DIXIÈME CONFÉRENCE.
SOMMAIRE
L’amour de Dieu. — La foi et l’Espérance y conduisent ; mais il, doit leur survivre dans l’éternité. — Il est le terme de notre tendance vers Dieu. — Sa première qualité est d’être un amour de préférence. — Il n’admet ni égalité ni suspension. – Il peut être ensuite un amour de reconnaissance fondé sur les bienfaits de Dieu.
Au-dessus est l’amour de concupiscence, par lequel l’homme aime Dieu comme sa fin:;, mais. au dessus encore est l’amour par lequel Dieu est aimé pour, lui -même comme le souverain bien.
Nous reprenons nos questions sur la sanctification de l’homme; et, suivant le plan tracé par Dieu lui-même qui nous conduit à la charité par la foi et l’espérance, nous nous arrêtons au sujet qui fait suite à celui que nous traitions la dernière fois. Nous avons vu que la toi est le principe de notre union avec Dieu ; en nous occupant de la notion et des conséquences de cette première vertu théologale , nous avons dit que les choses révélées par la foi sont de nature à préoccuper vivement l’homme. Afin de le soutenir contre les chocs de son esprit, Dieu lui a donné l’ancre de l’Espérance, Mais le chrétien éclairé par la Foi, conforté par l’Espérance, se trouve nécessairement en présence d’une troisième vertu dont la pratique ne lui serait pas possible sans le secours préalable des deux autres : il doit aimer Dieu. L’amour de Dieu , la charité est pour lui un devoir. C’est une des conséquences de la condition de l’homme, telle que Dieu la lui a faite dans sa bonté. Dieu veut être aimé sur la terre et au-delà de cette vie, de sorte que la charité doit survivre à la foi. et à l’espérance. Et c’est pourquoi il daigne appeler la créature intelligente à vivre en société avec lui, à jouir de lui plus tard par la vue et la possession de l’Eternité.
Dieu ne se contente pas d’un sentiment de simple sujétion de la part de la créature ; il exige en outre que son intention vis -à- vis d’elle soit remplie. Or Dieu veut être aimé , et il nous donne une troisième vertu théologale plus excellente encore que les deux premières. Il nous -à ouvert la voie et cet amour que nous ressentons ici-bas est le, même que Celui qui nous unira à Dieu dans l’Eternité. Si le premier est dans sa condition normale, il n’aura pas besoin de se transformer à l’entrée de l’autre vie. Saint Paul nous l’a enseigné : nunc autem manent fides, spes ; charitas, tria hoecimajor autan est charitas ; charitas nunquam excidit. La foi et l’espérance disparaîtront. La charité sera développée, agrandie, confirmée, mais elle seule est éternelle de sa nature, si le chrétien est fidèle à la grâce. Elle est la base et le fonds de son existence, et •elle pose en lui le principe de sa béatitude.
L’AMOUR. de Dieu entrant dans l’âme éloigne nécessairement le péché qui est opposé à Dieu et apporte le désir de faire sa volonté. Quand on aime quelqu’un, on se conforme sans peine à ce qu’il désire. L’amour de Dieu doit •nous aider à supporter les choses de la vie et nous trouverons notre bonheur dans l’accomplissement de cette troisième vertu théologale.. .Il ne faut pas d’effort pour aimer ce qui est aimable. Et si les hommes manquent à ce devoir de l’amour de Dieu , c’est par la dépravation que produit en eux l’égoïsme l’amour d’eux-mêmes.
MAINTENANT l’amour de Dieu doit être continu, s’étendre au dessus de tout dans le disciple de Jésus-Christ. Il ne doit jamais être mis en comparaison avec quoique ce soit. Tout ce qui viendrait se mettre à la traverse doit être sacrifié, parce que l’amour de Dieu est un amour de préférence. Voilà quant à l’intensité sa première notion. Nous aurons à nous occuper longuement de ses caractères ; mais celui-ci est essentiel. S’il n’existe pas, il n’y a pas de véritable amour de Dieu. Il n’est jamais permis de mettre Dieu en comparaison avec ce qui n’est pas Dieu. Le chrétien éclairé par la foi, sait que Dieu est au dessus de tout ; s’il lui préfère quoi que ce soit, il est immédiatement averti qu’il n’avait pas l’amour de Dieu tel qu’il doit exister dans nos âmes. Toutefois si une chose aimée plus qu’il ne convient n’est pas cependant de nature à rompre nos relations avec Dieu, l’amour existe encore ; par exemple, le péché véniel ne détruit, pas cet amour. Mais il faut alors qu’à l’heure même de cette infidélité, nous ayons au fond du cœur la résolution et le sentiment d’aimer mieux la mort que la destruction par le péché mortel du lien qui nous unit à Dieu.. Le péché véniel ne le brise pas ; et l’amour de préférence peut exister encore, quand on commet ces infidélités, mais il. est traversé par des obstacles qui finiront peut être par l’arrêter entièrement. Ces fautes amènent toujours la raréfaction de la grâce et les plus grands malheurs peuvent en résulter.. Quelquefois Dieu dans sa justice et sa bonté, voyant qu’une âme est à la veille de se perdre par la négligence à l’endroit du péché véniel, l’abandonne tout à coup à elle-même et la laisse .tomber dans le péché mortel. Alors la honte de sa chute la réveille et elle devient plus fidèle qu’auparavant. Ces résurrections arrivent, mais il n’y a que Dieu qui puisse tirer ainsi le bien du mal, et nous ne devons pas nous exposer à de pareils périls.
