons aimer Dieu à cause des relations qu’il a daigné avoir avec nous, et rien ne peut nous tenir quittes du devoir de l’aimer comme notre bienfaiteur et notre souverain bien. Fénélon détruisait toutes les vertus au profit de la charité, à commencer par la crainte de Dieu. Cette crainte est cependant si nécessaire qu’Isaïe nous dit que le Seigneur l’a reçue dans son humanité sainte. Fénelon renversait par suite de son système toutes les vertus qui ont rapport au perfectionnement de l’âme. Mais tout cet ensemble tient plutôt à la théologie mystique. Aujourd’hui nous ne voulons parler que de la charité en tant qu’elle résulte de l’espérance chrétienne, et nous laissons de côté les autres vertus. C’était une véritable révolution que tentaient ces nouveaux mystiques, et Bossuet avait raison de dire à Louis XIV : » Il y va du christianisme tout entier « . Avec ce pur amour on déménageait l’Évangile, on rendait inutiles les sacrements. Toutes les vertus sont au-dessous de la charité comme excellence, mais la charité n’arrive à son degré le plus élevé qu’en s’appuyant sur elles, et si elles disparaissent elle disparaît elle-même. Nous verrons tout cela dans la théologie mystique.
MAIS dans l’exercice du saint ministère il y a une thèse qui se présente du premier coup. Jusqu’à quel point les fidèles, dans l’ordre ordinaire de la grâce, sont-ils susceptibles d’arriver à produire des actes explicites de charité pour que Dieu soit satisfait. Nous touchons à un problème très difficile de la théologie, à la manière d’accorder le décret du concile de Trente sur les dispositions nécessaires aux adultes pour recevoir la justification par le baptême, avec le décret d’Alexandre VII sur les controverses entre les théologiens an sujet de la nécessité, contestée par les uns, affirmée par les autres, d’un commencement d’amour de Dieu pour lui-même dans l’attrition pour recevoir la justification par le sacrement de pénitence. Les deux sacrements apportent la sanctification et le second rend aux pécheurs ce que le premier leur avait donné. Or le concile de Trente dit que les adultes qui arrivent à la justification commencent dès avant le baptême, à aimer Dieu comme source de toute justice : » illumque tanquam omnis justifia fontem diligere incipiunt. » C’est bien l’amour de bienveillance. D’un autre côté le pape Alexandre VII défend de combattre la doctrine qui dit que l’attrition suffit dans le sacrement de Pénitence. Et une partie de l’École s’appuyant sur le concile de Trente, a enseigné que pour recevoir validement le sacrement de pénitence, il fallait initium aliquod amoris Dei Comment l’accord ? Si cette question eut été prévue par les Pères de Trente, peut-être leur phrase eut- elle été formulée autrement. Mais nous devons la maintenir. Il s’en suivrait que l’amour de bienveillance serait accessible à quiconque va recevoir le baptême. D’autre part on enseigne avec faveur dans l’Église que l’attrition accompagnée du ferme propos de ne plus pécher suffit avec l’absolution pour opérer la justification. Il est clair qu’il manque des termes à la question. Il faut maintenir les deux choses ; et entendre que les incipients avant le baptême commencent à aimer Dieu, c’est-à-dire qu’ils ont une disposition qui avec la grâce du sacrement , produira en eux la charité ; et cette charité a en elle le germe de l’amour de bienveillance, de l’amour de Dieu : » tanquam fontem justioe. » Il y a une aspiration plus ou moins vague de ce côté, que la grâce du sacrement vient parfaire. Pour établir l’accord entre les deux doctrines, nous dirons que le pécheur qui a l’attrition bien réelle avec le ferme propos, est en telle disposition que l’Esprit Saint par la grâce sacramentelle rend les trois vertus théologales. Il recouvre par conséquent la charité avec cette disposition à l’amour de Dieu comme source de toute justice. Ce qui confirme que cet amour de Dieu existe explicitement dans les âmes plus souvent que nous ne le pensons. Il ne faut pas sans doute en chercher le principe du côté de la créature, mais la grâce mystérieuse du sacrement opère en eux .ex opere operato et crée dans leurs âmes cette illumination surnaturelle. Au siècle dernier l’École française avait altéré la notion des sacrements, en faisant dépendre leur efficacité plus des dispositions des individus que de la grâce des sacrements eux-mêmes. Ces souverains moyens de Justification sont au contraire des opérations de Dieu que l’on pourrait appeler miraculeuses, si elles ne se renouvelaient pas régulièrement et si souvent. Sans cette notion on ne comprend rien à la doctrine des sacrements.
QUAND on étudie les auteurs ascétiques du siècle dernier , on voit que pour eux la justification venait aux trois quarts des œuvres du pénitent, et pour un quart seulement de la grâce du sacrement. C’est le contraire qui est la vérité. Quant à l’expression un peu oratoire du concile de Trente n’isolons pas trop le sentiment qu’elle exprime de la grâce du sacrement qui vient développer , informer les dispositions et les sentiments de l’homme pécheur. Il ne faut pas tourmenter les pénitents. Un homme qui a l’attrition sincère sait que Dieu est bon ,.qu’il va lui rendre la grâce sanctifiante avec tout son cortège de dons précieux ; est-il possible qu’il n’y ait pas en lui tendance vers l’amour ? Le sacrement vient ensuite ; il dépose dans son âme la charité telle que Dieu la veut. Elle porte avec elle la réalité des trois amours. L’amour de reconnaissance est à la surface et plus développé ; l’amour de concupiscence est déjà sous une forme qui peut être moins explicite ; enfin au fond mais dans cette âme cependant telle qu’elle est informée par la vertu du sacrement .qui existe et se développe chaque jour l’amour de bienveillance, Dieu aimé comme souverain bien.
QUAND il s’agit des opérations surnaturelles , il faut plonger jusque dans les racines des sacrements pour- concilier des doctrines qui paraissent fort opposées. Ces matières ont trop souvent été traitées par des théoriciens, qui s’étaient fait une loi de ne jamais mettre le pied dans un confessionnal. La pratique du saint ministère apprend comment s’accomplissent ces œuvres merveilleuses. On sent une pousse, une croissance dans ceux qui reçoivent les sacrements ; et ce ne sont pas les nouveaux sentiments qu’on leur ingère qui produisent ce mouvement ; c’est la puissance du Saint-Esprit agissant dans les sacrements.
VOYEZ ces néophytes que l’on baptisait autrefois, les Francs de S. Remy, les cinq ou six mille Anglais que S. Augustin faisait entrer à la fois dans le fleuve le jour de Noël ; leur disposition devait être quelque chose de bien élémentaire. Il fallait aimer Dieu comme source de toute justice ; mais ce sentiment était bien implicite ; et nos théologiens du XVIII siècle auraient eu du mal à trouver en eux une préparation suffisante. Cependant ils sont devenus chrétiens, parce que le Saint Esprit planait au-dessus de tout. Il faut faire grand cas des sacrements, et ne pas arrêter le regard uniquement sur les dispositions de l’homme, mais avant tout sur l’efficacité du sang de N.S.J.C.; sur la bonté de Dieu s’épanchant par ces sept fontaines qui jaillissent sans cesse sur la société chrétienne d’une manière merveilleuse, et que l’on dirait miraculeuse, si l’on ne connaissait pas là un ordre régulier institué par Notre Seigneur Jésus-Christ.