LA légitimité de cette préférence qu’exige l’amour de Dieu va d’elle-même. Dieu étant ce qu’il est s’impose et l’homme n’a rien à alléguer contre. Il faut donc poser ce principe comme une condition essentielle. S’il n’était• pas bien établi , l’amour de Dieu pourrait être une de ces fantaisies comme les hommes s’en passent entre eux. Ils ont du goût un jour pour celui-ci ; un jour pour celui-là ; et de l’affection ils tombent dans l’indifférence pour arriver souvent à l’inimitié. Ce n’est pas là une véritable amitié, mais un caprice, une fantaisie. Quel que soit donc le degré d’intensité que puisse atteindre l’amour de Dieu, il est clair qu’indépendamment de son motif spécifique, il doit rentrer dans cette notion de préférence.
Si nous considérons maintenant les divers motifs de l’amour de Dieu, nous arrivons tout d’abord à une autre notion qui touche aux bases fondamentales de la vie ascétique. Il faut l’examiner avec soin, car nous ne devons pas nous irone et sur un point de cette importance. Parmi les motifs qui portent l’homme à aimer Dieu de préférence à tout, nous trouvons en première ligne la gratitude, L reconnaissance. Nous connaissons que Dieu nous a comblés de bienfaits. Nous avons présents à la pensée les bienfaits généraux qui nous sont communs avec tous les chrétiens, la création, la vocation à l’état surnaturel, la rédemption, l’incorporation à l’Eglise, la vision béatifique qui sera le terme de notre existence. Nous nous souvenons en même temps des grâces spéciales dont nous avons été comblés, telles que la rémission de nos pêchés, la, préservation de dangers, la vocation à l’état religieux ; et ces souvenirs contribuent à nous donner l’amour de Dieu. C’est un caractère spécial de la reconnaissance de faire naître un sentiment qui unit à la vie et à la mort , les personnes qui ont des affections sur ta terre. Les hommes qui sont rapprochés par ce lien comptent les uns sur les autres et le principe de cette alliance est le bienfait reçu et accordé.
L’HOMME est-il arrivé à l’union complète avec Dieu, quand il a cet amour de reconnaissance ? Assurément st on pouvait le donner 4 tous les hommes, on s’estimerait heureux dune pareille victoire et c’est dans ce sens qu’on instruit tout d’abord la plupart du temps. Mais le principe de cet amour ne paraît pas en rapport avec la dignité de Dieu. Il porte à l’amour de Dieu par un motif tiré de l’amour de la créature. La créature voit qu’elle est redevable à Dieu de grands bienfaits. Elle est touchée de reconnaissance et puise dans ce sentiment un motif de fidélité à Dieu. Mais le point de départ est l’intérêt de la créature, son amour d’elle-même. Sans cesse nous entendons prêcher sur le dévouement que Dieu a prodigué à sa créature dans l’Incarnation, sur toutes les merveilles de ce temps de Noël ,afin de toucher les hommes ; et on est content si l’on parvient à les enlever un peu de terre. Mais ils aiment Dieu parce qu’il est leur bienfaiteur ; ils n’ont pas encore cette union complète qui est la charité, néanmoins ils sont en marche vers le salut parce que leur amour rencontre, quoique imparfaitement, le véritable objet qu’il doit aimer. Peu importe que dans le fonds sans les bienfaits ils n’eussent pas commencé à l’aimer. Dans les Saintes Écritures très-souvent Dieu rappelle ses bienfaits et paraît se contenter de l’amour qu’ils excitent dans l’homme. Non pas qu’elles ne nous disent d’aller plus haut et de tendre à un amour plus parfait ; mais enfin ce sentiment est pur, louable, élevé. Et dans une certaine mesure, il nous conduit à Dieu quand il est joint à l’amour de préférence.
MAIS l’âme arrive à Dieu d’une autre manière. Autre chose est de parcourir les bienfaits de. Dieu et de reconnaître qu’ils donnent matière à rendre amour pour amour ; autre chose est de considérer Dieu comme la fin de l’homme, comme son centre. Le bien-être de notre nature ne peut être qu’en Dieu ; si nous sommes fidèles,’ nous trouverons en lui notre joie, notre béatitude éternelle. Peut-on aimer Dieu par ce motif ? Sans doute et on sent ici quelque chose de plus élevé. Dans la première hypothèse, si Dieu n’eût pas été le bienfaiteur de l’homme, l’homme ne l’eût pas aimé, ne se fût pas occupé de lui ; c’est le plus bas degré. Dans l’autre amour au contraire qui est l’amour de concupiscence, Dieu est la pièce importante de notre existence. Ce sentiment a une portée plus grande. Il associe l’homme à l’œuvre de Dieu tout entière. Ce n’est plus Dieu examiné dans le détail de ses bienfaits passés et futurs, mais Dieu considéré comme le principe, le centre nécessaire de la créature intelligente, de l’homme en particulier. C’est là le repos où le cœur ne désirera plus rien, comme le dit magnifiquement S. Augustin : » Fecisti nos ad te, Deus, et irrequietumt et cor nostrum donec requiescat in te.
IL est évident que cette manière d’envisager Dieu produit un amour d’un ordre supérieur à celui qui résulte de la considération des bienfaits ou des services rendus. En fin de compte dans ce dernier tout dépend de notre vie et des incidents dont elle a été semée. Cet amour est bon ; mais l’autre a plus de grandeur. Il associe notre volonté à celle de Dieu qui a voulu en créant des êtres intelligents se donner lui-même à eux pour fin. Cet amour de concupiscence doit être classé dignement ; il imprime à notre nature sa vraie direction ; il nous fait voir en Dieu le terme de notre béatitude et donne à nos aces un cachet plus grand et plus distingué. Nous travaillons directement à l’exécution du plan de Dieu dans la création des êtres intelligents. Dieu est plus glorifié par ce second amour que par le premier qui suffit pourtant à. mouvoir la plupart des hommes et que nous sommes si heureux de leur inspirer pour les retirer du péché et les mettre dans la voie qui les conduira au salut.
Mais il y a encore un troisième amour superposé aux deux premiers , et qui est nommé amour de bienveillance. Nous avons vu tout d’abord que l’amour de Dieu quel qu’il soit devait toujours, quant à son intensité, être dans l’âme du chrétien un amour de préférence. Dieu étant au dessus de tout, souverainement bon , souverainement grand , souverainement saint , doit être préféré à tout.
Nous venons d’établir en outre qu’il y a un amour qui doit avoir pour raison d’ être la gratitude, la reconnaissance ; un autre a pour principe le besoin que nous avons de Dieu , qui nous a créés pour lui-même, qui est notre fin. Il est un troisième amour de Dieu qu’on appelle de bienveillance. Celui-là nous porte vers Dieu comme étant en lui-même le souverain bien , l’être souverain, et devant être aimé par conséquent distinctement des motifs de reconnaissance et d’aspiration à notre fin qu’engendrent les autres formes de. l’amour , et c’est là proprement la vertu théologale de charité.
CET amour est-il possible ? Peut-il exister ? Est-il prescrit d’une manière absolue et directe. Rend-il illicites ou inconvenants les autres modes d’aimer Dieu que nous avons énumérés ? Voilà une doctrine d’une étendue immense sur laquelle on a beaucoup travaillé et comme toujours on a beaucoup perdu de paroles. Assurément un des objets les plus capables d’attirer l’attention de l’homme en ce monde est cet amour de Dieu en tant que Dieu est considéré en lui-même, sans aucun regard pour la créature. Que cet amour soit possible ; c’est une aberration de ne pas le comprendre et de le contester.
LES grandes controverses de Bossuet et de Fénelon ont fait répandre la lumière sur ces points par le Saint Siège.
Oui au dessus de l’amour de gratitude, au dessus de l’amour de concupiscence , il y a un amour supérieur aux deux premiers, l’amour de bienveillance. Le chrétien sans entrer dans. aucun état supérieur à. sa condition ordinaire, en se tenant dans la vie ascétique sans entrer dans la vie mystique, le chrétien peut-il arriver. un amour de Dieu indépendant de la considération de soi-même , de la pensée que Dieu est son bienfaiteur , sa fin , son repos ? Est- ce possible sans être élevé dans des régions supérieures ? Oui , l’âme pourvu qu’elle soit fidèle à la grâce, peut voir se développer en elle l’amour de Dieu au point d’atteindre à cet étage au dessus duquel il n’y a plus rien. Elle peut aimer Dieu pour ses propres excellences, indépendamment des deux autres motifs posés plus haut. Celui-là a une portée beaucoup plus étendue ; et il est clair qu’on ne peut rien imaginer au dessus, étant donné la condition de la créature.
POUR aborder cette matière, il nous faudra une autre Conférence. Nous reprendrons à l ‘amour de bienveillance pour exposer L’essence et les motifs. Nous devons dire dès aujourd’hui que c’est une erreur de la regarder comme l’apanage d’une vie très-élevée, où l’on exerce des actes héroïques avec l’aide de grâces extraordinaires. Tout chrétien secondé par la grâce peut s’élever à un amour assez pur , assez désintéressé pour rendre à. Dieu cet hommage avec l’intensité requise pour en faire un véritable amour de préférence.